Un jeu de dupes, voir sous les jupes, des filles

molly

Dans le tunnel noir le train s'arrête. Il freine fort. Les lumières vacillent, s'éteignent, se rallument, s'éteignent. Se rallument. Le haut-parleur bourdonne, la voix du chauffeur retentit. Panne de signalisation. Trafic ralenti. Autre chose : il semblerait que des pickpockets sévissent dans la rame. Les voyageurs juste avant indifférents se jaugent. Ils vérifient la bonne fermeture de leur sac. La vieille femme soulève de terre un caniche grognon, le pose sur ses genoux, l'entoure d'un bras protecteur. Sait-on jamais. Les vieux scrutent les jeunes. Les jeunes détournent les yeux, ils n'ont rien à se reprocher, se sentent un peu coupables pourtant, sans raison aucune. Les ni vieux-ni jeunes surveillent les vieux. Hier soir, la télévision diffusait un documentaire sur la délinquance des personnes âgées, un phénomène en augmentation constante. Contrecoup de la crise. Audience record. Emergence de nouveaux suspects. Suspicion généralisée.

Le train redémarre et quitte le tunnel noir. Il semble à Loïc que le métro avance plus vite que d'habitude, comme pour rattraper son retard. Il ne sait pas si c'est possible. Il ne sait pas comment cela marche, si le conducteur à la moindre emprise sur la vitesse du véhicule, si tout est automatisé, s'il peut appuyer sur l'accélérateur, si son rôle consiste seulement à actionner de gros boutons « marche » puis « arrêt ». La prochaine station. Un freinage violent, encore. Loïc accroché à la barre métallique tourne autour de sa main cramponné, le corps entrainé par la brutalité de l'arrêt. Il décide de s'asseoir. Encore trois stations, et puis le bout de la ligne. Il n'y a plus grand monde. Dimanche soir, 21h19, ligne 8 direction Balard.

Deux stations puis le bout de la ligne. Un court instant, il a l'intention de se lever, de coincer la porte avec son pied, d'appeler la jeune femme qui vient de sortir en oubliant son sac. Le signal sonore qui précède la fermeture automatique se superpose au claquement des talons qui s'éloigne. Trop tard. Le train se met en branle. Loïc fixe le strapontin désormais vide et relevé. La dame et le caniche sont encore là. Le caniche dévisage Loïc, ses oreilles frisées dressées vers l'agresseur potentiel. La dame somnole, bouche entrouverte.

Une station puis le bout de la ligne. Une femme monte, veut s'asseoir face à Loïc. Elle voit le sac, lève vers le jeune homme des yeux interrogateurs. Il s'entend dire « C'est à moi. ». Elle hausse les épaules et cherche une autre place. « C'est à moi. ». Il l'a dit sans y penser, spontanément. Il se sent désormais obligé d'emporter le paquet abandonné, investi de sa responsabilité par les quatre mots, ce petit mensonge. Il lui arrive de déposer sa sacoche sous son siège, aux heures de pointe, le wagon bondé. Il lui arrive de manquer l'oublier, de remonter le flot des passagers déversé par les portes temporairement ouvertes, à contre-courant, insensible aux protestations. Dans la sacoche, il y a son ordinateur, son agenda, son téléphone portable, le roman qu'il lit, les clés de son appartement. Toute sa vie.

Que peut-il y avoir dans le sac en plastique abandonné par la jeune femme ?

On n'oublie pas toute sa vie. Toujours lorsqu'il descend du métro sans sa sacoche, un sursaut le sauve, parfois in extremis, mais immanquablement.

Une boite en carton. De toute évidence, une boite à chaussures. Est-il possible qu'une femme oublie une paire de chaussures neuves, tout juste achetée ? Elle devait être perturbée. Un amoureux infidèle peut-être. Un amoureux qui ne l'est plus. Un amoureux mort, ou un chat écrasé. Eventuellement les deux, l'amoureux portant le chat fugueur, la voiture percutant l'homme et l'animal. Improbable. La jeune femme ne pleurait pas.

Le bout de la ligne. Absorbé dans ses pensées, Loïc n'a pas remarqué l'arrêt du métro. Le caniche jappe en passant à ses pieds. Le jappement interrompt la torpeur rêveuse, les yeux vagues voient de nouveau, l'esprit du jeune homme parti en vagabondage de nouveau s'incarne dans ses yeux. Les pupilles vidées reprennent vie. Le monde occulté l'aspire. Le sac est là. Le bout de la ligne, il va descendre, c'est son arrêt. Et prendre le sac. Son corps se déplie, s'avance, se plie, ses doigts passés dans l'anse se referment, son corps se déploie, le sac quitte le sol, Loïc et le sac quittent le train.

Face aux portes automatiques il tend le bras qui porte le sac, pour provoquer l'ouverture toujours un peu tardive. Le sac est léger, suit le mouvement du bras qui se lève, oscille d'avant en arrière au bout de la main qui le tient. Au creux de sa paume l'anse est irrégulière, torturée, entortillée et trouée par les doigts de la jeune femme, tenant encore à presque rien.

Il tourne au coin de la rue. Nuit noire et froide. Plusieurs degrés au-dessus de zéro. Il enfonce sa tête dans ses épaules, pour protéger son cou nu des assauts du vent glacé qui mord la moindre parcelle de peau laissée à sa merci. Il croise les éboueurs. Il hésite à déposer le sac près d'un conteneur : il est si léger qu'il paraît vide. Et, s'il ne l'est pas, cela ne change pas grand-chose, il n'a aucun moyen de contacter la jeune femme pour lui restituer son contenu. Son débat intérieur l'amène devant la porte de son immeuble. Il tape le code, le sac toujours à la main. L'ascenseur est bloqué. Son doigt sur le bouton d'appel ne produit rien, le bouton se colore de rouge, bipe, s'éteint, l'ascenseur ignore l'injonction. Loïc peste, il habite au dernier étage. Il prend les escaliers, ses jambes avalent les marches deux par deux. Il entre chez lui, à peine essoufflé. L'effort l'a un peu réchauffé, mais il fait froid à l'intérieur. Lorsqu'il sort le matin, il coupe le chauffage pour faire des économies. Dans le studio aux murs fins la température baisse rapidement. Il enlève son manteau pour enfiler un gros pull, ouvre les radiateurs. Loïc passe au microondes un tupperware rempli d'une bouillie étrange, des pâtes trop cuites, décomposées, baignant dans une sauce à la crème, le tout aggloméré par le gruyère fondu puis redurci dans la réfrigérateur. Il mange dans son lit. Ses yeux le démangent, il a sommeil. Il s'extirpe des couvertures. Il ne peut pas s'endormir sans s'être brossé les dents. Dans le couloir étroit, il bute contre le sac en plastique.

Il l'avait presque oublié. Il baisse les yeux. Un coin de la boîte en carton dépasse, le choc de son pied a soulevé le couvercle.

Les dents propres, il emporte le sac dans sa chambre. Il s'installe dans son lit. Ses yeux le démangent. Il pose le sac par terre, s'allonge, éteint la lumière. Par la fenêtre sans volet la lumière de la lune inonde la pièce. Le sac. Il n'arrive pas à sombrer. Le sac. Excédé, il allume sa lampe de chevet, plonge la main, froisse le plastique, saisit la boite, la tire, l'ouvre. Elle contient des chaussures, sans surprise. Des bottines de cuir d'un marron très clair. Sans surprise. Si ce n'est que ce sont de vieilles bottines, pas une paire neuve, mais des chaussures déjà portées, usées par le macadam. Les talons sont rongés sur l'extérieur, asymétriques. Le cuir est délavé, sur le bout notamment, dont l'arrondi est déformé, écrasé par un autre talon peut-être, éraflé par un trébuchement.

Des vieilles bottines, c'est tout. Loïc s'endort.

Il prend la ligne 8 tous les jours, pour se rendre au travail. Certains visages reviennent, récurrents. Ces traits connus font partie de son paysage. Il remarque inconsciemment les absences, qui modifient le dosage subtil de cette foule d'inconnus familiers : cinquantenaires blasés, jeunes actifs encore motivés, étudiants mal réveillés, retraités assis observant les passagers debout, à l'aise car dans leur bon droit, ne se levant pour rien au monde même aux heures de pointe. Les vendredi après-midi, période de RTT, et les vacances scolaires sont particulièrement déconcertants : son trajet quotidien est vidé de ses habitués, que des touristes inédits remplacent. Alors Loïc se sent intrus.

La jeune femme fait partie de son paysage. Il ne l'a jamais remarquée, mais ce n'est pas la première fois qu'il la rencontre, sans qu'il puisse dire depuis quand ils se côtoient, chaque jour, quelques minutes. Depuis le début peut-être, depuis qu'il habite au bout de la ligne 8 et la parcoure presque intégralement, d'un bout à l'autre, deux fois dans la journée.

Aujourd'hui, il la regarde. Directement d'abord, puis dans le reflet de la vitre. C'est plus discret. Elle est brune, de taille moyenne. Les jambes croisées, la droite agitée d'un tic nerveux qui fait sursauter un pied habillé de bottines neuves en daim, marron foncé. Il n'arrive pas à saisir la couleur de ses yeux dans le vague. Noisette peut-être. Elle fixe le rien à travers la vitre du métro, sans le voir, perdue dans ses pensées. Du noir, des murs sombres qui défilent, les taches de couleurs des outils abandonnés le long des voies par les employés de maintenance, les tags pas encore effacés, soudainement un autre métro qui surgit dans le sens inverse et une impression de vert-blanc mélangé qu'accompagne un sifflement aigu, puis le noir encore.

Le train freine fort et klaxonne. Un autre train lui répond, les deux machines se croisent à vitesse réduite. Loïc imagine que peut-être à cet endroit précis, le croisement est délicat : le virage un peu plus serré qu'ailleurs balance les wagons de gauche et de droite, le convoi s'incline et les rails grincent. Loïc imagine que peut-être l'écart entre les deux véhicules est trop petit pour qu'ils puissent se croiser sans ralentir, leur brinquebalage chaotique risquant de les projeter l'un contre l'autre.

Les passagers râlent, titubent. Dans le reflet de la vitre le regard de la jeune fille croise celui de Loïc. Il détourne les yeux, croit saisir un sourire, s'en veut de le laisser sans réponse. Elle n'est pas son genre, pourtant elle lui plaît. Il est timide mais il a l'impression d'avoir l'avantage, grâce aux vieilles bottines érodées qu'il a rangées sous le radiateur. Où qu'il soit dans sa chambre, il les voit. Lorsqu'il ouvre les yeux, la nuit, la lune éclaire les chaussures.

Il rêve de kilomètres parcourus, de bars fréquentés, de danses et de courses, de pieds agressifs écrasant le bout abîmé, de mains d'hommes ôtant les bottines – des mains qu'il imagine innombrables – pour descendre les collants, la culotte, toucher au but. Ou même pas, les bottines toujours aux pieds, la jupe relevée sur les hanches, les cuisses rondes enserrant un bassin étroit, un bassin d'homme, avec au bout les pieds chaussés qui tressautent. Loïc dort mal, il rêve de corps se fracassant l'un contre l'autre et ces étreintes bestiales bien qu'imaginées le blessent. La femme est toujours la même, chaque nuit ses traits s'enrichissent des regards furtifs lancé lors du trajet quotidien, sur la ligne 8. L'homme qui la possède est sans identité, multiple et unique, sans visage, chacun et personne. Ce n'est, en tout cas, jamais Loïc.

Ce matin, elle porte une robe légère répandue tout autour d'elle. Elle est entrée dans la rame in extremis. Essoufflée, les joues rougies par la course. Elle n'a pas pu s'asseoir. Loïc profite du flux des voyageurs sortant-entrant pour se rapprocher d'elle. Plus grand, il observe ses cheveux, la raie bien au milieu, quelques récalcitrants électrisés par l'atmosphère lourde. Alors qu'un départ brutal le colle à elle, il se rappelle un reportage qu'il a vu, récemment, sur les frotteurs du métro. Des névrosés qui profitent de l'affluence pour se branler contre les femmes, l'air de rien. Loïc se demande comment on fait pour se branler l'air de rien.

Une fois encore il est projeté contre elle. Il s'excuse. Elle lui pardonne. Il engage la conversation. Vous savez, j'ai eu peur que vous ne veniez pas aujourd'hui. Oui, je vous reconnais tous les jours. J'ai trouvé vos bottines je crois. Je ne suis pas sûr. Je suis timide, je n'osais pas vous adresser la parole. Puis je me suis dit… Que je n'avais rien à perdre. Vous me reconnaissez aussi, ah bon ? Ca me fait plaisir de l'entendre. Ou travaillez-vous ? Oh, moi aussi, pas très loin ! Vous êtes conseillère dans une agence de voyage vous dites ? Ca ne m'étonne pas, vous êtes toute bronzée (la réplique est douteuse, Loïc s'en rend compte, trop tard) ! Ca vous dirait d'aller boire un café, ce soir, en sortant du travail ? Et demain, je vous ramènerai vos bottines. Non, je ne les ai pas jetées, je n'aurai pas osé… A 18 heures ? C'est entendu. Je connais un endroit sympa (c'est faux, mais il a toute la journée pour chercher). A tout à l'heure alors.

Un « Pardon ! » vigoureux tire Loïc de sa rêverie. Elle veut sortir, il la gêne. Ce n'est pas son arrêt, pourtant il sort aussi, et la suit. Sa robe légère flotte autour d'elle. C'est joli. Un homme lui fait remarquer. Ce n'est pas Loïc. L'homme lui demande son prénom, elle s'appelle Sarah. Lui, c'est Romain. Pas Loïc. Romain invite Sarah à prendre un verre. Sarah accepte.

Loïc fait demi-tour, il est en retard au travail.

  • Souvent, j'ai du mal avec les longs textes, là tout était parfait, je ne me suis laissée porter par cette belle et tendre histoire..
    Merci!

    · Il y a environ 11 ans ·
    Gif hopper

    Marion B

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