UN LOUP DANS LA BERGERIE

eulalie

Elle en connaissait tous les signaux.

Une sensation qui se développait dans son ventre, une masse noire hurlante qui lui brûlait les entrailles et s'emparait progressivement de tout son être. Alors la nuance disparaît. Une conscience préprogrammée prend le pas sur l'esprit, pris au piège dans un corps tout entier tendu vers un seul but : répondre à une question indicible, trouver « quelque chose ». Elle pouvait être jalouse de tout, d'un rien, tout le temps et sans prévenir. Elle était jalouse du chat lorsqu'il allait se frotter contre les mollets de son mec. Elle était jalouse des fesses de sa meilleure amie lorsqu'elle les voyait rebondir magnifiquement pendant le cours de gym. Elle était jalouse des voisins d'en face, de leur salon gigantesque et de leurs bougies qui devaient sentir le figuier centenaire ou l'héliotrope blanc.

Avant, elle en parlait. Ses copines la regardaient avec un air attristé et lui disait qu'elle se « faisait du mal ». Sa mère lui disait qu'elle « cherchait la merde ». Elle ne l'avait pas beaucoup cherchée la merde, Maman. Elle avait laissé tranquillement s'entasser les cadavres dans le placard. Elle avait fait mine de ne pas sentir l'odeur nauséabonde qui passait sous la porte. Le grand monument vacillant de ses illusions avait fini par s'écrouler sur elle, tel un torrent de merde, quand son père avait attrapé son assistante, puis sa valise, et avait filé avec le cardigan en alpaga qu'elle lui avait tricoté pour Noël. Elle ressentait un profond mépris pour ces faibles créatures qui se voilent la face. Rester à sa place et faire confiance. Mais faire confiance à qui ? À l'autre qui finira par ne penser qu'à lui ? Faire confiance à l'amour qui se fane ? Aux corps qui se fripent ? Ces pauvres femmes ! Baignant dans le déni de la nature humaine immuable. Les hommes sont des lâches, les femmes sont des chiennes.

La jalousie est mal vue. Les jalouses sont hystériques. Les hommes finissent toujours par les quitter. Elle avait décidé d'en faire son secret. Elle ne la nommait plus. Elle avait appris à ne plus questionner la légitimité de sa présence et à se débarrasser de la honte inutile. Elle avait choisi de l'accepter comme une prolongation d'elle-même, comme un chef de chantier. Au cours de ses visites surprise, elle la laissait faire son job, vérifier les niveaux, soulever les bâches et checker les doubles fonds. Elle n'était pas jalouse. Elle aimait simplement « faire un audit ponctuel » du téléphone, de l'ordinateur, des tiroirs et des poches de son mec. Pas de quoi fouetter un chat. Lorsqu'elle ne trouvait rien à se mettre sous la dent, elle se sentait presque déçue. Parfois, elle se prenait à rêver que celui-là soit différent des autres. Un instant qui durait jusqu'à la fois suivante. Elle n'était pas jalouse. Elle tenait à « marquer son territoire », à imprégner toute sa vie de sa présence, comme une laisse invisible, comme ces mamans qui marquent leur nom sur le slip de leur gosse quand il part en colo. En public, elle maîtrisait son discours et réussissait à contenir les assauts du monstre. Mais elle savait ce qu'il allait se passer une fois la lumière éteinte. Les loups commenceraient à dévorer son ventre, les fourmis à s'agiter dans ses jambes. Les doigts ancrés dans le matelas, ses yeux exorbités projetteraient sur le plafond une vision partie d'un rien... Elle serait terrassée par cette volonté de démiurge, de théoricien du complot, de prévoir l'imprévisible, de ne jamais accepter l'aléa. Imaginer le pire comme talisman contre le vrai.

Parfois, elle se sentait épuisée. Toute cette énergie déployée à couvrir ses traces, à poser des voiles de soie colorés sur des statues monstrueuses. Tout ça n'était qu'un répit avant que les masques ne tombent. Avant qu'elle ne découvre qu'il était un salaud comme les autres. Avant qu'il ne découvre qu'elle est folle à lier. Avant qu'elle ne voie le salaud derrière le chevalier. Avant qu'il ne voie le grand méchant loup caché sous ses vêtements de Mère Grand.

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