L'homme au carreau jaloux

Mircea Perb

Désœuvré, je suivais du regard les arabesques d'une mouche vrombissante. Des courbes erratiques promenaient son bleu pétrole et ses reflets virides de mon bureau à la fenêtre, de la fenêtre à mon bureau, en un aller-retour obstiné, mais sans finalité. Ses ailes seules, frénétiques, semblaient échapper aux lourdes et gluantes chaleurs de cet après-midi d'été.


Soudain, le silence. Étonné, je pris conscience que mes yeux fixaient mon carreau depuis quelques instants déjà. La mouche, posée, y étalait ses pattes, suçotant de sa trompe des résidus de crasse. Mes jalousies entrouvertes laissaient filer une ligne de lumière, blanchissant les membres de l'insecte comme la main aux doigts fins d'un cadavre, prête à se refermer.


Un claquement sec retentit.


Suivit un cri bref, de colère ou de plaisir.


Intrigué, je faufilai immédiatement mon regard par un mince interstice. Et observai l'immeuble en face, paupières plissées, parcourant sa façade aux éclats d'une blancheur douloureuse. Les fenêtres alignées tremblotaient, derrière leur voile de chaleur trouble. Toutes aveuglées par des volets méticuleusement clos.


Sauf une. Quelques étages plus haut.


Je la scrutai, esquissant le sourire discret, concentré, du chasseur qui, caché dans son affût, vient de surprendre une proie. Alors que mes yeux s'habituaient aux reflets, se dévoila peu à peu une scène délicieusement tragique pour qui ne vit qu'avec sa solitude.


Une scène de ménage.


Un homme et une femme se disputaient violemment. C'était un spectacle très étrange que de les voir ainsi, gesticuler sans bruit, de l'autre côté de la rue. Comme certains de ces mirages qui apparaissent fugacement dans le désert, dévoilant qui l'oasis, qui l'étendue d'eau que l'on aimerait avoir, que l'on aimerait atteindre. Leurs visages déformés par la colère me semblaient presque beaux, inondés par des flots de soleil.


Elle, menait clairement le procès. Dardant le brasier de ses prunelles noires sur son mari coupable, elle ponctuait chacune de ses tirades de grands mouvements vengeurs. Les bras, la tête, les épaules, tout tressautait, tout agitait sa délicate silhouette de spasmes sauvages.


Comment t'as pu ? Comment ? Tu vas me le dire, connard ? Tu craches sur notre mariage pour une putain de poule de merde que t'es allé sauter dans un hôtel minable ? Dis-moi que c'est vrai, dis-moi ! Tu sens la pute, tu la sens, c'est quoi ce parfum ? c'est quoi ? Espèce de porc, bordel, tu me fais gerber...


Le théâtre du couple rejoue chaque fois la même histoire. Pour autant, ce n'est pas parce qu'il sent l'odeur de la femme adultère que l'homme est adultère. Le nez peut se tromper lorsqu'il jalouse. L'œil, moins.


Loin de souffrir en victime les injures de sa femme, lui redoublait de violence. Penché en avant comme s'il allait la dévorer, il martelait ses réponses véhémentes de grands coups sur un meuble. Rictus après rictus, l'homme montrait une frustration terrible et belle.


Mais arrête tes conneries ! Mais arrête ! Mais ferme ta gueule ! Je sens la femme, je sens la femme... et après ? Je rentre tard du boulot... et après ? Je baise moins... et après ? Tu fais chier avec tes délires, putain, tes délires de connasse parano !


Je ne vis pas l'imperceptible frémissement de la lèvre. Ni les narines qui se dilatent ou l'œil qui papillonne.


La gifle partit sans que je m'y attende. Terrible. Crue. La gifle de tout un corps.


L'homme et la femme se figèrent. Hébétés. Un petit filet de sang coulait du coin des lèvres sur le menton de l'homme. S'y formait déjà une goutte vermeille, qui absorbait tout l'éclat du soleil.


Reprenant ma respiration, je pris soudain conscience de mon front transpirant, collé au carreau de ma fenêtre. De mes cheveux humides, de mes mains moites. Je reculai brusquement ma chaise. Et, d'un seul mouvement, refermai mes jalousies.


Avant que la pièce ne tombe dans l'obscurité, j'eus le temps d'apercevoir une tache sur mon vitrage. Une tache rouge, semée de quelques bulles jaunâtres. La mouche. Je l'avais écrasée de mon poing crispé dans ma contemplation.


Amer, je retournai à mon désœuvrement.


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