un mensonge meurtrier

occhuizzo-marc

Sète. Vendredi soir, tout est fini, ou presque…

Les docks et les quais du port sont en plein courant d'air, sifflant de tous les côtés. Sans succès les paquebots de croisière sont alignés en brise-vent. Les monstres des mers, insouciants, polluants l'air, l'eau, la terre, font escale pour donner un peu de plaisirs et de vie à mille touristes déambulant lors des journées de soleil tiède dans les rues de la Flânerie.

Hurlant sans relâche, le vent du nord pousse dans le dos Joris Vernazobre vers une sortie inéluctable. C'est une période hivernale exceptionnelle, glacée et venteuse. Dans les sondages parisiens, le président Macron coule à pic, les pompes plombées. Les affaires corrompues s'affichent au grand jour dans les médias. S'en sortira-t-il avant la fin de son quinquennat ? Commenta Joris, le coude posé sur le comptoir des frérots.

L'emploi se délite. Les entreprises barbotent. Les entreprises sauvages cassent le marché. Le « black » fait rage. Le travail n'a plus de prix raisonnable. Les artisans valsent et les big boss et leurs actionnaires du CAC 40 s'en sortent le ventre plein. Par vagues successives les ouvriers à bas coût affluent de partout, particulièrement de l'est de l'Europe. Les migrants, peau d'ébène ou basanée, traversent à la nage la mer et ses dangers ou meurent en chemin à cause de passeurs cupides à la folie des grandeurs. C'est loterie pour sauver sa vie. Joris avait analysé la situation, le mauvais temps se profilait demain.

Sur les réseaux sociaux la révolte gronde contre les donneurs de leçons. Injures, vindicatives, anonymes, le fiel a bon goût, ça dénonce tout et n'importe quoi sans une once de preuve matérielle… Pas de tache sur la nappe blanche, les bobos minimisent, affalés aux tables des bars Lounge.

Dans le Midi de la France, la vie est belle quand même. La nuit les lumières des maisons à flanc de colline font rayonner la ville portuaire, les parcs aux coquillages sont tranquilles, les tables trempent et prennent leurs pieds dans le bassin de Thau. Le ciel, bleu pétrole, est descendu d'un étage. La pleine lune fait belle princesse, se reflète dans l'eau miroir. Elle ressemble à une pièce d'argent au fond des canaux « vénitiens ». Pour Joris, pas de sourire à l'horizon, sa situation n'est pas drôle du tout, ça frôle le mélo. Parfois la vie sent la marée.

Sous les lampadaires à l'énergie propre, écolo, il cabote, titubant de bâbord à tribord. Il trébuche sur les pavés noirâtres, sales, humides. Il reprend pied dans sa soûlographie bien entamée. La mer indigo berce les cargos de marchandises au repos. Les chalutiers dorment d'un seul œil, filets en berne, l'ancre au fond de l'eau. Les tankers, gorgés, lorgnent les raffineries des Quilles. Les bars tirent leur rideau de fer. Et les marins, de US Navy, ferment leur clapet. Une bonne partie de la nuit, ils ont vidé fûts et barriques en chantant à rompre les mâts, à déchirer les voiles. Huit jours que le Fort Apache 2 mouille au large des côtes de la région. Manœuvres en Méditerranée, le mastodonte pavillon US doit lever l'ancre prochainement, cap vers la Turquie. Ensuite si tout ce, goupille bien, en route pour une nouvelle aventure guerrière aux pays de l'or noir, dans l'espoir de sauver une famille princière du golfe Persique. L' humour grinçant, la une des Journaux locaux ont titré : Les Tuniques Blanches aux abois ! les Yankees arrivent ! je m'en bats les couilles ! Joris est d'une vulgarité peu habituelle.

Quai d'Afrique c'est le désert au milieu d'un vent souverain. A la volée il shoote francas dans une canette de bière 8-6, bien sûr vide. Le sol est glissant de pisse et de gas-oil, dans sa lancée burlesque, il manque ce déchet de ferraille, son pied cogne contre une bitte d'amarrage séculaire. Aïe ! Il est ivre à tomber de la coursive ou à rouler dans l'annexe. Il revient à lui, déboussolé. Les orteils enflent, la douleur sommeille. Il est dans un état inqualifiable, voire pitoyable. Il pue l'anispastisé, le mauvais tabac de contrebande, le parfum périmé des échassières low cost.

Il n'est plus que le chef d'une entreprise en redressement judiciaire, une entreprise de quarante salariés dépités, en pleine avarie au milieu des requins affamés. La bouée de secours est crevée. Ça fuit de partout, et pour une entreprise spécialisée dans l'étanchéité du bâtiment, ça la fout un peu mal… Joris aussi n'a plus de gaz. Cinquante balais bloqués au compteur. L'été dernier encore il se pavanait tout de blanc chevalier avec les anciens de la tintaine de sa société des joutes lors des fêtes de la Saint Louis.

Un besogneux, déjà au turbin à seize ans, biberonné par son paternel et son oncle. Les frangins avaient créé la Société Isolation Etanchéité Bâtiment Occitane dans les années des trente glorieuses : SIEBO. Vogue l'aventure étanche à tout… Le conte de fée était un mirage.

Joris avait été un espoir régional en boxe, nez écrasé, pataté, pigné, arcades sourcilières caverneuses, il avait raccroché après un dernier combat amateur, à vingt-six ans. Il était resté un dur au mal. Aujourd'hui, le poil grisonnant canin, rasé commando. Un regard d'acier bleuté, mais un cœur en velours usé – et au bout du rouleau. Jadis un moyennass du lycée Arago, Bac S gagné de justesse, mais fierté de la famille tout entière.

Ce soir, il vocifère des obscénités de désœuvré, s'en prend à deux marins en goguette, l'un charbonneux émergeant d'une mine, l'autre un rouquinas émergeant d'une contrée verdoyante irlandaise, tous deux de l'US Navy, qui visiblement ont de l'humour hollywoodien. Joris continue son périple à travers sa ville. Personne n'est là pour entendre un ivrognasse de minuit débiter autant de conneries en un temps record. Il se sent paumé dans des quartiers aux volets clos, des rues coupe-gorge, des quartiers collés les uns aux autres, se tenant chaud, qu'il a sillonnés en scooter et à pince un million de fois, avec sa bande du Barrou.

Pas un chat dans les rues ni une mouette dans le ciel. Pas un tapin en vue n'arpente la grand' rue, ni le boulevard qui même directement à la gare désertique. Un trave solitaire, le fion courageux portant des escarpins rouges, besogne encore dans la pénombre aux abords du parking des routiers. Même pas un indienbeuré ne se caille les grelots sous les platanes dénudés de la place Vauban, pour dealer de la beuh débarquée en catimini du Tanger. Les bancs gelés sont désertés. Sous la couette, du côté des Métairies les vieux ronquent comme des nouveau-nés. Ce soir, la BAC est en roue libre, brasse de l'air dans la ville fantôme. Du haut de leur QG, la PM reluque la moindre anomalie sur les écrans de surveillance. Les rues sont vidées, les boulevards abandonnés, les quais frigorifiés. La ville comate. Un double expresso italien excite ces voyeurs en uniforme réformé à l'affut du danger, des délits, des flags, des surprises de la nuit.

 

Joris tremble. À cause du froid, de l'alcool sournois, ses soucis vicieux s'incrustent. Il craint une vilaine maladie. Des soucis qui s'acharnent sur lui depuis deux ans. Il fouille les poches de son manteau de cuir western spaghetti. Plus un euro sur lui, soulagé il retrouve les clés de son studio, au troisième et dernier étage de la rue Diderot. Où il crèche seul, depuis un an qu'elle est partie avec l'expert-comptable. Il marche en se cognant tout seul, donne des coups d'épaule et bouscule les murs décrépits, le béton l'injecte dans le caniveau manu militari. Le cuir râpé. Constate des griffures sur la peau usée.

Devant une entrée d'immeuble seventies, il sonne. Et resonne. Sursonne, mais personne ne répond à son appel. Il n'a pas envie de se servir du badge, trop compliqué un soir de tournée des troquets. Même bourré il est obstiné, il veut rentrer quand même. Une voix lui annonce : dégage connard, j'appelle les flics ! il s'est trompé d'immeuble. En repartant il insulte la voix mauvaise. Je suis trop fatigué pour éclater ce trou de balle, se dit-il dans un bref moment de lucidité, retombé sitôt en lambeau. L'ivresse est toujours ancrée. La brume gnôlée empêche les neurones de briller comme autrefois, au temps de l'excellence, assis peinard à la table du Rotary Club ou à celle de la Grande Loge Maçonnique.

La déchéance le guette, il la sent venir, par gouttes, il pisse chaudement dans son futal de maquereau à cent euros. Le froid et l'humidité le saisissent entre les cuissots. Enfin ce dit-il, - j'arrive au vingt... quatre… il crache les mots et monte les trois marches en zigzagant. Un insomniaque la soixantaine avancée, tout en rondeur, le guette depuis la bâtisse d'en face, une loupiote allumée en témoigne au second étage.

Cette fois il attrape son badge. Mais, maladroit, il laisse tomber son iPhone en mode silencieux, quand il veut le ramasser, sa vision est double, alors il le rate une première fois, se vautre à plat ventre sur le paillasson Welkom. Il récupère son bidule avec un pan de sa vie planquée dans sa carte mémoire, ignore l'écran fissuré. Il se relève, difficile pour un homme de quatre-vingt-quinze kilos, le bras accroché à la poignée de la porte. Au secours ! Joris chavire, s'énerve, vomit un pâté dégeu en ouvrant la porte du hall de l'immeuble. Au fond du couloir obscur, il fait peur à un clodo en plein rêve américain. Avec l'accord de la concierge emplie d'une âme charitable, l'invisible homme, sans âge, pieute sagement jusqu'à l'aube dans son sac de couchage en boule sur le carrelage. Sans une excuse ni un regard, juste un grognement de bête sur la défensive, Joris file, télécommandé. Dès la porte de son appartement ouverte, il se dirige en bougonnant vers son pieu. Il improvise un saut de l'ange. Les lattes du sommier encaissent le choc. Le matelas couine en silence et mis à mal.

Désormais il ronfle aussi fort qu'une corne de brume en sursis. L'halogène est resté éclairer toute la nuit.  La lumière puissante éclaire les draps blancs. Vernazobre cuve pitance, ressemble à une baudroie pelée sur la glace d'un étal des halles.

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