Un million de larmes
Mathilde En Soir
Un homme se tient au bord d'une falaise pour disperser des cendres. Il admire le coucher de soleil et s'assoit. Une jeune femme le rejoint et se met à sa hauteur. Elle est déboussolée et semble vouloir lui dire quelque chose. L'homme ne daigne même pas la regarder et se lève.
Adrien : « Alors, t'es enfin arrivée ? »
Silence.
Adrien : « Quoi, ne me regarde pas comme ça. Je n'ai pas envie de parler, surtout pas avec toi. »
Silence.
Adrien : « Qu'est-ce qu'il y a ? Madame s'emmerde alors il faut lui faire la conversation et en finir au plus vite, c'est ça ?! Allez, jetons les cendres de papa et allons boire un coup ! Ça sera réglé ! Tu te demandes pourquoi je ne jette pas les cendres ? Je n'ai pas fait mon deuil. Je veux lui donner un dernier geste d'amour, tu comprends ça ? Ne pas les lancer dans le ravin comme on balance les ordures ménagères. Mais non, tu ne comprends pas. Tu ne sais pas ce que c'est, aimer quelqu'un, surtout aimer un parent.»
Mathilde : « Moi aussi j'ai mal, Adrien. Je n'ai pas envie de partir sans voir la fumée des cendres s'évaporer. »
Adrien : « Ah non ! Ne me fais pas ton couplet de tragédienne ! Tu te rends compte de ce que tu as fait ? »
Mathilde : « Qu'est-ce que j'ai fait ?! Je n'ai rien fait ! »
Adrien : « Justement, on y vient. Tu n'as rien fait ! Moi j'étais là, du début à la fin ! J'étais là, pour veiller sur lui ! J'étais là, et j'espérais que tu viennes. J'ai pleuré toutes les larmes de mon corps lorsque l'on m'a annoncé le décès. Et toi, tu étais où, hein ? Encore en train de tromper ton mari ? Je l'ai croisé tout à l'heure, avec les enfants. Tu avais honte de venir n'est-ce pas ? Ça devrait lui plaire de savoir que sa chère Mathilde est une allumeuse, qui n'a aucune décence, aucune dignité. Une pauvre fille qui se laisse séduire parce qu'elle n'a pas bonne conscience. Si tu savais à quel point tu me fais pitié. »
Mathilde : « Adrien, je suis à bout. S'il te plaît, je suis venue pour lui dire adieu et te voir. Il adorait ce coin. C'est de là qu'on peut apercevoir les voiliers voguer vers l'horizon, jusqu'à Alger. »
Adrien (s'assoit) : « Pour lui, je ferai un effort. Mais je ne veux pas te parler. »
Mathilde (se met en tailleur) : « Adrien, regarde-moi, je t'en prie. Tu ne sais pas tout. »
Adrien : « Qu'est-ce que je suis sensé savoir ? Que tu me détestes ? Que tu détestes toute la famille ? »
Mathilde : « Je ne pouvais plus venir le voir, pas après ce qui s'était passé au bal. »
Adrien : « Quel bal ? »
Mathilde : « Ne joue pas à ça. Le bal de Charlotte, le 19 mars dernier. Cette date est inscrite dans tête. C'est la seule que tu arrives à mémoriser. T'as même oublié ta date d'anniversaire de mariage. »
Silence.
Mathilde : « J'ai tout fait pour le cacher, mais il le savait, et il voulait que ça s'arrête. Il est venu me voir, quand il arrivait encore à se tenir sur ses jambes. Si tu l'avais vu ce jour-là, il était écœuré. Ça le rendait fou. Alors j'ai préféré ne plus le croiser. Il avait tellement honte de moi. »
Adrien : « … Ce n'est pas possible, c'était un accident, c'est arrivé une seule fois … Et tu vas me faire croire que c'est lui qui ne voulait plus te voir ? Pourquoi il ne m'a jamais demandé de partir à moi ? »
Mathilde : « On ne bannit jamais le fils aîné pour une histoire ...» (ne termine pas sa phrase)
Adrien : « Une histoire de cul, c'est ça ? »
Silence.
Mathilde : « Je veux te parler, s'il te plaît, Adrien, je ne peux pas rester comme ça. Je sombre de plus en plus, je me noie. Tu es le seul qui puisse me sortir la tête hors de l'eau. »
Adrien : « Arrête ton cirque. »
Mathilde (se jette sur lui) : « Ne me laisse pas ! Je t'en supplie Adrien, je ne peux pas vivre sans toi ! Tu n'as pas idée de ce que je vis. Je t'aime à en crever et toi, tu préfères me laisser ! Tu n'as pas le droit ! »
Adrien (la repousse violemment, se lève hors de lui) : « Je n'ai pas le droit ?! ... Moi, je n'ai pas le droit ?! Pour qui tu te prends ?! Tu crois que tu peux tout obtenir comme ça ?! Mais Mathilde sérieusement, arrête ça ! Arrête de me regarder avec ton air de chien battu. »
Silence.
Mathilde (retenant un sanglot) : « Tu ne peux pas … Tu en as autant envie que moi. A quoi ça sert de vivre à moitié ? »
Adrien : « Qu'est-ce que tu veux qu'on fasse ? Tu as pensé à Alim ? A ma femme ? A mes enfants ? »
Mathilde : « Je n'ai pas arrêté d'y penser, et puis j'ai essayé de penser à nous. Tu n'es pas heureux avec Franny, ça se voit. Tu joues avec tes enfants pour te donner bonne conscience. Mais le soir, c'est avec moi que tu veux être. »
Adrien : « Mathilde, je t'ai demandé d'arrêter. Je m'excuse pour tout ce que j'ai dit comme horreurs tout à l'heure. Mais on ne peut pas faire ça. Pas ici. »
Mathilde : « Mais où ? »
Adrien : « Nulle part. Surtout pas sur les terres de notre père.»
Mathilde : « Alors il n'y aura plus rien ? »
Adrien : « Si. Tu verseras tes larmes dans le creux de ma main. Tes doutes, tes remords, plus rien n'existera. »
Mathilde : « Prends-moi dans tes bras et ne me lâche plus. Je ne veux jamais cesser de te toucher, de te tenir. »
Soudainement, il la prend dans ses bras et la serre contre lui. La tête de Mathilde sur son torse, il respire le parfum de ses cheveux.
Adrien : « Franny n'aime pas la vanille. Elle a horreur de ça. Pourtant j'adore l'odeur qu'elle dégage. Elle est présente lorsque je me mets près de toi, dans tes cheveux. Le seul parfum que je regretterai est celui de tes cheveux. En plus de la date. »
Ils rient. Adrien se tait et se lève. Il ramasse l'amphore contenant les cendres de son père.
Mathilde : « Ils n'ont jamais compté. Il n'y a que toi. Je n'arrive plus à regarder Alim dans les yeux. J'ai essayé d'aller mieux sans toi, avec d'autres, mais je me voile la face. »
Adrien : « Il faut le faire maintenant. Mathilde, c'est fini tout ça. Notre dernier moment de paix. On a quitté à jamais le monde de l'enfance, celui des découvertes innocentes qui nous paraissent immondes et amorales avec le temps. Quand nous serons plus âgés, nous n'y penserons plus. Ce sont des mots, Mathilde, et non des armes. Ce ne sont que des larmes. Rien qu'un million de larmes versé pour papa, pour les autres, et pour toi. J'en ai assez de t'affronter. Pardon, j'ai été trop loin tout à l'heure. »
Tous deux se taisent. Adrien fixe l'air pensif l'horizon. Mathilde, dans une tentative désespérée d'attirer son attention, se lève et marche en direction du ravin.
Adrien : « Mathilde, qu'est-ce que tu fais ? … Arrête. »
Près du vide, elle le regarde les yeux embués et éclate en sanglots.
Adrien : « Non,... Non Mathilde, ... tu es incapable de le faire. Non .... S'il te plaît, regarde-moi ... MATHILDE ! »
Mathilde : Mais qu'est-ce que tu veux que je fasse ?!! Je n'ai plus rien … Je suis toute seule, et j'ai peur. Si tu me quittes, je n'ai plus qu'à partir ! Je vais le faire Adrien …. Adieu. »
Au dernier moment, Adrien l'attrape par le bras gauche et la fait chuter en arrière. Elle tombe sur des gravats et se blesse à la jambe droite. Son genou est ensanglanté. Adrien plaque ses mains au sol et se tient à califourchon sur elle.
Adrien : « Pauvre conne !! Qu'est-ce que t'as dans la tête ? Arrête de pleurer et regarde-moi ! Qu'est-ce que j'allais faire sans toi ? IDIOTE ! Comme si ta mort allait me faire plaisir ! Tu crois que je veux ta mort ?! »
Mathilde (pleure) : « De toute façon, tu ne m'as jamais aimé … Tu m'as sauvé pour ne pas avoir du sang sur les mains. Ça aurait été un joli spectacle pour papa. Tu aurais été un héros à la maison, le gentil petit Adrien qui brise cette sale traînée de Mathilde. »
Adrien : « Tais-toi ou je te gifle. Crois-moi, tu vas le sentir passer ! T'as mal au genou ? Mets ça dessus. Appuie. Tu peux te lever ? Allez, viens, on va aller jeter les cendres. »
Mathilde se lève en s'appuyant sur Adrien. Celui-ci ramasse les cendres, puis après avoir accompli leur tâche, ils quittent la falaise que leur père aimait tant.
C'est encore plus beau que quand il a été joué, plus complet. Quelle force dans ce texte, quelle tragédie intime.J'aime bien le couché de soleil, cela donne encore plus de force qu'un coucher !
· Il y a plus de 10 ans ·valjean