Langagement

Christian Monnin

Chapitre introductif d'un essai publié aux éditions Édilivre (www.edilivre.com/doc/514124).
 
Socrate : Il faut donc attribuer des noms identiques aux êtres nés conformément à la nature.
Hermogène : Parfaitement.
Socrate : Mais que faut-il faire alors avec ceux qui sont nés contre nature en forme de monstres ?
Platon, Cratyle, 394b

Pouvons-nous impunément dire et écrire n'importe quoi ? S'il n'y a que paroles en l'air, si même les écrits volent, le langage est un jeu et nous sommes condamnés au non-sens. Il se pourrait à l'inverse que tout ce que nous proférons le soit pour toujours, pour l'éternité, comme le hurlait Léon Bloy. « Celui qui jette une pierre en l'air la jette sur sa propre tête » dit L'Ecclésiastique, sentence que saint Jean Chrysostome applique aux blasphémateurs. « De toute parole sans fondement que les hommes auront proférée, ils rendront compte au Jour du Jugement », prévient le Christ. Plus prosaïque, George Steiner suggère dans Réelles Présences la possibilité « que chaque phrase, prononcée ou écrite, obéisse à un principe de conservation de l'énergie aussi universel que celui que connaît la physique ». Si aucune parole ne se perd, mais se transforme en lumière ou en trou noir, chacune d'elle engage notre responsabilité devant les hommes et devant l'être, auquel elle constitue une réponse.

Pour le dire de manière abrupte, ou bien le langage est une convention qui ne saurait être falsifiée, ou bien il entretient un rapport de nature mystérieuse avec la vérité et avec le monde. Le Cratyle, dialogue Sur la rectitude des noms qui confronte ces deux conceptions, laisse planer le doute, non sans reléguer la thèse conventionnaliste au second plan : par-delà le jeu des étymologies, le mot serait un instrument construit pour faire voir le réel en le mimant, de sorte que la réalité est première, donnée, et que la vérité des mots est à chercher dans, ou au moins avec, le monde. Ce rapport mimétique suppose une différence, mais aussi une connivence, une solidarité, une intimité entre le mot et l'être. Il suppose également une fidélité, un pacte de stabilité liant sujet et objet, sans lequel nous serions dans l'incapacité de rien connaître ni de rien dire, puisque tout changerait sans cesse. Notre rapport au langage et à l'être repose sur une responsabilité envers le sens du monde, doublée d'une confiance dans l'« alliance entre mot et objet » en vertu de laquelle, dit George Steiner, « l'être est, à un degré suffisant, “dicible” ».

La modernité nous a « libérés » de l'une et de l'autre. Le soupçon écrase la confiance depuis qu'elle a jeté le discrédit sur l'alliance entre Logos et Cosmos, au prétexte qu'il est malaisé de s'assoir sur le mot « chaise » et que le mot « rouge » n'a de rouge que le nom. Elle a soustrait à sa responsabilité un sujet étranger à lui-même, en remplaçant le « Je suis celui qui suis » du Buisson ardent par le « Je est un autre » de Rimbaud. Depuis lors, ça parle, comme on dit, à tort et à travers, soi-disant sans porter à conséquences. Gerede, dit Heidegger : bavardage, blabla. Faute de prise sur un monde hors de portée, le langage ne renvoie qu'à lui-même, jeu de mots sans correspondances dont rien ne saurait arrêter la combinatoire infinie, « aboli bibelot d'inanité sonore » qui tintinnabule dont parle Mallarmé, un des artisans de cette révolution ontologique.

La modernité se signale par son conventionnalisme en quête d'un langage « pur », émondé, désincarné, et par un héraclitéisme vulgaire appuyé sur la découverte par la science de la nature « énergétique » et transitoire de la matière, de l'indétermination, etc. Non seulement le mot « table » n'est qu'une absence de table sur laquelle personne ne peut s'accouder, mais l'objet table lui-même est une concrétion provisoire et foncièrement instable de particules qui vibrionnent : presque du vide en mouvement. Tout passe, tout se transforme, tout change sans discontinuer à coups de dés et, chez Montaigne déjà (« Je ne peins pas l'être. Je peins le passage »), le changement lui-même devient le principal objet de la connaissance, au détriment de l'être.

De cette « ère du soupçon » à l'endroit du langage et du monde, naguère décrite par Nathalie Sarraute, nous sommes sortis pour nous précipiter dans l'ère de la comparution immédiate. L'ancienne alliance entre mot et objet présupposait une distance, une non-coïncidence, donc un espace de liberté ; le nouvel alliage naît de la fusion et il a la solidité sans faille de l'airain. Le mot en effet n'est pas la chose alors que, dans l'« après-Mot », pour reprendre l'expression de George Steiner, l'image passe pour la chose. Le langage humain articulé, organique, cède la parole au langage machine, matriculé et numérique. La tyrannie « patriarcale » couverte par le voile du langage semble rétrospectivement bien douce en comparaison de l'écran total de l'image matrice. Il suffit de visionner un film des années 70 ou 80 pour s'émerveiller de la liberté de mouvement et de dissimulation qui prévalait encore. Les Présences réelles se sont muées en omniprésence virtuelle. Dans son ouvrage, George Steiner cherche à « clarifier » « les rapports entre “mot” et “amour” » ; mais quels liens entre « pixel » et « amour » ? Sur les ruines de la confiance et de la responsabilité s'est érigé le colosse de la certitude, de la foi aveugle dans le visible, un nominalisme sans nom, une idolâtrie dans laquelle le monde s'efface, s'abolit, en une multitude d'images fugaces. C'est l'« iconomanie » dont parle Günther Anders, « qui a relégué loin derrière elle toutes les autres passions de nos contemporains ». La méfiance généralisée, qui a fait reculer l'amour, parodie monstrueusement la confiance disparue au moyen de la surveillance perpétuelle. Telle s'annonce l'Ère du Verseau, dont ce livre décline trois aspects.

« Amour », « confiance », « responsabilité », « communauté » : si, selon le mot fameux de Chesterton, « le monde moderne est envahi des vieilles vertus chrétiennes devenues folles », la langue moderne, elle, est infestée d'un Verbe qui délire. « Prenez donc garde à la manière dont vous écoutez ! » exhorte le Christ. Une des tâches cruciales de notre temps est de dresser l'oreille afin qu'elle entende, de prêter attention à ce qui se dit, à ce qui s'écrit, à ce qui se répète partout, tout le temps, sur tous les tons, sans prendre le soin de se dissimuler. Il faut commencer par inventorier et reproduire, car le devoir de citer impose de donner à lire, à écouter et, si possible, de faire entrer en résonance. Tâche qui offre matière à rigolade, non sans être pénible, nocive même : « Il suffit, dit-on, de regarder attentivement des gens souffrant d'ophtalmie pour contracter quelque chose de cette infirmité », rapporte saint Jean Chrysostome.

Quel monde se lit à travers un langage d'une telle irréalité, d'une enflure pareillement grandiloquente, d'une irresponsabilité si flagrante ? « Toute dégradation individuelle ou nationale est sur-le-champ annoncée par une dégradation proportionnelle dans le langage », lance le Comte dans les Soirées de Saint-Pétersbourg de Joseph de Maistre. Il est bien tard pour prendre acte de cette solidarité dans l'élévation ou, ici, dans un avilissement qui n'est plus seulement individuel ou national, mais déjà civilisationnel et peut-être ontologique. « Ne vous arrêtez point, mais hâtez le pas avant que l'occident ne s'obscurcisse », prévient une voix sortie d'une « lumière éclatante », au chant vingt-septième du Purgatoire de Dante. Par quels moyens rendre compte de cet assombrissement ? Avec quelles lumières ?

C'est, formulée différemment, la question de Socrate : comment attribuer des noms aux êtres « qui sont nés contre nature, en forme de monstres » ? Comment parler adéquatement d'un monde qui a perdu toute mesure et qui, en une Chute vertigineuse, se parodie puis parodie sa parodie à plus gros traits encore ? Le parti pris esthétique de ces pages est d'en rajouter, d'accélérer le mouvement en l'accentuant jusqu'à l'anticiper, d'enfler jusqu'à l'éclatement le crapaud-bœuf : bref, le Verbe s'y fait surenchère, pour mimer et faire apparaître la monstruosité à l'œuvre. Car les écarts de langage, les dérives et divagations sont au fond des attaques contre le Verbe, qu'il faut parer en laissant disjoncter le babil des médias, la langue morte du bonheur obligatoire et mathématique, le discours du direct qui défigure la Parole du Médiateur. Réverbérer, telle est la tâche : faire écho et revivifier.

À mots couverts, ce livre n'a donc qu'une matière et un seul thème, le langage : l'amour du langage et le langage comme amour et liberté responsable. Car « l'homme est articulé comme lui-même articule et se désarticule quand il cesse d'articuler », avertit Günther Anders. Que le lecteur se rassure, il n'a pas ouvert un traité de philosophie. Le langage assume ici toutes les répliques et s'apparente à un personnage, souvent dénaturé par les travestissements, héros malmené dont quelques mésaventures et tribulations seront narrées, qui dévoilent le tour à la fois tragique et comique pris par son destin – et tout ce qu'il engage. Mises bout à bout et projetées à une vitesse adéquate, ces tranches de vie composent les scènes d'un dessein animiste ou d'un film d'animalisation qui dépeint une humanité mort-vivante dans un monde parodisiaque. Fusion régressive au prix de la destruction du langage : cette configuration réapparaîtra constamment, qu'il soit question d'éducation, d'innovations technologiques, de procréation assistée, d'euthanasie ou des dernières avancées du festivisme, car elle est le vortex qui aspire le monde vers sa parodie.

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