Un père suicide son fils tout en sauvant sa peau

fran

 « Un père suicide son fils tout en sauvant sa peau. »

Mon fils avait quatre ans. Je l’aimais comme un père, je veux dire comme un fou, elle est partie avec. Nous étions trois puis j’étais un et, eux, deux. La maman et le fiston. Moi seul à crever. C’était insupportable. La journée, à ma place dans le monde, je pensais moins. Le soir et la nuit, le manque était invivable. Je ne dormais plus. L’alcool et les drogues, toute cette daube, cela aide un temps. Après la douleur gagne. Elle surpasse le reste. Le corps est attaqué, la raison dépérit.

Lui et moi, le dimanche à vélo, l’hiver dans les sapins, l’été dans les nuages, cerf-volant virevoltant dans la brise matinale. Je trainais des souvenirs. Des moments par milliers surgissaient chaque instant, glorifiant le passé, détruisant mon présent. La vie quotidienne avec mon fils était devenue une obsession. Vers dix-neuf heures, chaque soir, je revivais le rituel du bain. L’eau douce coulant limpide, la grande serviette éponge et le caneton jaune de plastique vêtu. Je glissais prudemment un thermomètre de verre sous le robinet gris. Trente sept degrés Celsius, ni trop chaude ni trop froide, l’eau caressait mes pieds au fond de la baignoire et la mousse parfumée me picotait les yeux. Assis sur le rebord, je riais comme un gosse, heureux tout simplement de ces minutes pleines arrivées par hasard dans la vapeur du bain. C’était une bataille, la grande guerre des savons. L’eau se faisait plus trouble et la mousse fondait vaincue par nos ébats. Après, l’assaut final et les cris de mon fils remportant la victoire. Ma fierté finalement quand nos mots se mêlaient et prenaient tout l’espace. Une discussion entre hommes, ce moment rien qu’à nous.

Puis ma femme m’a quitté et mon fils l’a suivie. Plus de mousse, plus de rires, mais des jouets inertes, une chambre trop rangée et son petit lit vide avec quatre peluches inanimées dessus. Un silence pesant rôdait le soir venu, me rappelant sans cesse que j’avais tout perdu. La chance avait tourné et j’étais seul et triste dans l’eau stagnante du bain. Pas de jeu, zéro cri, juste des savons gluants gisant sur le rebord du lavabo crasseux. Un calme absolu hantait mes quatre murs, rompu de temps à autre par quelques sons plaintifs s’échappant de ma bouche entrecoupés de larmes. L’eau devenait salée, peu à peu la descente. Mon enfant était loin et je prenais un bain pour rincer ma douleur.

Alors j’ai tout pensé. Par étape. Savamment. Et j’ai construit, seul face à mon miroir, la mort de l’être humain qui me devait la vie. Jeudi, dernier dodo. Il mourra vendredi. L’eau coulera, la mousse s’épaissira, le canard flottera. Il vécut chez sa mère, il mourut chez son père, voilà ce qu’on dira. J’ouvrirai la bombonne. Essence meurtrière, eau noire qui coule et sent. Derniers rires qui s’envolent. Maman les p’tits bateaux. Puis tout ira très vite. Qu’on soit vieux qu’on soit jeune la mort ne traîne pas. Bam. Les cris et plus rien. Mon ange montera au ciel dans un bruit de pimpon.

C’était un soir d’hiver et mes bras tremblotaient comme les membres malades d’un drogué sur les nerfs et privé de sa dose. Couper court au plus vite et jamais plus subir ces quelques heures volées à ma vie d’autrefois, quand mon fils près de moi enchantait tout l’espace. En finir tout de suite peu importe comment. Avec une pilule, puis une autre et des autres, qui glissent dans la gorge et calment la douleur. J’étais un automate anesthésié du cœur et bientôt meurtrier. Mon fils était dans le bain. De la mousse sur le nez, on aurait dit un clown. Mes lèvres cherchaient sa peau, douce comme l’enfance, pour déposer lentement sur son grand front mouillé, un dernier long baiser. Ma main faisait adieu. Puis a fermé la porte. A ouvert la bombonne.

Il y a eu le boum, la panique de la foule, les échelles des pompiers. Et l’atroce vérité, rubrique « Faits divers », dans la presse quotidienne le lendemain du drame : « Un père suicide son fils tout en sauvant sa peau. Quand l’enfant a sauté au fond de la baignoire, le père était terré dans la cave de l’immeuble. Il voulait lui aussi mourir dans l’explosion. Mais la peur l’a saisi et il a pris la fuite, laissant son fils en haut à la merci d’une bombe enclenchée par ses mains. Ce n’est que bien après, au tout petit matin, que l’homme fut retrouvé à même le sol humide. Position du fœtus. On lui mit les menottes, il ne contesta pas. Le fait n’est pas divers, il est juste inhumain.»

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