Un peu de solitude

Christine Bruyere

Elle marche d'un bon pas, elle voudrait arriver à temps pour voir le soleil se lever sur la mer. Elle s'est glissée du lit où elle a laissé son compagnon finir sa nuit. Elle a enfilé son pantalon de toile, un T shirt bleu délavé, et un sweat trop grand pour elle, celui de son homme qui trainait par terre. Elle a glissé ses pieds dans ses tennis. Elle n'a pas pris son sac à main, inutile pour cette ballade de l'aube, mais un grand fourre-tout dans lequel elle a glissé le parapluie pliant qu'elle a trouvé sur la commode de l'entrée – on ne sait jamais !

Maintenant qu'elle s'est suffisamment éloignée de la maison, elle chante. C'est une chanson d'Édith Piaf : « Non, rien de rien, non, je ne regrette rien .... » Elle est joyeuse. Cette échappée de la maison pleine d'enfants, grands et petits, lui a semblé nécessaire, évidente : elle a besoin de se rassembler, d'être seule avec ses idées, personne pour lui rappeler les tâches ménagères, lui parler du menu de demain ou du petit dernier qui n'est pas allé au pot. Seule ! Il fallait qu'elle soit seule !

C'est extraordinaire comme le fait de se diriger vers la côte déchiquetée lui semble enivrant. Le soleil n'est pas encore levé ; vite, elle ne doit pas musarder si elle veut le voir apparaître là où la côte est si pleine de méandres qu'elle aura l'impression qu'il surgit sur la mer ; et pourtant, la terre sera plus loin, mais elle n'en aura pas l'impression.

Enfin elle arrive à la Mer Blanche. Elle trouve un endroit à l'abri du vent d'ouest et elle s'assied sur un numéro de l'Express oublié à bon escient dans son fourre-tout. Elle prend son cahier, un stylo à bille violet – elle ne peut pas écrire s'il n'est pas de cette couleur – et commence à écrire.

Elle n'est pas joyeuse, non, elle est au-delà, elle plane. Elle n'est plus la mère de trois grands enfants, la belle-mère de leurs conjoints, la grand-mère de six petits-enfants, la compagne de son homme ; elle est elle, l'écrivain, l'artiste. Son regard erre sur l'eau qui commence à prendre des reflets rosés. Le soleil va poindre :

 

Allez, encore un effort, petit, je t'attends !

Ah ! Encore plus beau que prévu !

Il va falloir qu'elle trouve les mots qui vont si bien décrire sa félicité.

Elle regrette de n'avoir pas pris ses aquarelles. Mais ce sera encore mieux si elle se sert uniquement de ses impressions. Elle voit le tableau qui va sortir de sa mémoire enflammée : il sera quasiment abstrait.

Elle est partie du paysage, elle est l'immensité.

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