Un quart d'heure à tuer

nat28

Projet Bradbury - Semaine 50


La secrétaire me tend mon certificat de travail, dernière pièce manquante à mon dossier, que je vérifie encore une fois avant de la glisser dans une grande enveloppe kraft. Enfin ! Je vais pouvoir aller le déposer à la banque. Un mois ! Il m'a fallu un mois pour récupérer et photocopier les différents papiers nécessaires à l'étude de ma demande de prêt immobilier. Un véritable parcours du combattant. Un travail de fourmi, aussi. Tout ça pour financer un deux pièces. Et je ne suis même pas sûr que ma demande soit acceptée. Voyons le bon côté des choses : la pile de paperasse qui s'entassait au fond de ma penderie est désormais triée et bien rangée dans deux jolis classeurs à levier.


Je vérifie l'heure : midi cinq. J'ai le temps d'aller en ville pour glisser mon dossier dans la boîte aux lettres de mon agence bancaire avant de réembaucher à 13h30. Avec un peu de chance, et si la circulation est bonne, j'aurai même le temps de m'acheter un sandwich. Ca m'embêterait de totalement sacrifier ma pause déjeuner pour un tas de papiers. J'enfile mon manteau, je récupère mes clés de voiture dans la poche intérieure, et je file sur le parking. Je conduis comme un automate dans les rues du centre-ville que je connais par coeur et je trouve, par miracle, une place pour me garer dans la rue perpendiculaire à celle de ma banque.


Midi trente : ça a bien roulé.


Je saisis sur le siège passager la grande enveloppe qui contient plus d'une trentaine de feuille A4 : ce dossier, c'est mon rêve de devenir propriétaire, d'avoir un toit, rien qu'à moi. Pas grand chose, une chambre, un salon, une cuisine minuscule et une salle d'eau… Dont je serai le propriétaire. Et ça, ça change tout.


J'arrive devant la banque, fermée à cette heure-ci, et je cherche une boîte aux lettres pour y glisser mon dossier. Je trouve une trappe métallique sur un côté du bâtiment, malheureusement, elle est trop petite pour ma grande enveloppe. Qu'est-ce que je vais faire ? Je retourne devant la porte de l'agence pour consulter les horaires : j'ai de la chance, aujourd'hui, les employés reprennent à 13h. Petit coup d'oeil à ma montre : 12h35. Presque une demi-heure à poireauter… Je crois qu'il y a une boulangerie dans le coin, je vais aller me chercher un truc à manger.


Je suis rapidement de retour devant la banque avec un sandwich poulet crudité dans la main. 12h45. J'ai encore un quart d'heure à tuer. Je m'attaque à mon sandwich (3 minutes), je trie le contenu de mes poches pour en éliminer les mouchoirs en papier sales et les vieux tickets de caisse (2 minutes, plus 2 minutes supplémentaires pour trouver une poubelle), je vérifie l'état de propreté de mes ongles (1 minute), et au moment où je sors mon téléphone pour voir si j'ai reçu un quelconque message, je m'aperçois que ma batterie est presque à plat. Aïe. Je ferais mieux de l'économiser, je risque d'arriver en retard au travail… Encore 5 minutes à tenir.


Depuis combien de temps ne me suis-je pas retrouver à ne rien faire, pendant 5 minutes ? Je suis toujours en train de faire quelque chose, je ne souffle jamais, que ce soit au bureau ou à la maison, où la télévision est allumée en permanence, même la nuit. En voiture, j'écoute la radio ou de la musique pour ne pas me retrouver seul face au silence. Je me sens presque mal à l'aise, sur mon bout de trottoir, devant ma banque, à attendre que la porte s'ouvre, sans pouvoir occuper mon esprit.


Je déteste laisser mes pensées vagabonder. Elles prennent toujours une mauvaise direction, elles se faufilent toujours sur les petits chemins sombres que je voudrais voir fermés à la circulation. Je repense à des trucs tristes, ou moches. Je n'aime pas ça. J'essaye de me concentrer sur un truc positif : aujourd'hui, je vais déposer mon dossier de crédit immobilier. C'est un grand pas, dans une vie d'adulte. Je prends des responsabilités !


Et si je n'arrivais pas à les assumer ? Après tout, 20 ans de traites, c'est une sorte d'emprisonnement financier… Et si un jour mon appartement ne me plait plus ? Et si mes voisins sont des dingos ? Et si mon boulot me sort par les yeux ? Je fais quoi, moi, avec mes mensualités à payer ?


Une petite bruine s'est mise à tomber : elle me glace les os et menace de mouiller mon dossier. Coup d'oeil à ma montre : 12h59. Plus qu'une minute à attendre !


Dans une minute… finie la liberté.


Je lutte contre cette angoisse stupide qui m'a si souvent empêché d'avancer. ou de m'engager. Mon ex-copine rirait bien en me voyant avec mes photocopies, à deux doigts de signer pour 20 ans de crédit, elle qui avait déjà du mal à me faire planifier une semaine de vacances… Je l'aimais, sincèrement, pourtant je l'ai laissé partir, sans rien faire pour la retenir. Elle en valait la peine. Je n'étais pas prêt. Elle me reprochait sans cesse mon immaturité : est-ce que j'ai changé ?


Mais est-ce que je suis prêt, pour cet achat immobilier ? Le rideau de fer se relève doucement de l'autre côté de la porte vitrée. C'est maintenant que tout se joue. J'y vais ou j'y vais pas ?


Je retourne en courant vers ma voiture : la pluie s'est intensifiée et je suis vraiment trempé. Logique, pour une poule mouillée. Je jette l'enveloppe et ses précieuses photocopies, toutes gondolées, sur le siège arrière. Je ne veux plus les voir, je ne veux plus y penser. Il est trop tôt pour me mettre un fil à la patte : je grandirai plus tard. En attendant, je dois retourner travailler.   


  • Louve, un quart d'heure multiplié par quatre, bigre, cela fait une heure de bénédiction, une aubaine !!!!!! :):)

    · Il y a presque 7 ans ·
    Image de femme baroque

    anna-c

  • En fait ce quart d'heure a été une bénédiction ! Réfléchir, parfois, nous empêche de faire des bêtises !
    Un bon texte, bravo !

    · Il y a presque 7 ans ·
    Louve blanche

    Louve

  • Hahaha très très bon moment à attendre avec vous dans la rue perpendiculaire à la banque ! j'en ai profité pour me curer les ongles moi aussi, et pour imaginer la vie des autres, qui passaient....

    Une sacrée opportunité !

    Un vrai grand moment

    merci

    · Il y a presque 7 ans ·
    Image de femme baroque

    anna-c

  • En fait ce quart d'heure a été une bénédiction ! Réfléchir, parfois, nous empêche de faire des bêtises !
    Un bon texte, bravo !

    · Il y a presque 7 ans ·
    Louve blanche

    Louve

  • En fait ce quart d'heure a été une bénédiction ! Réfléchir, parfois, nous empêche de faire des bêtises !
    Un bon texte, bravo !

    · Il y a presque 7 ans ·
    Louve blanche

    Louve

  • En fait ce quart d'heure a été une bénédiction ! Réfléchir, parfois, nous empêche de faire des bêtises !
    Un bon texte, bravo !

    · Il y a presque 7 ans ·
    Louve blanche

    Louve

  • Je me suis retrouvée à attendre devant une administration, c'est ce qui m'a donné le point de départ de la nouvelle. L'ennui est une source d'inspiration qui tend à disparaître !

    · Il y a presque 7 ans ·
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    nat28

  • Un vide d'un quart d'heure extrêmement prenant. Je l'ai lu d'une traite avec un grand plaisir

    · Il y a presque 7 ans ·
    Caricature1 (2)

    sogsine

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