Un roman de gare
juliemome
C'est un vendredi comme beaucoup de vendredis dans la vie d'une étudiante lambda de Lyon, avec le passage obligé par le métro qui me conduit à la gare de la Part-Dieu. Il est environ 10h du matin, je rentre chez mes parents. Mon petit rituel se met en place : je prends mon billet sur une borne automatique près de l'entrée, j'achète le dernier Cosmopolitan après avoir jeté un œil sur le sommaire, et je vais fumer une cigarette sur le quai. J'aime cet endroit, j'aime observer les gens, avancer pas à pas dans cette fourmilière à échelle humaine et intercepter des morceaux de vie. Et m'endormir dans cette machine qui ronronne et me berce, après avoir pris soin d'activer l'alarme de mon téléphone portable, pour ne pas avoir la mauvaise surprise de me réveiller à Dijon. Mon grand-père doit venir me chercher, il sera probablement en avance et attendra en promenant le chien. A 11h13, c'est un miracle, le train arrive à l'heure en gare de Mâcon.
Je balaie du regard le parking en sortant, et ne vois personne répondant à sa description, mais au contraire à celle de ma grand-mère. J'aperçois à une cinquantaine de mètres une femme de petite taille, avec beaucoup d'allure et les cheveux bien mis en plis. Elle porte un manteau noir et des lunettes de soleil, et elle attend. Elle me voit à son tour, et rentre dans sa voiture côté conducteur. Soulagée de ne pas avoir à patienter dans le froid, je saisis l'anse de mon sac de sport rempli des vêtements sales de la semaine et de cours que je ne réviserai sûrement pas, et me dirige avec énergie vers la voiture. J'ouvre la portière arrière droite, pose mes affaires et m'installe à l'avant. Je suis tellement contente de les voir ce week-end, il y a bien six mois de ça que nous n'avons pas partagé un bon repas et joué à la belote tous ensemble. Je lui fais part de ma joie en même temps que j'essaie d'attacher ma ceinture de sécurité, ce qui ce matin me pose plus de problèmes que d'ordinaire : « C'est super que tu sois venue me chercher, je ne m'y attendais pas! Elle est très jolie, ta nouvelle voiture, maman m'avait mise au courant. Et tu sais ce qu'on mange à midi? ». J'entends enfin le clic de la boucle de ma ceinture, relève la tête afin de l'embrasser... et me retrouve nez à nez avec une femme que je ne connais pas. Un silence de quelques secondes s'installe, il me semble durer des heures. Je la devine qui me fixe derrière les verres teintés de ses lunettes, pendant que je me rends compte de l'erreur que je viens de commettre. Je sens le rouge me monter aux joues, elle reste pâle et figée comme une statue du musée du Louvre. Je mets ma main devant ma bouche comme pour cacher l'extrême gêne qui est la mienne. J'aimerais tant que mon cerveau m'ait joué un tour, que la voiture dans laquelle je crois me trouver ne soit en fait que mon lit et que la scène que je crois vivre ne soit qu'un rêve louche et déroutant.
Je n'ai pas le temps d'essayer de me pincer, ma portière s'ouvre, je me trouve cette fois face à un jeune garçon approchant la vingtaine d'années, emmitouflé dans une écharpe en laine et une parka Décathlon. Il ne dit pas un mot et m'observe. Son regard en dit long sur les questions qu'il doit être en train de se poser : « Mais qui peut bien être cette fille? Et surtout, que fait-elle à ma place? ». Me voilà encerclée, il m'est impossible de fuir. Quelque chose doit arriver pour que l'on sorte de cette situation de plus en plus aberrante. Aucune autre alternative ne s'offre à moi : je me laisse aller, et le fou-rire que je prends m'oblige à rester assise encore quelques instants entre ces deux inconnus. Je me confonds en excuses en refrénant tant bien que mal des spasmes qui me feraient presque mal au ventre : « Pardon, je vous avais prise pour ma grand-mère, bonne journée! » est la seule phrase complète et à peu près claire que j'arrive à articuler. En plus de l'avoir sans doute effrayée, je viens de lui gâcher sa journée, elle qui avec du recul ne dépassait pas les quarante-cinq ans. Comme un client sortirait de son taxi et récupèrerait ses valises, je m'extirpe de la voiture et récupère mon sac, en évitant de croiser les yeux du futur diplômé ès droit ou économie. Je retourne sur mes pas et marche vers la porte coulissante de l'entrée de la gare. Mon grand-père est là. Il attend et promène le chien...
J'ai bien apprécié ce petit "roman de gare". Quand je passe à Paris Saint-Lazare (la gare), je visualise un peu les premières scènes de quai... Merci beaucoup pour l'ajout :)
· Il y a plus de 14 ans ·lucphilogyne
"Je vous avez prise pour ma gd-mère" ! :)
· Il y a plus de 14 ans ·benhoguet