Un soir d'hiver 1975

Michèle Menesclou

Une étrange fin d’après-midi d'hiver 1975, je rentrais du lycée, portant sur les épaules mon cartable douloureux. Élève sombre et timide, l’école était pour moi une épreuve quotidienne. En petite souris craintive, je me faufilais toujours au fond des larges salles de classe, au dernier banc, près du mur. Pétrifiée devant le tableau, j’oubliais la leçon apprise par cœur la veille. J’avais peu de camarades et aucune amie.

Le lycée n’étant pas mixte, j’évoluais dans une atmosphère exclusivement et terriblement féminine. Le seul « mâle » alentours était notre gardien, un homme rond au sourire bovin, que la directrice menait à la baguette avec quelque chose de rosse dans l’autorité. Je ne sais s’il ressentait de l’empathie pour ma fantomatique personne (entre timides on se serre les coudes), mais lorsque j’arrivais en retard et que la cloche avait sonné, avec une mine complice il me permettait d’entrer en cours. Inflexible, les autres, il les envoyait directement au bureau de la surveillante générale où elles récoltaient une heure de colle. En dehors de ce brave type, dont je me serais bien passé de la silencieuse amitié, ma vie sociale était un désert. Enfin, pas tout-à-fait, il y avait Marie-Jeanne, une grosse et grande rouquine. L’air placide, ce monolithe dégageait une étrange et fade odeur de lait. Parfois, elle s’asseyait sur le banc voisin du mien, esquissait un sourire à mon endroit, puis reprenait sa rêverie interminable, les yeux dans le vide. Marie-Jeanne voulait être bergère, « comme ça, m’avait-elle dit un jour de grande confidence, personne ne m’obligera à parler ! »

En sport, j’étais la risée de la classe : je ne parvenais pas à grimper à la corde à nœuds ! Mes bras s’accrochaient désespérément à la corde et s’efforçaient de me faire gagner quelques centimètres, mais mes jambes refusaient de suivre, catégoriquement. La professeure s’acharnait sur moi avec une pointe de sadisme. Elle me laissait seule dans l’immense salle du préau Sarrail, déserte après la leçon, « pour que je m’entraîne ». Elle revenait au bout d’un moment interminable en me lançant avec mépris : « allez, tu peux y aller, tocard ! ». Je rentrais donc souvent tard, après les cours de gym, accablée, fatiguée et morose.

Ce jeudi-là, sur le chemin du retour, je maudissais le lycée La Fontaine et ses grands escaliers de marbre, les professeurs cruels et mes camarades toujours prêtes à rire des autres de peur qu’on ne se moque d’elles, et la fameuse corde à nœuds devenue un de mes plus terribles cauchemars.

Il n'était que 6 heures, mais le soir était déjà tombé sèchement sur la ville. Le froid gelait mes doigts nus et pinçait mes joues. Les réverbères, brillant de givre, éclairaient généreusement la rue et, oubliant un peu ma rancœur contre mes semblables, j'avais la sensation agréable d'avancer sur une scène de théâtre. Comme d’habitude, je tournais dans l'étroite et interminable rue des Peupliers, à l'angle du boulevard Édouard Vaillant. Nez au vent, j’admirais quelques flocons jouant dans les rais de lumière.

Je ne la vis pas tout de suite. C’est une fois arrivée à sa hauteur que j'aperçus d’abord deux gros jets de vapeur s'échapper des portes du hangar. Je ne l'avais jamais vu ouvert. Il appartenait à l'immeuble attenant : « Tadié cinéma ». Je m'approchais avec précautions - quoi que ce fût et malgré mon appréhension, il me fallait passer devant, je ne pouvais modifier mon itinéraire. Ô, divine surprise dans cet hiver long et morne ! Il y avait là, prenant le frais à la porte de l’entrepôt, une formidable vache blanche et noire dont les larges naseaux rejetaient l'air glacé en volutes ferroviaires de fumée humide. Lorsque nous fûmes nez à naseaux, elle sembla aussi ébahie que moi. Elle me regarda un instant avec ses gros yeux larmoyants puis recula d’un sabot. Le local abritait une quantité effarante de bric-à-brac de décors abandonnés, de meubles, de matériaux, d'outils et cette… vache, près d'une meule de foin. La bonne chaleur qui se dégageait de sa vénérable anatomie me réjouit. Elle sentait fort quelque chose que je n’ai pas réussi de suite à définir et que le froid dénaturait. J’avançais prudemment la main vers sa robe tachetée, elle recula encore en beuglant pour la forme. Le contact avec son cuir doux nous rassura toutes deux. Tout à coup ça me vint de façon fulgurante, elle sentait Marie-Jeanne !

Comme ils avaient l’air désertés, j’inspectais les lieux. Près de la meule de foin, une clôture en carton-pâte ajoutait à l’endroit un charme champêtre. Des abat-jours, des malles, des portants fournis en costumes, des mannequins, un décor rupestre, un autre restituant la beauté d’une île : le coin commençait à me plaire. Déposant mon cartable comme on se débarrasse d’un problème, je m’assis dans le foin, auprès de l’animal ne prêtant plus attention à moi. La chaleur, la quiétude, la présence rassurante de la vache, enfin le calme, une sorte de paix intérieure… je m’endormis. Pas très longtemps sans doute. Je fus réveillée par un régisseur furieux et hurlant : « la vache devrait être sur le plateau depuis plus d’une heure » !

Ce n’était pas une vache, c’était une star, la star d’un spot publicitaire pour un fromage.

Michèle Menesclou

Signaler ce texte