La strette

klerdeter

La strette (de l’italien, étreinte, resserrement) :

partie d’une fugue qui précède la conclusion et dans laquelle le sujet et sa réponse se poursuivent avec des entrées de plus en plus rapprochées.

J’ai toujours adoré cet instant suspendu, le temps qui s’accélère, joutes verbales de plus en plus acérées, mots d’humour lourds de lapsus de tendresse, distance physique gardée au prix d’un effort insoutenable avec, toujours, et c’est tout le piment, toujours la certitude que l’envie est réciproque et toujours cette petite aiguille de doute “et si je me trompais ?”. La strette, ces moments d‘avant le premier baiser

Parfois cela dure dix minutes : c’est l’instant qui veut ça, la musique, le tango. Parfois cela dure des jours, des semaines, c’est bien.

Cette fois-là c’était une nuit, la plus belle de ma vie.


Eté 74. On était partis au Portugal, à cinq de la cité U dans une 4L, pour fêter la jeune Révolution des œillets. Direction les latifundia de l’Alentejo où les ouvriers agricoles tentaient de prendre du pouvoir sur leur vie. Nous allions prêter nos (petits) bras aux travaux des champs pour servir la cause.    

Eté intense... Eté incandescent de la plaine, roussie de blé. Nuits glaciales dans un noir d’encre sous le casque des étoiles. Débats passionnés, révolution, réforme agraire, ne rien posséder, que quelques meubles et sa chemise, le travail, pénible, les heures, longues, le soleil, la tristesse, la dureté de la vie, le cheval qui tire la carriole, épuisé, langue portugaise débitée à la mitraillette, sonorités rudes peu à peu apprivoisées, latinité devinée, savourée aux lèvres des étudiants portugais… fumer des cigarettes fortes, brunes, bruns les amours incandescents dans les greniers, galopades de souris, couples d’un soir, beauté des corps, regards clairs, premiers matins du monde pour une jeunesse assoiffée de liberté… Veillées, discussions, encore, chansons partagées, encore et encore Grandola vila morena, terra da fraternidade… El pueblo, unido !… Echos du Chili, frères de lutte… Feux, vinho tinto, on se serre, les langues se bousculent, what is your name, mi nombre es, chamo-me… L’herbe, elle vient direct du Maroc, elle nous fait voir les étoiles, les paysans n’aiment pas trop ça, ils tolèrent, la jeunesse, ils rient de leurs bouches édentées, nos bras rougis, nos mains couvertes d’ampoules, ils se moquent gentiment, emmènent de grandes brassées de filles et de garçons dans la carriole, « chapeu ! chapeu ! » les chapeaux s’envolent… Champs roux dans la poussière rouge, bataille de la moisson, tout rentrer avant l’orage, la foudre embrase la grange, malheur, les voisins aident, toute la nuit, on éteint le feu, le mot est passé, tous viennent pour aider, de Beja, on appelle, cousins, soldats, tous viennent.

Et l’amour, l’amour, il était gai et facile, sans risque et sans complexe. Je chérissais ma petite plaquette de pilules, les garçons étaient doux et attentionnés, c’étaient les années où le machisme n’avait pas cours, ou bien les Portugais sont-ils toujours comme ça ?

Avec les copains de Paris, le climat se détériorait. Certains profitaient moins que d’autres de la sensualité ambiante. Cela déteignait, sous des prétextes politiques, bien sûr. Car tout était politique : sexe, nuances de rouge et degrés d’embourgeoisement. La saison s’est terminée, j’ai dit basta et j’ai pris seule le train pour Lisbonne…

Voyage interminable : un jour, un bout de nuit… Terminus, enfin. Sauf qu’arriver à Lisbonne par le Sud c’est… prendre encore un ferry. Seule. Déjà une heure du matin, pas d’amis, pas de sous, pas d’adresse. La peur m’enveloppe, la nuit est dense et froide quand tombe le voile humide de l’estuaire. Seule. Après tous ces jours “ensemble”

La traversée est courte, somptueuse. Millions de lucioles sur les collines, la place Terreiro do Paço offerte telle une Venise orgueilleuse au retour de conquêtes. Le temps retient son souffle en un siècle incertain.

A l’accostage, je trouve des complices, deux garçons blonds. Eux aussi sont à la rue, gentils et danois. Nous faisons taxi commun. A la pensão bon marché, il ne reste qu’une place dans un dortoir. Une petite musique de fugue traverse le couloir. Sans échanger un regard, le plus grand des garçons et moi laissons à l’autre et le lit et nos sacs. La nuit n’est pas si froide, les grands cafés pas encore fermés, puis si, la petite musique joue, fait des cabrioles, prend le funiculaire, dévale les escaliers, se love sur des banquettes noircies, goûte au Porto vieux, s’égare dans des jardins, oh nous sommes déjà passés là, les lumières s’éteignent, les passants remontent le col des pardessus, entre les pavés des herbes folles, les jambes nous portent encore, oh cette nuit qui donne envie de sauter, de faire le grand écart en touchant ses pieds, la strette, strette est lasse, non pas encore et les paroles, elles virevoltent, et les mains, elles s’enlacent, rien d’autre, se retiennent à la nuit pour qu’encore elle dure, encore et encore, lueur à l’est la strette dit prenez le premier ferry pour revenir à Lisbonne dans la rougeur de l’aube, elle se moque des ouvriers assis à l’intérieur, quels idiots, quel matin, ne pas en profiter, sur le pont, la strette parle de cargos, d’Amérique latine, je ne comprends pas bien, je n’écoute plus, elle insiste, marins, syndicats, pas de carte, rejoindre les camarades qui combattent, toi mon doux Viking à la peau de lait, aux dents si blanches, toi la guerre, allons-donc ! Chante la strette, cargo, cargo, je te le dis, tous les ports d’Europe, ici notre dernier espoir, oui mais pas aujourd’hui, dis-moi ? Demain, demain, demain… prétend la strette. Il y eut ce baiser, un seul. J’en frissonne encore.

PS : Je verse chaque année ma cotisation au syndicat des marins portugais. Ils doivent bien se demander pourquoi. J’ai appris qu’il n’avait jamais pu embarquer, faute d’obtenir sa carte. Dans une banlieue de Copenhague, il y a sans doute des enfants blonds qui lui ressemblent. J’ai cru reconnaître sa peau de lait, une fois, dans un congrès international d’urbanisme. Je ne me suis pas approchée.

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