Un thé pour Samantha

Pascal Mess

Une petite fille, seule rescapée d'un accident de voiture où ses parents sont morts, devra lutter contre ses démons intérieurs, tout en grandissant.


Illinois, 1937.

C'est par une belle mais très fraîche journée d'hiver que ce sont rendus les Peters chez Tante Helen, la soeur de madame Peters.

Le dimanche s'est agréablement et tranquillement déroulé, Samantha à beaucoup jouée et lue des histoires haletantes et drôles.

Les adultes se sont racontées les nouvelles sur les uns et les autres, de par et d'autre du comté. Ils ont partagés les états de santé de la famille, aussi.

Il est l'heure de rentrer, il a neigé toute la journée. De plus ils ne vont pas tarder à se retrouver dans les bouchons des heures de pointe.

La Buick est maintenant chargée des compotes et confitures provenant du jardin de Taty Helen, ajouté d'un reste de pancakes emballé affectueusement pour la petite fille. Maman, papa et Samantha Peters, chaudement vêtus, il fait moins dix degrés, peuvent monter en voiture, direction la maison!

Les bises et embrassades s'échangent, on se promet à bientôt, on attendra pas si longtemps, c'est sûr, pour se voir la prochaine fois.

Des coucous de la main et la voiture se met à rouler, un peu glissante, un peu tanguante, puis droite.

Peu de temps après le départ de la petite famille, Helen s'aperçoit de la présence du sac à main de sa soeur au pied d'un des fauteuils du salon.

Ne voulant pas que celle-ci se retrouve embêtée, elle s'emmitoufle de sa fourrure, saisit ses clés, prend le sac à main et démarre sa poussive Oldsmobile.

Mais déjà la route commence à s'encombrer de plus en plus de véhicules, sous une nuit naissante et abondamment floconneuse.

Helen peine à avancer, s'inquiète des difficultés rencontrées, klaxone sans résultat escompté, regrette son aventure.

Puis elle remarque deux lumières rouges, en contre-bas sur sa droite, se demande ce que ça peut être. Mais tout d'un coup elle réalise qu'il s'agit de veilleuses arrières de voiture, s'angoisse que ça puisse être celles de ceux qu'elle aime.

Elle s'indigne que personne ne les aient vus, ne leurs aient portés secours, quels horribles gens, des sans coeurs, et de ses mains elle frappe le volant.

Elle sort de la voiture, essaie de ne pas glisser, s'horrifie de ce qu'elle voit, les adultes inanimés, une petite tête bouclée bougeant à peine.

Taty Helen hurle au secours, maudit son impuissance, agite ses bras, pleure. Quelques têtes finissent par émerger de leur indolence, poser une question qui les rends moins indifférents, ouvrir une portière qui les fait sortir de leur situation de spectateurs, venir aider, devenant ainsi vrais acteurs, de secours.

Samantha, qui a fait le parcours à l'avant de la voiture, réchauffée entre sa maman et son papa, a échappée, elle, grâce à sa petite taille, à la branche qui a traversée de part en part la gorge de ses parents. Cela fait déjà longtemps que la petite fille crie et pleure, remplie de détresse, entre les corps froids de ses parents, ceux-ci la collant de leur sang.

Au secours qu'on lui porte, à la présence de sa tante, elle calme ses pleurs. Mais ce ralentissement de larmes, est le pire qu'il pouvait lui arriver, car avec sa détresse, s'est installé, pour l'instant peu visible, une folie, une froideur impartiale, totalitaire, destructrice, vengeresse et suicidaire.

Pauvre petit être, jouet de ses carences affectives et de l'indifférence des autres. Secourue plus vite, plus rapidement mise dans les bras aimants de Taty Helen, peut-être s'en serait elle sortie, moins dramatiquement.

Samantha , dans les bras de sa tante, se laisse aller entière à cet amour qui la réconforte, mais aussi au venin de décadence, immiscé dans son sang, proliférant dans son coeur.

Les corps des parents sont emportés, Helen et Samantha transportés à l'hôpital pour l'examen de la petite.

Le docteur est satisfait, pas de lésions, radios confirmant, l'enfant paraît calme.

Retour au domicile de Taty, elle demandera la garde de la fillette.

Cajolée, entourée, embrassée, assurée d'amour, le petit ange tente de se remettre en état.

Dans les bras de sa tante, elle assiste à l'enterrement de ses parents. On lui dit qu'ils sont dans les cercueils, elle ne comprend pas vraiment, pleure et en même temps rit, d'un monsieur âgé qui est tombé et s'est visiblement fait très mal.

Inscrite dans sa nouvelle école, et curieuse, elle découvre son nouvel univers d'apprentissage et social. Pendant la récréation, des petits camarades ont découverts un chaton abandonné. Tous veulent le tenir dans leurs mains, le caresser, disent qu'il est beau et doux.

Mais profitant de l'inattention de ses camarades, produite par le sifflet de reprise de la classe, Samantha donne un coup de pied dans le chaton et celui-ci passe par la grille de la bouche d'égout, disparaît tout en miaulant de douleur et de peur.

Alertés par la détresse de l'animal, les enfants se retournent, bouche ouverte, point d'interrogation dans leurs yeux, petits corps tendus.

La petite fille feint d'être surprise, crie, et, simulant une tristesse dans ses mains , rie. Les enfants sont instamment priés de se rendre en cours.

Arrivée de l'école, elle avale son quatre-heures de bon appétit, sourit en réponse à taty Helen qui lui demande comment elle va, sourit aussi en repensant au chaton expédié aux oubliettes, baisse les yeux sur sa bêtise, sur sa méchanceté aussi, et des larmes poussent en elle.

Elle va ainsi grandir, bon an mal an, et progresser dans une régression de plus en plus importante.

Samantha a maintenant dix ans et déjà à son actif plusieurs méfaits terribles, empreints de détresse et enveloppés de folie, dont le sciage d'un des barreaux de l'échelle de la cabane de son petit voisin Eddy. Celui-ci a fait une chute violente, applaudissements effrénés mêlés de grande tristesse de sa voisine cachée derrière un arbre, deux mois d'hôpital et une paralysie des jambes à vie pour son jeune voisin.

Quelques temps après, le flambage des nattes d'une camarade d'école, invitée par Tante Helen. La fillette s'était assoupie après une dispute avec Samantha, désaccord de qui a la plus belle robe et qui sait le mieux la faire tourner. Une colère énorme s'était alors dessinée sous les tempes de celle-ci qui provoqua une brûlure au premier degré pour sa camarade. Et pendant que celle-ci hurlait de douleur, Samantha au premier étage, se roulait par terre de plaisir, pleurait d'une même intensité, sentait ses yeux rouler dans leurs orbites, se coupait le ventre de ses ongles.

Cette fois-ci , Taty Helen eu un doute: pas de feu à proximité, que trois personnes dans la maison. La soupçonnée offrit à la question une réponse angélique mêlée d'incompréhension. Malgré l'insistance de sa tante, encore et encore les mêmes réponses. Avec le soupçon, l'inquiétude, quoi faire, mon Dieu, un si gentille petite fille, et qui a tant souffert, non, elle ne pouvait le croire.

En un flash l'accident refait surface, sa soeur et son beau-frère morts, l'enfant seule et dans le froid, le désespoir. "Comme elle a dû souffrir, la pauvre! Si seulement j'avais pu arriver plus tôt, la serrer plus vite dans mes bras!"

Le temps passe, la souffrance et les travers de l'enfant s'accentuent, deviennent plus puissants que jamais.

Samantha vient d'atteindre ses quatorze ans. Elle se défend d'être une adolescente comme les autres. Elle les trouve insipides, médiocres, sans la moindre ambition, chochottes, bercées dans leurs histoires d'idoles et de vêtements. Elle ne supporte pas leurs petits rires aigus quand elles se partagent des choses sur les garçons, des ricanements selon l'adolescente.

Samantha est devant la glace, se trouve belle et puissante. Ses slips sont simples mais plus pour enfant et ses soutien-gorge à la dentelle esquissée, enveloppent une poitrine joliment dessinée, mais qu'elle souhaite voir s'étoffer. Elle n'a pas encore connu de garçon mais ne se presse pas. Ceux de son entourage sont inconsistants et boutonneux, gauches, presque féminins. Elle sait que les garçons la regarde, mais s'en tiennent là, sauf quelques téméraires, vite éconduits. Il y a suffisamment de contradictions en elle pour qu'un garçon ne puisse y trouver sa place.

Un professeur se retrouve manquant, les élèves rentrent plus tôt.

Samantha franchit la porte de la maison alors que sa tante prépare le thé. L'adolescente lâche dans un coin son sac d'affaires scolaires. Hélène est étonnée de la voir aussi tôt, l'interroge. Samantha brûle en elle, ne sait et ne veut pas savoir pourquoi, ne répond pas à sa tante.

Sa taty n'est pas surprise, cela arrive souvent depuis quelques temps, elle le met sur le compte de l'âge.

Samantha est très triste et en colère, aime énormément sa tante, aussi. Celle-ci rajoute une tasse et du thé, sans un mot, avec beaucoup de pensées. Elles s'assoient l'une en face de l'autre, sans se regarder.

Samantha est en colère après elle-même, après sa vie, son déchirement intérieur. "Si ça pouvait enfin se terminer!"

Un stylo traine sur la table, semble être là pour s'enfoncer dans son coeur, pour sa délivrance, et sa colère.

Hélène découpe deux parts de pancakes, à se servir, à se régaler.

Samantha caresse du bout du doigt le stylo, perçoit la cavalcade de fureur en elle devenir non maîtrisable, et délicieuse.

Ne pas céder, par amour, par respect de celle qui l'a élevée, parce qu'elle n'y est pour rien, la pauvre, et qu'elle l'aime, aussi.

Hélène sourit à la jeune fille, tendrement. Depuis qu'elle s'occupe d'elle, c'est comme si elle était sa fille.

Aujourd'hui, ça ne va pas, elle le sent, sans pouvoir mettre des mots dessus.

Samantha coule de larmes en elle, sait que c'est maintenant, qu'elle regrette déjà, qu'elle demande pardon, pour ce qu'elle va faire.

Et sa main, comme appartenant à quelqu'un d'autre, saisit le stylo, et l'enfonce, vite, fort dans l'oeil de sa tante, sans méchanceté, juste comme cela, parce qu'il le faut.

Hélène hurle de douleur et le sang gicle de l'orbite.

Samantha pleure, rit, tremble, se hurle après, crie après Hélène, refuse de continuer, continue dans l'autre oeil, puis dans la gorge, encore, encore. Le sang se répand de l'une à l'autre. Violemment choquée, en passe de mourir, tremblant de tout son être, taty Hélène s'effondre bouche en avant, et qui semble demander "pourquoi?".

Samantha pose sa tête contre celle de sa tante, trempe sa joue dans son sang, commence à ramener le stylo en direction de son coeur, le percer, s'anéantir, la rejoindre. Mais le crayon ne s'enfonce pas, comme interdit.

La jeune fille se maudit mais pense déjà à tout nettoyer, tout cacher. Le corps aussi, que faire du cadavre? Laver tous ses vêtements, les objets, sous ses ongles, dans ses cheveux. Dans la cave, la malle.

Des heures durant, effacer, maquiller, dissimuler, comme s'il ne s'était rien passé. Et puis comment faire, que dire, aux autres, les gens qui vont s'enquérir de la santé d'Hélène, de pourquoi elle n'est pas venue, au Bridge, s'occuper des orphelins.

Samantha vient de se vautrer dans un des fauteuils du salon, face à la cheminée avec au-dessus le portrait de sa mère et d'Hélène, lorsqu'elles étaient jeunes filles. Elle est épuisée, d'émotions, de ménage, aussi. Il faudra acheter un nouveau tapis, l'ancien entoure sa tante, dans la malle.

Tout est calme dans la maison, comme si elle était apaisée, et Samantha pleure, comment a-t-elle pu faire cela?

Puis elle sourit, elle ira demain à l'école comme d'habitude, surtout ne pas changer les habitudes.

Sony est tout frais sorti de l'école de police, malin et observateur. Récemment mis en poste dans cette partie du comté, le jeune homme veille, il y met un point d'honneur. Beau gosse, il est régulièrement remarqué et répond d'un salut de son chapeau.

Samantha a bien dormi et profite pleinement de son petit déjeuner. En même temps, elle a conscience maintenant, d'une vie oscillant entre précaire et éphémère, et elle sourit.

A l'école, bises, dernières tenues, regards moqueurs, tubes et vidéos. La vie, quoi.

La jeune fille est dans les dernières à refermer son casier, elle presse le pas, se retrouve derrière une qui traîne. Elle regarde derrière elle, personne. Et d'un corps et d'un coeur léger, balance sa jambe en avant qui frappe les reins de la trainarde qui part dos creusé, bouche ouverte, pour venir s'aplatir contre le mur d'en face. Et pendant que les os de l'amusement se tordent et craquent, Samantha se promet une belle journée!

Encore une fois Samantha reste impunie, sent une chape de plomb l'oppresser.

Deux quartiers plus loin, Sony, vigilant, veille.

Deux années s'écoulent, pendant lesquelles morts et accidents en tous genres, volontaires, se produisent. Ainsi qu'une déchirure intérieure béante, celle dont on ne revient pas. Beaucoup de rires fous et saccadés, aussi.

Régulièrement Samantha et Sony se croisent, l'une voulant le regard de l'un, l'autre s'en échappant. La jeune femme sent une chaleur, celle de l'amour et du réconfort, celle de la puissance aussi, celle qui stoppe.

C'est décidé, il sera son sauveur.

Samantha rentre chez elle, pose ses affaires, descend à la cave, pousse les barils et les matelas, découvre la malle, celle qui a servit deux ans plus tôt, avant l'enterrement de sa tante dans le jardin, fait apparaître un placard. Dans celui-ci, un coffret en acajou. A l'intérieur de la boite, un "Smith et Wesson", brillant et puissant. Depuis longtemps trouvée et soigneusement mise de côté, l'arme attend sa maîtresse. Elle la lisse de ses doigts, sourit, fronce les sourcils, la soupèse, la lève, vise un pot de terre, la serre contre sa poitrine, le barillet est plein, demain c'est promis!

Et la joie s'empare d'elle.

Depuis sa décision prise, elle se sent mieux, la libération est proche. Elle avale un bol de soupe, une part de pancakes, et va se coucher.

Elle dort comme un bébé, et rêve: Elle est assise entre ses parents, à l'avant de la voiture, elle a cinq ans. Les flocons s'échouent sur les vitres que les essuie-glaces balaient d'un geste. Il fait bon d'être entre papa et maman, et elle s'assoupit. Tout d'un coup la voiture glisse, comme une luge, et s'arrête. Une branche d'arbre s'est immiscée à l'intérieur du véhicule, mais n'a touchée personne, ni parents ni enfant, tout le monde est heureux, dans un monde parfait.

Samantha se réveille en sueur, crie, vomit sur ce rêve si faux et si bon, tel que la réalité aurait dû être, pour la petite fille qu'elle était.

Heureusement, tout à l'heure s'ouvrira son bonheur, le seul qu'elle puisse espérer aujourd'hui, pour elle, pour les autres, pour feu sa Taty qu'elle aimait tant. Et elle ramène ses mains sur son coeur.

Le réveil a sonné, Sony le jeune policier doit être au travail.

La jeune femme se lève, fait sa toilette, prend son petit déjeuner. Dehors, il fait un soleil éclatant, ce sera une belle journée.

Elle met le pistolet dans son sac à main et part en quête du policier, de mort, de vie, d'apaisement, de fin.

Ses cheveux sont libres, son coeur serré. Elle franchit le carrefour, aperçoit celui qu'elle a décidé pour sauveur, sort l'arme et tire sur une voiture, un passant, dans une vitrine. Sony fait volte-face, dégaine, reconnait la jeune femme, reste interloqué mais pointe son arme dans sa direction.

Cette fois-ci leurs regards sont l'un dans l'autre, vrais, uniques.

La jeune femme sourit, pointe délibérément le policier, souhaite ardemment qu'il la tue. Elle sait que ce sera pas facile pour lui, mais qu'il devra le faire quand même, pour lui-même, pour les autres, pour elle.

Elle l'aime pour cela, pour ce qu'elle n'aurait jamais eu le courage de faire par elle-même. Pour sauver de futures victimes innocentes, comme elle, dans la voiture, déchirée intérieurement, et si seule, si seule.

Et elle tire vers lui, pour l'aider, pour l'aimer, pour qu'il l'aime aussi.

Les balles crépitent, s'entremêlent, touchent, encore, plus fort.

Samantha sent sa vie partir, sourire radieux, merci, enfin.

Sony, larmes aux yeux, peau d'épaule brûlée par une balle, reste hébété: "Mais pourquoi?"

Il regarde le visage de la jeune femme, apprécie son repos.

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