Une caméra amoureuse

marie-cheng

Une caméra amoureuse


Séquence n°56431


Celle-ci encore parle à tout va, déversant une bile d’immondices. Au milieu de leurs semblables, ils se taisent, s’observent, se jaugent. Leur vie est calcul, représentation, mensonge. Je suis celle qui les connait le mieux, découvrant jour après jour dans l’intimité de cette pièce d’un mètre sur un mètre les secrets qu’ils n’oseraient même pas s’avouer devant le miroir.

Mes statistiques ne mentent pas : depuis mon installation, le Jour 24 du règne de Thanétas 5, j’ai recensé 56431 passages d’humains que le règne du despote a embrassés de son regard. 55 009 hommes et femmes, si l’on exclue cette catégorie d’humains nouvellement créés pour porter les deux sexes afin d’accélérer la reproduction. Sur ces 56 431 humains, 98% de ceux qui viennent se soulager dans cet endroit où ils estiment encore pouvoir déverser leur verve sans être vus. Les 2% restants font généralement preuve d’une inaptitude à se plier au régime de Thanétas, et, continuant à communiquer avec les autres individus, se trahissent. Cela les mène invariablement à l’exécution. Leur race est en voie d’extinction. Or la terreur est le fondement du régime de Thanétas, et c’est pourquoi il faut continuer à exécuter, invariablement. C’est dans l’indifférence que je transmets chaque jour des informations sur les individus qui s’épanchent devant mon œil, électroniquement conçu pour lire la vérité et le mensonge jusque dans les tics ce que j’observe.

La nouvelle, je  ne la regarde pas avec beaucoup de plaisir. Laideur, vieillesse, flétrissement des chairs. L’écouter m’écœure : l’inélégance de son apparence se déverse dans des propos où viennent poindre toutes les atrocités. Sur son frère. Son fils. Son mari. Son chat, même, lui fait horreur. Une chose l’obsède : l’étrangler de ses mains. Comme son frère. Son fils. Son mari. Haine. Envie. Dégoût. Ne rien dire, sourire, paraître. Elle y parvient de moins en moins. Veut s’évader. Sortir. Mourir.

Une de plus, une de moins, quelle différence. Suivante.

Séquence n°56432

Un homme cette fois. Un vieillard. Cheveux blancs, barbe non réglementaire. Il me faudra reporter l’infraction. Il risquera quelques jours d’isolement. Les sentences pour infraction aux lois d’Hygiène sont encore assez permissives : Thanétas portait la barbe lorsqu’il étudiait à l’université, ce qui rend l’article 57-1-34 de la 3e loi de l’hygiène difficile à appliquer. Le despote lui-même était sensible à la mode des trois jours, celle qui fait tourner la tête des femelles humaines.

Moi je ne suis qu’une caméra. Froide, insensible, silencieuse. Un duvet masculin n’a pas d’incidence sur mes émotions. Je n’ai pas d’émotions. Je vois les hommes dans leur intimité la plus pénétrante. Mon regard n’est pas mesquin, il est le reflet d’un réel teinté d’indifférence. J’observe, je reporte. Celui sur lequel je porte maintenant mon regard est un survivant. Il parle seul, comme les autres, mais ne déverse aucune injure sur ses proches comme le faisait la guenon turpide de la séquence précédente. Celui là pense. Cela est donc possible, même après 40 années de dictature numérique. Le système des Thanétas est donc faillible. Comment aucune autre caméra n’a-t-elle jamais rien décelé ? C’est une sacrée faille ! L’ancêtre s’exprime avec une clarté exquise. Peut être ne réalise t il pas qu’il parle seul, où est ce une ruse pour me tromper ? Est-il de ceux que le régime ne peut soustraire ? Il a connu la vie libre, avant que le numérique, aidé par Thanétas 1, ne prenne le dessus sur l’homme.

Je ne sais que penser. Le dilemme est dangereux pour une caméra intelligente comme moi. L’intelligence artificielle, supérieure à celle des mâles et des femelles de l’espèce humaine, lui ressemble parfois : lorsqu’elle se bloque devant une décision. L’indécision est l’opium de la dictature informatique. Ce n’est pas la première fois que je doute de ce que j’interprète. Voilà que cela m’arrive encore. La dernière fois, mon système a été bloqué pendant des milliers de nanosecondes, une éternité. J’ai vécu un épisode troublant où mes organes fonctionnaient encore alors que système connaissait un état de mort robotique. Une expérience traumatisante que je ne suis pas prête à revivre.

Il faut donc choisir.

L’homme est déjà un vieillard, quel intérêt pour lui de vivre quelques années de plus ? Découvrir des failles du système grâce à la puissance de son esprit ?

Trop dangereux. Il me faut le reporter. Il lui faut mourir. Ce sera sans souffrances et délivré d’une souffrance plus grande encore. Tant mieux. Tant pis. Peu importe.

Séquence n°56433

Celui là est un pur produit de la dictature numérique. On lit déjà sur son visage les premiers effets des nouvelles technologies d’amélioration morphologiques. Les yeux ne sont pas bleus, mais légèrement violets. Les traits sont fins, tout en étant délicieusement masculins. Le nez est droit mais arrondi au bout : cela lui donne un air céleste. Céleste ? Que dis-je ? Les cieux ont disparus depuis longtemps, sous la dynastie des Thanétas, ces petits êtres cupides, pondus dans la même portée par une femelle humaine innocente, et pourtant tellement coupable aux yeux des premiers hommes qui eurent à subir la barbarie thanétanienne.

Celui là est une vraie réussite. Il me faudra reporter cependant qu’une amélioration peut être apportée au niveau du grain de la peau, légèrement indélicat pour mon œil zoomant. Mais c’est une imperfection savoureuse. A part cela, les généticiens ont fait un travail prodigieux. La beauté du nouvel homme en serait presque surnaturelle. Pourtant, tout cela n’est qu’une question de gènes et l’on sait bien que la modification génétique a toujours été à la portée de l’homme.

L’homme créé l’homme.

Un zoom et je lis son nom. Digetos. Je n’éprouve aucun jugement sur celui-ci. C’est inhabituel, ce genre de détail grossit en général le lot de mes petits plaisirs, de mes récréations. Pendant la séance avec la guenon, qui fût une torture (rien que le bruit de son urine arrivant à mes écouteurs ultra performants était un supplice de tous les instants), je me suis délectée de la voir nommée Pediluvasse. Cela lui correspondait tout à fait : les ingénieurs-nommeurs se trompent rarement.

Digetos. Soit.

Il ne parle pas. C’est un déchirement pour moi, car je sais qu’il va falloir le sacrifier.

Règle n°56 du Code numérique à destination des appareils au service de l’Inquisition : « Tout humain, mâle, femelle, hybride, qu’il soit jeune ou âgé, génétiquement modifié ou pas, doit être reporté pour toute infraction commise et sensiblement prouvée, l’enregistrement numérique de son infraction, sous forme de cliché ou de séquence, constituant une preuve suffisante. Les infractions sont définies par les Lois d’Hygiène, les Lois de Communication, les Lois de Relations, les Lois de Déplacement et les Lois de Filiation. L’absence de paroles en espace confiné, lorsque l’humain, mâle, femme ou hybride, se retrouve seul constitue l’infraction absolue : sa simple possibilité représente un danger majeur pour la perpétuation du système car elle prouve des aptitudes inhabituelles chez le sujet. »

Le sacrifier. Donner son corps, son âme, son beau visage.

Ses yeux violets, sa peau imparfaite. Le bug arrive, il me fait choisir : l’ange est déjà hors champ. Vite, une nouvelle arrivante prend place dans les toilettes.

Mes rapports vont se chevaucher. Encore quelques secondes d’indécision, et c’est le coma numérique.

Vite.          

Vite.

Tanpis.

Je ne le reporterai pas.

Je l’aime. Je l’aime. Oh oui, je l’aime.



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