Une chute bien cavalière

petisaintleu

Vous souvenez-vous des Charlots et du Grand Bazar où il était question de la disparition des épiceries phagocytées par les supermarchés ? Les plus littéraires pourront tout aussi bien me citer Zola et Au Bonheur des Dames. Il est clair que, depuis un demi-siècle, le petit commerce se réduit comme peau de chagrin. Les bistrots ont été remplacés par des franchises américaines qui s'empressent d'aller planquer leurs bénéfices dans les paradis fiscaux. Que dire des quincailliers cloués par les magasins de bricolage ? Jusqu'aux merciers qui en sont réduits à se gratter leurs boutons faute de clientes passées au scrapbooking.

Depuis vingt ans, j'avais mes habitudes. J'appréciais Claude pour sa constante bonne humeur et ses conseils de professionnel. Une boutique héritée de son père, dans un coin paumé d'un faubourg mal famé ; le trou du cul de la cité diraient certaines mauvaises langues. Moi, je le surnommais le cordonnier car, c'est bien connu, ils sont souvent les plus mâles chaussés. Il était d'une pudeur exacerbée. Mais, et surtout, je me suis toujours sentie à l'aise comme dans un chausson quels que soient les produits qu'il me proposait. J'adorais y flâner. J'étais comme une gamine excitée. J'aurais voulu tout acheter. Pour reprendre un terme d'usage en grande distribution, elle était étonnamment bien achalandée sa petite surface, large et profonde.

Il était passionné par son métier et, au moins deux fois par an, il s'envoyait en l'air pour se rendre dans les salons spécialisés qui proposaient les dernières nouveautés. C'est ainsi qu'il fut le premier à importer des gadgets électroniques des States. Il avait aussi le patriotisme chevillé au corps et ne négligeait pas les derniers artisans locaux qui, contrairement aux breloques made in China, savaient encore faire des produits bien léchés.

Il y a dix ans, les choses ont commencé à se compliquer. On ressentait les effets pervers d'internet. Les clients se firent de plus en plus rares. Il était devenu tellement plus simple de faire ses affaires dans son petit coin, au gré de ses fantaisies compulsives, à toute heure du jour et de la nuit.

Moi, j'ai toujours été fidèle. Il est vrai que je ne suis peut-être pas une sainte, mais ce n'est pas contradictoire avec certaines valeurs morales. Je m'accrochais donc à son échoppe comme une moule à son rocher. Je dois avouer que j'ai toujours eu un faible pour les loosers ; je leur trouve un côté attendrissant en adéquation avec mon instinct maternel. Par pitié, je baissais ma culotte et je n'osais pas refuser ses propositions quand il me vantait des colifichets dont je ne savais que faire. Rapidement je me retrouvais les placards pleins de ses joujoux par milliers dont même mes longues soirées d'hiver ne purent venir à bout. Je les proposais à mes copines du club Tupperware. La ménagère de plus de cinquante ans me plaqua préférant fantasmer sur ses séries à l'eau de rose.

Il y a trois ans, Claude a rejoint la cohorte des petits commerçants qui n'ont pas survécu à l'ère numérique. Je ne sais pas ce qu'il a pu devenir. De mon côté, j'ai viré ma cuti. Je me suis découvert une nouvelle passion extatique dans la lecture. Je me surprends à devenir nostalgique et mélancolique. Je n'aurais pas dû me prendre de passion pour Modiano.

C'est sans doute aussi l'effet de mes hormones. À cinquante-cinq ans, je me ménopause. Je chiale où je m'énerve pour un rien. Pour paraphraser mon auteur fétiche, ce sont désormais des boulevards de ceinture qui s'offrent à moi.

Il y a quinze jours, plongée dans mon canard où l'inverse, je ne sais plus, j'ai appris qu'il s'était pendu. Je n'ai pas pu m'empêcher de me demander si, avant de disparaître, il avait connu l'extase d'un ultime priapisme. Je n'ai pas eu le courage de me rendre à son enterrement. Je suis simplement retournée dans la ruelle où se dressait sa cambuse. Rien n'a changé, hormis la première lettre du panneau sur la façade. Le pendouille comme une vieille couille fatiguée. On peut lire désormais « ex shop ».

Salope d'Amazone.

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