Une connaissance inutile, extrait
fionavanessa
Je n'aime pas les donneurs de leçons. C'est que j'ai été
bercée et nourrie par des professeurs qui relevaient plutôt
de l'accompagnement socratique, des accoucheurs d'âme.
Je n'aime donc pas qu'on me dise quoi faire et quoi penser.
Court-circuit pour le cheminement naturellement évolutif
de la pensée.
Ici, je voudrais partager, notamment pour une amie
lectrice, ce texte dont la sombre force me tomba en plein
cœur, à l'âge où les expériences se gravent à vie. De l'élec-
tricité de haute tension. Qui parle de soi-même.
J'eus la chance de faire partie de l'ensemble de comédien-
nes qui rendit hommage à Charlotte Delbo, il y a un peu plus de
vingt ans, à la radio et en public.
Les quatre livres, mélange de récits décrivant des événements
inimaginables dans un ton brut, de recherches biographiques
sur ses compagnes de captivité, et de poèmes, ces livres tien-nent une place très à part pour moi, et ont révolutionné ma
vision des choses. Je trouve ce poème-ci tellement vrai et intemporel. C'est la dernière page de l'un de
ses livres-témoignage.
Charlotte Delbo fut résistante, déportée, et aussi, fut la
secrétaire de Louis Jouvet.
Prière aux vivants pour leur pardonner d'être vivants
Vous qui passez
bien habillés de tous vos muscles
un vêtement qui vous va bien
qui vous va mal
qui vous va à peu près
vous qui passez
animés d'une vie tumultueuse aux artères
et bien collée au squelette
d'un pas alerte sportif lourdaud
rieurs renfrognés, vous êtes beaux
si quelconques
si quelconquement tout le monde
tellement beaux d'être quelconques
diversement
avec cette vie qui vous empêche
de sentir votre buste qui suit la jambe
votre main au chapeau
votre main sur le coeur
la rotule qui roule doucement au genou
comment vous pardonner d'être vivants...
Vous qui passez
bien habillés de tous vos muscles
comment vous pardonner
ils sont morts tous
Vous passez et vous buvez aux terrasses
vous êtes heureux elle vous aime
mauvaise humeur souci d'argent
comment comment
vous pardonner d'être vivants
comment comment
vous ferez-vous pardonner
par ceux-là qui sont morts
pour que vous passiez
bien habillés de tous vos muscles
que vous buviez aux terrasses
que vous soyez plus jeunes à chaque printemps
Je vous en supplie
faites quelque chose
apprenez un pas
une danse
quelque chose qui vous justifie
qui vous donne le droit
d'être habillés de votre peau de votre poil
apprenez à marcher et à rire
parce que ce serait trop bête
à la fin
que tant soient morts
et que vous viviez
sans rien faire de votre vie.
Je reviens
d'au-delà de la connaissance
il faut maintenant désapprendre
je vois bien qu'autrement
je ne pourrais plus vivre.
Et puis
mieux vaut ne pas y croire
à ces histoires
de revenants
plus jamais vous ne dormirez
si jamais vous les croyez
ces spectres revenants
ces revenants
qui reviennent
sans pouvoir même
expliquer comment.
Charlotte Delbo, Une connaissance inutile, 1970.
Ne jamais oublier surtout et vivre vraiment, merci Fiona
· Il y a presque 8 ans ·marielesmots
C'est mon plaisir, Marie, de pouvoir partager cette beauté. Merci pour votre belle réceptivité.
· Il y a presque 8 ans ·fionavanessa