Une connaissance inutile, extrait

fionavanessa

Charlotte Delbo, Auschwitz et après, 1970, les Editions de Minuit. Prière aux vivants pour leur pardonner d'être vivants.

Je n'aime pas les donneurs de leçons. C'est que j'ai été

 bercée et nourrie par des professeurs qui relevaient plutôt

 de l'accompagnement socratique, des accoucheurs d'âme.

Je n'aime donc pas qu'on me dise quoi faire et quoi penser.

Court-circuit pour le cheminement naturellement évolutif 

de la pensée.

Ici, je voudrais partager, notamment pour une amie 

lectrice, ce texte dont la sombre force me tomba en plein 

cœur, à l'âge  où les expériences se gravent à vie. De l'élec-

tricité de haute tension. Qui parle de soi-même.

J'eus la chance de faire partie de l'ensemble de comédien-

nes qui rendit hommage à Charlotte Delbo, il y a un peu plus de

 vingt ans, à la radio et en public.

Les quatre livres, mélange de récits décrivant des événements 

inimaginables dans un ton brut, de recherches biographiques 

sur ses compagnes de captivité, et de poèmes,  ces livres tien-nent une  place très  à part pour moi, et ont révolutionné ma 

vision des choses. Je trouve ce poème-ci tellement vrai et intemporel. C'est la dernière page de l'un de

ses livres-témoignage.

Charlotte Delbo fut résistante, déportée, et aussi, fut la

secrétaire de Louis Jouvet.


Prière aux  vivants pour leur pardonner d'être vivants

Vous  qui  passez

bien  habillés  de  tous  vos  muscles

un  vêtement qui  vous  va  bien

qui  vous  va  mal

qui  vous  va  à peu  près

vous  qui  passez

animés d'une  vie  tumultueuse  aux  artères

et  bien  collée  au  squelette

d'un  pas  alerte  sportif  lourdaud

rieurs  renfrognés,  vous  êtes  beaux

si  quelconques

si  quelconquement  tout  le  monde

tellement  beaux  d'être  quelconques

diversement

avec  cette  vie  qui vous  empêche

de  sentir  votre  buste  qui  suit  la jambe

votre  main  au  chapeau

votre  main  sur  le  coeur

la  rotule  qui roule doucement  au  genou

comment  vous  pardonner  d'être  vivants...

Vous  qui passez

bien  habillés  de  tous  vos  muscles

comment  vous  pardonner

ils  sont  morts  tous

Vous  passez  et  vous  buvez  aux  terrasses

vous  êtes  heureux  elle  vous  aime

mauvaise  humeur  souci  d'argent

comment  comment

vous  pardonner  d'être  vivants

comment  comment

vous  ferez-vous  pardonner

par  ceux-là  qui  sont  morts

pour  que  vous  passiez

bien  habillés  de  tous  vos  muscles

que vous  buviez  aux terrasses

que  vous  soyez  plus  jeunes  à  chaque  printemps

Je vous  en  supplie

faites  quelque chose

apprenez  un  pas

une  danse

quelque  chose  qui  vous  justifie

qui  vous  donne  le droit

d'être  habillés  de  votre  peau  de  votre  poil

apprenez  à  marcher et  à  rire

parce  que  ce  serait  trop  bête

à  la  fin

que  tant  soient  morts

et  que  vous  viviez

sans  rien  faire de  votre  vie.


Je  reviens

d'au-delà  de  la  connaissance

il  faut  maintenant  désapprendre

je  vois  bien  qu'autrement

je  ne  pourrais  plus  vivre.


Et  puis

mieux  vaut  ne  pas  y  croire

à  ces  histoires

de  revenants

plus  jamais  vous  ne  dormirez

si  jamais  vous les  croyez

ces  spectres  revenants

ces  revenants

qui  reviennent

sans  pouvoir  même

expliquer  comment.


Charlotte  Delbo,  Une connaissance  inutile,  1970.











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