Une étrange visiteuse

exanimo

20 septembre. – Je viens d'arriver chez ma cousine Marie. Elle et son mari Paul possèdent un petit domaine sur les hauteurs du Lavaux, dans lequel ils m'ont invité à séjourner quelques temps. Marie pense que cela me fera du bien après « ce qui t'es ar­rivé ». C'est sa façon polie d'évoquer la rupture de mes fiançailles et le mariage de ma chère Sophie avec ce vaurien de Marc. Ma cousine n'a jamais osé dire les choses.

24 septembre. – Marie semble inquiète à mon sujet. Elle voudrait que je parti­cipe davantage à ses petites soirées avec les voisins. Tout cela me semble d'une si grande inutilité...

27 septembre. – Peut-être Marie a-t-elle raison de s'inquiéter. Je crois que j'ai touché le fond... Hier soir, comme à mon habitude, je suis parti me promener dans les jardins de la propriété après le souper. Une bougie dans une main, une bouteille de co­gnac dans l'autre, mon équipement habituel. Mais le vent s'est levé, traînant avec lui les nuages chargés de pluie. Ma faible petite flamme ne résista pas longtemps et m'abandonna au milieu des haies de buis. Je tentai de retrouver le chemin de la mai­son, mais je m'enfonçai davantage dans les allées obscures, jusqu'à me retrouver au centre d'un petit rond formé par quelques cyprès et de vieilles statues mal entretenues. Je m'écroulai au pied de la statue centrale. Je pleurai sur ma vie et maudis Sophie, son Marc et ma stupidité d'avoir cru à cette aventure trop heureuse, sans avoir rien fait pour la préserver. Mon visage était plus inondé par mes sanglots que par la pluie. Celle-ci glissait le long du visage de la statue, donnant l'impression de larmes sur ses joues. Je fus presque heureux que quelqu'un d'autre pleure avec moi... Je finis par m'endormir de fatigue, et restai là jusqu'à ce que le soleil inonde à son tour les vignes.

29 septembre. – Je ne sais si ce que j'ai vu la nuit dernière était réel. Je me trou­vais assis dans le fauteuil de ma chambre, à regarder par la baie vitrée le jardin dormir sous les étoiles tout en buvant un nombre indéterminé de verres de cognac. Il était près de minuit lorsque je la vis. Quoi ? Je ne saurais le dire. Mon regard se perdait dans le vide lorsqu'un mouvement, ou ce que je crus en être un, me fit revenir à la réalité. En fixant le jardin, j'aperçus une forme claire passer d'un bout du chemin à l'autre. Le temps de reprendre mes esprits et de m'approcher de la fenêtre, elle avait disparu. Peut-être était-ce le cognac ? Ou bien un simple animal ? Ce soir je resterai éveillé pour en avoir le cœur net.

30 septembre. – Cette fois, je suis sûr d'avoir vu une silhouette blanche dispa­raître derrière une haie. J'ai essayé de la poursuivre, mais le temps d'arriver dans le jar­din, elle avait disparu. Mais je suis presque certain que cette forme était humaine. Pourtant, selon ma cousine et Paul, aucun des travailleurs du domaine ne se trouvait dans le jardin si tard. Il faut que j'éclaircisse ce mystère. Cette nuit je veillerai à nou­veau.

1er octobre. – J'ai encore du mal à croire à ce qui s'est produit hier soir. J'avais disposé mon fauteuil en face du jardin. Je scrutai l'obscurité pendant de nombreuses heures sans rien apercevoir. Je commençais à perdre espoir lorsqu'elle apparut. Cette fois, je la voyais clairement. La silhouette blanche s'était immobilisée à une dizaine de mètres de moi. Je me levai, ouvris la porte vitrée et m'approchai lentement. Pas après pas je distinguais toujours un peu mieux mon étrange apparition : une jeune fille re­couverte d'un fin tissu blanc et dont les yeux me fixaient. Nos yeux ne se quittaient pas. Arrivé à ses côtés, je vis qu'elle tremblait. Je l'invitai à venir se réchauffer à l'inté­rieur. Je ne sais pas pourquoi je fis ceci, mais cela m'apparaissait comme une évidence. Elle me suivit sans dire un mot. Une fois que nous fûmes rentrés, je la fis s'asseoir à cô­té de la cheminée. J'étais trop étonné pour articuler la moindre question. Après quelques instants, elle tourna sa tête vers moi et m'adressa un merveilleux sourire d'ange. Sa peau était blanche comme de la neige et ses longs cheveux bouclés for­maient une fine toison descendant sur ses épaules. Elle ne portait qu'un habit blanc extrêmement fin, bien trop fin pour la protéger du froid et de la pluie.

L'aube allait bientôt illuminer l'horizon quand elle se leva et se dirigea vers la porte par laquelle elle était entrée. Je voulais la retenir, mais elle m'expliqua qu'elle ne pouvait pas rester, mais elle me promit de revenir la nuit prochaine. Sa voix était si douce à mes oreilles que je ne parvins même pas à lui dire au revoir, tant j'essayais de conserver en moi ses doux accents. Elle partit et disparut dans la nuit. Je suis resté de­bout devant ma fenêtre jusqu'à ce que les rayons du soleil viennent illuminer ma chambre. Je me demande si elle tiendra parole.

2 octobre. – Mon étrange visiteuse est revenue. J'étais inquiet de ne pas la revoir. Elle est arrivé tard dans la nuit. Je lui ai ouvert la porte, elle est entrée, et nous nous sommes à nouveau installés à côté du foyer, que j'avais pris soin d'alimenter. Je restais à la regarder sans savoir que dire. Un moment elle détourna la tête en souriant, comme gênée. J'osais enfin articuler quelques sons pour comprendre ce qu'elle faisait là. Elle me répondit de manière évasive, sans réelle explication. Elle me raconta qu'elle m'avait aperçu dans ma chambre, seul avec ma bouteille. Je lui avais semblé désenchanté par la vie. Je dois dire que je n'aurais pas pu mieux décrire mon sentiment dans mes ins­tants d'ivresse solitaire. Je commençai donc à lui raconter mes déceptions, mes échecs, ma vie. Elle écoutait silencieusement, d'un regard pénétré de la compassion vraie, celle qui ne s'apitoie pas sur votre sort mais qui vous fait sentir que vous n'êtes pas seul. Je lui racontai tout. Elle resta avec moi durant toute la nuit. Étrangement, je me sentais me délester du poids de ma vie au fur et à mesure que je lui parlais. Puis elle est repar­tie, comme la dernière fois, en me promettant de revenir. Je n'arrive pas à m'expliquer ce qui résonne en moi si fortement lorsqu'elle est là, mettre des mots sur mes sensa­tions m'est presque impossible. J'ai hâte qu'il fasse nuit !

15 octobre. – Cela fait plusieurs jours que je dors la journée pour ne pas perdre une seule occasion de revoir ma belle visiteuse, dont je dois avouer ne connaître tou­jours que fort peu de choses. Nos discussions me semblent n'avoir ni début, ni fin. Nous rions, parfois nous ne disons rien, nous restons simplement ensemble à regarder les flammes danser.

Marie s'inquiète de me savoir toute la journée enfermé dans ma chambre. Toute­fois, elle avait l'air satisfaite que leurs bouteilles de cognac ne disparaissent plus aussi vite qu'auparavant. Il faudra que j'essaye de passer quelques après-midis avec elle et Paul. Mais j'ai promis de ne rien leur dire.

21 octobre. – Comme le soleil d'automne est resplendissant ! Les arbres brillent d'un reflet doré. Du lever au coucher, toute la propriété est baignée de cette douce cha­leur qu'inspirent les couleurs des feuilles. Je m'étonne de n'avoir jamais remarqué à quel point les côtes du Lavaux sont éclatantes de beauté au cœur de l'automne. Quel dommage que ma visiteuse arrive toujours après le crépuscule, son visage doit être encore plus radieux sous les derniers rayons du soleil.

31 octobre. – Ma charmante visiteuse m'a dit quelque chose de troublant. Alors qu'elle s'apprêtait à repartir, elle se tourna vers moi et m'expliqua d'un air triste que très bientôt elle ne pourrait plus venir. Malgré mon insistance, elle n'a rien voulu me dire de plus, et elle est partie comme toutes les autres nuits.

Ce doux rêve doit-il déjà finir ? Je veux encore revoir son visage, encore entendre sa voix,... Cette nuit je la retiendrai, même si elle doit s'en aller. Cette fois je ne resterai pas sans rien faire.

1er novembre. – Je n'ai rien pu lui dire. La nuit a suivi son cours habituel, et lors­qu'elle s'est levée, je n'ai pas trouvé la force et le courage de l'arrêter. Mais cette nuit, je la retiendrai.

2 novembre. – Elle n'est pas venue hier soir. Pourquoi ? Pourquoi ne lui ai-je rien dit ? Peut-être reviendra-t-elle. Oui, c'est cela, elle reviendra. Elle reviendra. Je n'ai qu'à l'attendre.

14 novembre. – Elle n'est jamais revenue. Je passe mes nuits à guetter une forme blanche. J'erre, de jour comme de nuit, le long des chemins qui peuplent les vignes et les jardins du domaine, en vain.

16 novembre. – C'est impossible. Ai-je rêvé ? Mes yeux ne m'ont-ils pas trompé ? Je ne comprends plus ce qui se produit.

Cet après-midi, mes périples solitaires m'emmenèrent dans des allées dont l'en­chaînement me semblait connu. En suivant les dédales de buis je me retrouvai dans le petit cercle au sein duquel j'étais venu me réfugier il y de cela plus de deux mois, là où j'avais passé une nuit à pleurer sur mon sort. Celui-ci m'avait ainsi ramené au même endroit, pour que je me lamente encore une fois sous ces arbres et ces statues.

Mais je remarquai quelque chose de modifié par rapport à ma dernière visite. J'en lâchai ma bouteille de cognac de stupéfaction. La statue de la jeune femme qui se penchait sur moi, celle sous laquelle je m'étais abrité, celle qui semblait pleurer sous la pluie, cette statue n'était plus là.

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