Une goutte d'eau
laracinedesmots
Comment en était-on arrivé là ? Comment l'eau, élément constitutif de la vie, avait pu se raréfier à ce point ? Ces questions, Anna se les posait quotidiennement lorsque le soleil cruel dardait ses rayons sur son dos voûté. Elle travaillait dans l'épuration des maisons décimées par la mort, le spectre de la déshydratation. Habituellement métier masculin, la jeune femme d'une vingtaine d'années avait remplacé son père que la vigueur d'autrefois quittait. Amante capricieuse, il n'avait pu la retenir. Maintenant, il se battait contre la Nature pour faire pousser quelque chose sur le misérable lopin derrière leur misérable taudis. Les légumes rechignaient à pousser car, comme les êtres humains, ils avaient besoin d'eau pour s'épanouir. Et de l'eau potable, il n'y en avait plus, ou en tout cas il n'y en avait plus pour les gens comme eux et ce depuis des centaines d'années. Les histoires d'eau coulant dans chaque maison étaient désormais considérées comme des mythes, les enfants eux-même n'y croyaient plus. C'était trop douloureux d'imaginer ce mirage et ils préféraient s'évader en songeant aux histoires de peuples marins, ces mystérieuses créatures qui n'avaient pas besoin de boire pour vivre. De coûteux systèmes avaient été inventés pour dessaler les flots marins mais cela leur restait inaccessible. Il n'y avait que deux possibilités dans le monde : naître au palais et boire ou naître dans la terre et manger des pierres.
Pas de bol pour Anna.
Que signifiait la richesse lorsque seule une poignée déclaraient en avoir ? Les nantis avaient alors décidés, pour masquer le problème, de se couper de la réalité. Leurs mains hydratées, invisibles, géraient le monde, déplaçant les simples mortels comme des pions. Les années avaient passé et asséché l'eau sous les ponts, l'humanité était maintenant divisée, coupée en deux. Anna songeait que cet état de fait était ancré depuis si longtemps que rien ne changerait, malgré toute sa volonté.
La jeune femme fut rappelée bruyamment à l'ordre et, reprenant ses esprits, elle se rendit compte qu'elle était stupidement plantée devant le corps décrépit d'une adolescente. Ses collègues masculins la raillaient, la fixant méchamment de leurs yeux de fouine. Ils croyaient avoir devant eux la preuve de leurs certitudes imbéciles : une femme ne peut pas travailler auprès des morts, une femme est plus touchée par la désydratation. Qu'on la remplace par un fils !
La soif rendait con.
Anna tempêta intérieurement et installa le cadavre puant sur ses épaules. Droit vers la fosse commune. Elle redoubla d'énergie toute la journée pour rattraper cette faute qui, si elle avait eu de la chair pendante entre les jambes, serait passé pour une simple étourderie.
Et merde, se dit-elle, me voilà qui recommence à réfléchir sur des sujets futiles.
La nuit était tombée depuis quelques temps lorsque Anna prit le chemin de chez elle, quittant ce boulot qu'elle détestait. Ses mains puaient la mort. Elle marchait le nez en l'air, cherchant douloureusement un réconfort quelconque dans ces étoiles qui crevaient le ciel. Son regard finit par accrocher le majestueux palais qui s'étendait sur la colline. Dominé par une famille richissime, entourée de ses pairs, les seuls contacts qu'ils entretenaient étaient avec d'autres palais disséminés dans le pays. Il y avaient des rois et des serfs, l'Histoire suivait les habitudes de la mode : on revenait à d'anciennes pratiques oubliées.
Mauvaise pioche pour Anna, fille de la terre et non de l'eau.
Perdue dans ses pensées, ses pieds avaient continué seuls leur route selon le quotidien qu'ils avaient fidèlement intériorisé. Ce furent les cris de la voisine, volant vers elle pieds nus, qui la sortirent de sa torpeur. Anna devina l'existence d'un problème et se mit à courir pour retrouver ses proches.
Qui avait été fauché ? Qui avait succombé à la déshydratation, véritable maladie du peuple d'aujourd'hui ?
Sa mère vomissait, agenouillée au milieu de leur potager miteux. Son père, blanc comme le sel, était assis sur le pas de la porte. Ses yeux étaient anormalement écarquillés, secs comme la poussière.
La coeur d'Anna sembla s'arrêter. Ses poumons ne voulaient plus lui obéïr. Jack, son petit frère, cet adorable adolescent déglingué. Mort. Desséché.
Pas de bol.
Dans ce monde dégénéré, une simple goutte mettait à l'abri du besoin une famille pendant un an. Une simple petite goutte, si ridicule, à peine plus grosse qu'un pleur. Ses parent étaient riches de larmes toutefois ce n'était pas ce qui leur permettait de survivre. Ils étaient soumis au capricieux astre du jour.
Le voisinage tenta, les jours suivants, d'être solidaires. Mais difficile d'être généreux lorsqu'on manque de s'évanouir en fin de journée. Les habitants chuchotaient sur le passage d'Anna qui, en signe de deuil, avait coupé ses cheveux à ras. Par ce geste étonnamment simple, elle se rendait plus vulnérable au soleil, abandonnant son corps à la merci du spectre de la déshydratation. Était-ce du courage ou du désespoir ? Elle était une statue qui errait de son domicile à son lieu de travail. Le décès de Jack avaient vidés ses parents, ils n'étaient plus que des orbites vides, de simples carcasses qui se mouvaient en silence. La mort lui avait volé sa famille. Anna était orpheline.
Elle finit par s'enfuir dans la nuit froide ; des larmes coulaient sans discontinuer sur ses joues et brulaient ses lèvres desséchées. Elle avait mal partout : aux pieds à force de marcher ; à la nuque déformée par les cloques ; à ses bras fatigués de porter la mort. Elle souffrait de l'absence.
Elle se retrouva au pied de la colline en un souffle et fut écrasée par la magnificence du palais.
Elle ne se laisserait pas écrabouiller.
Une énergie nouvelle pulsait dans ses veines et elle commença l'ascension vertigineuse. Elle était la première depuis des années à oser cette escalade et cette idée lui permettait d'oublier la fatigue ; et les ronces sur ses chevilles ; et la terre sous ses ongles ; et ce point de côté qui lui lacérait le flan.
Anna émergea de son songe dans un corridor doré, face à un inconnu qui la dévisageait la bouche ouverte.
Il était beau et sa peau était souple, élastique. Ses lèvres, roses, n'avaient aucunes gerçures, seulement une courbe pleine et harmonieuse. Elles étaient parfaites. Et il sentait bon. C'était aussi étrange que nouveau dans son monde olfactif. Anna savait qu'elle puait le sel, seul moyen de prendre une douche. Elle savait qu'après l'effort qu'elle avait déployé pour son ascension, elle était couverte de sueur. Elle savait que ses vêtements étaient troués et usés. Elle savait qu'elle faisait pâle figure face à l'étincelante chemise blanche, légère comme une brise.
Cet inconnu n'était certainement jamais sortit de ce palais, de cette oppressante prison dorée. Il n'avait jamais travaillé et il n'avait jamais eu faim. Il devait être paresseux, se dit-elle spontanément pour protéger sa fierté.
Les deux jeunes gens se faisaient face avec leurs jugements, aussi stupéfaits l'un que l'autre d'être en contact. Cela n'aurait jamais du arriver. Où était l'espoir, dans quel mot éclaterait-il ? Quelle serait la fin ? Et quel renouveau pouvait naître de ces immondices ? Quel chemin ?
- Je ne donnerais pas l'alerte
Il fut le premier à briser ce silence bruyant de questions. Anna le contempla, espérant un instant voir l'avenir prendre une autre route. Elle posa un regard neuf sur sa chemise éclatante et ses mains propres. Elle ne voulait plus vivre dans un monde asséché.
- Mais va-t-en
Ces mots claquèrent, cristallisant un tableau éternel. Immuable. Rien ne changerait. Après tout, un fleuve ne coule jamais à l'envers.
- Pour aller où ? Répondit-elle froidement. Pour retourner dans mon enfer de sel, à me faire brûler par le soleil ? Pour être quoi, une assoiffée ?
- Ton apparition bouleverse mon monde.
- Le mien est déjà détruit
Le temps avait retenu inutilement son souffle durant cet échange de regards. Il y avait eu, l'espace d'une seconde impertinente, une infinité de possibilités offertes au bon vouloir de leurs décisions. Il y avait eu, dans l'ombre de leurs pensées, un futur plus sain. Aucun d'eux n'avaient relevé le défi.
Anna tourna le dos au prince et s'éloigna de lui.
Merci beaucoup pour ton commentaire, en plus je ne connaissais pas la chanson ! :)
· Il y a presque 12 ans ·laracinedesmots
Emouvante histoire... en fond, j'entend la musique:"il voulait de l'eau"(Lebovici/Asdorve/Obispo)"...Mais sur ce sol aride, Où rien ne poussera, on a les yeux si vides, que l'eau ne coule pas..." Cdc
· Il y a presque 12 ans ·nephelie