Une histoire de Luger

Eric Rktn

Le bout de pelle rouillée se planta dans la terre poussiéreuse.

Il ne faisait aucun doute qu'elle n'avait pas servi depuis un long moment vu les couches de métal qui s'en détachaient à chaque coup, et avait dû être laissée à pourrir dans un débarras de campagne, à la merci de l'humidité et d'un mauvais entretien. A l'autre extrémité de cette pelle, il y avait des mains qui exposaient un showcase de cloques, elles étaient fines, urbaines, et avaient plus l'habitude de heurter les touches d'un clavier que les échardes d'un manche en bois. Son propriétaire s'appelait Jack, et s'il fulminait à ce moment, c'était parce qu'il ne croyait pas que trente ans plus tard, il en serait encore réduit à creuser « un putain de trou » comme un forcené. C'était pour ça que j'aimais bien l'aider, en plus d'écouter ses théories sur tout, tellement sur tout qu'il ne vivait pour rien. Pour vous dire, une fois il m'avait envoyé une lettre manuscrite soulignant à quel point il me détestait, ça commençait comme ça :

« Dans le cadre de vos 4 vérités, veuillez trouver ci-joint mon mépris envers votre personne sur cinq pages recto-verso, merci d'en recompter leur nombre et d'en accuser bonne réception par retour de courrier.

Cordialement. »


De mémoire d'homme, je ne l'avais jamais vu d'aussi mauvaise humeur qu'à cette aube, lui qui aimait se prélasser dans la solitude de matins au lit. Là, il semblait être encore plus grisonnant que d'habitude, avec un éternel col de chemise coincé dans un cardigan de couleur terne passe-partout, le mystère d'une personne qui ne souhaitait pas devenir quelqu'un. Par inadvertance, il prenait parfois la parole lors d'interactions sociales et gratifiait l'audience de ses traits d'esprit : « si nous n'étions pas sujets à la gravité, vous auriez de plus beaux lobes d'oreille », « le temps comme l'argent, le peu que j'en ai, je le garde pour moi » ou encore « tout le monde veut mourir pendant une belle journée, pourquoi vouloir gâcher à ce point le plaisir des autres ? ». Conscient ou pas de son effet, il provoquait l'hilarité des convives qui l'invitaient dans des diners de pavillons, pour son plus grand malheur, loin de chez lui.

C'est qu'il aimait le confort des rues bétonnées et l'austérité de sa météo, anxieux de l'être encore plus voire pire, d'être satisfait de quelque chose. Il avait réduit son espace vital aux strictes délimitations de sa ville natale, en connaissait la faune et la flore par cœur, et tout ce qui sortait de ce cadre était étrange/curieux/devait être poursuivi en justice, pensant que toutes ces années à assimiler un environnement devaient apporter une médaille, ou au moins un grade pour bonne conduite.

Bizarrement, il s'était fait, ou avait sûrement abdiqué, à ma présence en tant qu'humain et agitait sous mon nez une absence totale de considération à mon égard quand je lui rendais visite. Il passait le plus clair de son temps à chercher des livres ou d'autres objets hétéroclites chez lui, en vociférant envers sa femme de ménage, qui « gagnerait haut la main contre Hercules dans le nettoyage des écuries d'Augias, et lui donnerait même une leçon d'équitation par gentillesse ». Seul le jazz l'apaisait, certainement parce qu'il n'en connaissait ni la logique, ni les artistes et que selon lui tous les accords musicaux de ce monde devaient se passer de commentaires, pourvu qu'ils furent mineurs et joués à la trompette.

 

Mon téléphone entra en éruption aux aurores, lorsqu'il m'appela pour l'aider. Je crus à une nouvelle facétie de sa part et l'accompagna, riant sous cape du moindre de ses faits et gestes. Il aurait dû être comédien de stand-up, ou mime vu la tête qu'il faisait à ce moment, on eut dit la façade de la Sagrada Familia pendant sa rénovation. De toutes les serrures que j'avais forcées, de tous les coffres que j'avais ouverts, lui restait le seul dont je n'avais jamais trouvé la clé, une énigme que les archéologues décrypteraient peut-être dans un futur relatif.

Soudain, il s'arrêta de creuser et pointa vers mon plexus un Luger chargé, en me questionnant sur la profondeur de nos rapports cordiaux. Je répondis « une notion vague entre l'amitié et le platonique ». Il me demanda si c'était suffisant pour ne pas qu'il ne m'abatte là, de bon matin. Je lui répondis qu'au moins il n'aurait pas le monopole sur la blague « partir trop tôt ». Il y eut un temps infini, de l'ordre de la milliseconde, fatidique, faisant basculer son jugement d'un extrême à l'autre, je vous avoue avoir un peu sué, et trouvé ça plus long que d'attendre une commande Amazon.

Pour la première fois de ma vie, et certainement de la sienne, je vis sa bouche dessiner un plissement des lèvres auquel il ajouta un début de rire mort-né dans une syllabe :  oh.

Il regarda le Luger, m'avoua qu'il l'aurait bien gardé et le jeta dans le trou. Le pistolet roula sur la terre en pente, décrivit des rebonds dans des figures de styles très agréables : double axel, triple loop, et vint se ficher dans un bruit sourd entre le fond et la tête bâillonnée de Yvan, qui tentait de nous faire comprendre qu'avec ses mains attachées dans le dos, ça ne l'aiderait pas beaucoup, mais que cela dit c'était une attention fort louable.

Je rebouchais le trou tandis que Jack me demanda si je voulais boire une mauvaise bière chez lui ou dans un pub, auquel cas il m'invitait. Deux miracles en si peu de temps, la journée commençait définitivement bien.


  • Drôle, fin, émouvant, et des mots magnifiquement associés. Merci pour ce moment d'évasion.

    · Il y a environ 10 ans ·
    L

    Lisa Azorin

    • Je n'arrive pas à lire ton "merci pour ce moment" sans rire, merci

      · Il y a environ 10 ans ·
      E2

      Eric Rktn

Signaler ce texte