Une histoire de festival

Eric Rktn

J'avais compté quatre ans depuis ma dernière visite à Bourges pour le festival, quatre longues années où j'aurais eu le temps de vivre dix vies, mourir trois fois, ressusciter une seule fois, bref oublier mon passage au Printemps aurait été très aisé, mais les mauvais souvenirs ont la dent dure, et il n'existe pas de praticien assez talentueux à la surface de cette Terre pour vous l'ôter de la bouche.


STREET CREDIBILITY DE FÊTE FORAINE.

Ces souvenirs appartenaient au passé maintenant, l'indigestion aux oeufs par un membre des Crookers - que deviennent ils d'ailleurs ? - mon attente d'invitations qui n'arrivèrent que très tard, me faisant louper les 3/4 des concerts, et mon âme éparpillée ça et là aux quatre coins du festival. Mais tout cela était bien derrière moi et cette année pas d'entourloupes au programme, d'autant plus que le magazine pour qui j'écrivais s'était vu proposer de co-programmer un camion dj mobile.

Ils parlaient souvent de "scène" pour le décrire, ne soyons pas mégalo, si vous voulez savoir de quoi il avait l'air, imaginez un food truck passé entre les mains de fans du tuning et vous en serez encore loin. Mais il avait fière allure, et n'importe quelle baraque à frites du Nord aurait rêvé avoir des boomers de cette taille. Pas de jantes alu ou de becquets clinquant, mais 30000 watts bien tassés et une programmation à faire trembler l'ancienne capitale du Berry.

Aussi rutilant fut-il, un camion reste un camion et quand le temps joue en votre défaveur, vous vous retrouverez seul, bien qu'au chaud, au milieu des enceintes qui vrombissent. Et c'est ce qui risquait d'arriver.

Le temps n'était pas au beau fixe, on ne m'avait pas menti. Mais comme les locaux le disent si bien "Bourges sans pluie, ce n'est pas Bourges". A la réflexion, tous les festivals disent ça, certainement pour ajouter du pittoresque à l'ambiance, une excuse charmante que vous n'apprécierez que si vous êtes habillés en conséquence, ciré de rigueur.

Pour ma part, je titubais déjà en débarquant à la gare, non pas à cause de l'alcool mais la succession de trois tape-culs sur rails que j'avais enchaîné, sans compter le matériel que je trimbalais comme un chameau dans un trek sub-saharien. Check in d'usage, enchanté, serrement de pinces, tapes dans le dos, une vanne qui tombe à l'eau, tente plantée, bière commandée et moi derrière pour la siroter, tout rimait, j'étais prêt.

Je décidais de faire un tour autour de notre désormais base, coincée entre une grande roue et un stand d'habits désignés par Booba, nous avions donc une street credibility de fête foraine, l'intitulé sonnait bien. Les familles en goguette n'en demandaient pas tant , en attente de leur tour de manège, elles se voyaient gratifier d'un dj set dubstep, pourtant réussi. Réactions mitigées, allant des mains sur les oreilles de leurs enfants à quelques pas de danse très hollandais volant des clubs. Aucune indifférence a l'horizon.


AMÔUR ET PÔLE EMPLOI.

Je ne m'attardais pas, et fonçais visiter la cathédrale, ou m'abriter d'un temps capricieux, je ne sais plus. Il est toujours impressionnant d'entrer dans un lieu de culte peu importe le contexte, et selon la majesté de l'endroit, n'importe quel athée se sentira coupable de la moindre faute à expier, abasourdi par des voûtes tutoyant le céleste qui nous perdent dans l'obscurité causée par des vitraux étonnamment petits. Claustrophobie religieuse, mêlée à une culpabilité naissante si vous lisez les posters ornant les colonnes: soyez généreux, aimez-vous, oubliez le préservatif. Autant de punchlines d'ecclésiastes vous faisant penser que vous avez quelque chose à vous reprocher.

Je traversais la nef mains dans les poches, m'approchant du stand merchandising où s'agglutinaient cierges, chapelets et dévotes, qui parlaient du concert de Stromae plus tôt dans la semaine. Apres tout, elles aussi cherchent leur Père, peut on leur en vouloir?

La nuit tomba plus vite que prévu, et déjà Marklion accompagné de You Man du label Alpage s'installaient aux commandes du camion , ajoutant de leurs loops électroniques un côté hypnotisant à la grande roue qui tournait, qui tournait, pendant que Charly du groupe Bison Bisou me parlait de l'absurdité de Pôle Emploi, mais aussi d'amour, son sujet préféré. Ce n'était pas pour rien qu'il avait monté un magazine du nom de Han Han, ce n'était pas pour rien non plus qu'a chaque publication je m'empressais de balader ma souris sur ces pages de romantisme innocent.


DES BPM COMME DES POKEMON.

Perdu dans mes pensées, je ne vis pas tout de suite que tout le monde levait le camp pour faire honneur à la nuit, ailleurs. Loin de l'effervescence du centre, nous tombâmes au croisement de trois rues, avec au milieu une block party de type musique Motown, le genre qui déride les timides et fait exulter les fans de Soul Train. Je tentais des moves de danse avec mon voisin, qui ne répondit pas et se sauva en courant avec son sac à dos cramponné a son corps, je le suivis pour voir. A cinquante mètres, changement d'ambiance et soundsystem drum'n'bass, où les djs entassaient les BPM comme vous collectionnant des Pokemon, devant une foule les yeux rivés par terre, hochant la tête sous la capuche, cherchant des neurones tombés au sol.

On me proposa très généreusement de finir la soirée dans un appartement non loin, il devait être 3h. Je demandais mon chemin et l'adresse d'une épicerie à un badaud.

"Il n'y a plus rien d'ouvert, mais tiens" dit il en remplissant mon gobelet de Jaggermeister.

Admirable. J'arrivais a l'after, ou à moitié fatigués et ivres, les occupants tentaient de chanter "New York I love you" de LCD Soundsystem, tandis que l'un, certainement plus ivre que les autres, tentait de le jouer au piano, puis ils tentèrent de regarder un clip de Todd Terje, mais la seule chose qu'ils purent faire convenablement ce soir là fut d'aller se coucher.


AUDIODESCRIPTION ET NOTES DE FEUTRE.

Il pleuvait encore dans ma tête lorsque j'ouvris les yeux le lendemain, n'ayant pas de parapluie mental, je me protégeais des autres en portant des lunettes de soleil comme une vitre teintée sociale, cachant un regard médusant qui pouvait pétrifier ceux qui plongeaient leurs yeux dans les miens. En face de moi, Morgan du groupe Bel Plaine.

Quand était il arrivé? Nous avait il entendu chanter faux? Le mal était fait. Nous parlâmes de son groupe et de leur superbe évolution live, à tomber par terre et à faire chanter les filles, mais nous discutâmes aussi audiodescription, son travail en dehors de la musique.

"Tu vois les annotations "bruissement de feuilles" dans les films? Et bien c'est ça".

Je me mis à penser aux blagues que je pourrais faire si un tel pouvoir m'était conféré, et la tête des gens qui me liraient.

Étais je encore ivre de la veille?

Il était temps d'aller se calmer au fond d'une salle sombre et assis de préférence. C'est ainsi que j'arrivais au 22, pour y voir Rafael Gualazzi, prodigieux pianiste qui avait la fâcheuse tendance à faire cavaler ses mains sur les 72 touches, donnant l'impression de jouer dans un saloon pendant la ruée vers l'or. Le public était confortablement lové dans les sièges en mousse, mais on sentait l'envie de les dévisser du sol, bazarder ça dehors et user nos semelles sales. Un clin d'oeil et nous passâmes à une ambiance tamisée, Rafael prétextant essayer de jouer moins vite, où était mon peignoir?

Les notes feutrées se faisaient caresses et j'oubliais que je tenais un dépliant dans ma main, je m'oubliais, les gens autour, l'espace exigu, la voisine qui mangeait, la lumière du régisseur, l'obscurité de la salle, la pluie dehors. J'oubliais tout, sauf d'écouter son concert bien trop court qu'il terminera par:

"This is the last song, I chose this one because...I wanted to, and Hem...well, no more reasons".

Ce sera le seul moment de légèreté de la journée contrairement à la Rock'n'beat party et son artillerie lourde déployée.


L'HOMME, L'INTELLIGENCE, LA GUERRE.

Combo fatal des poids lourds de l'électronique française grand public, avec la puissance de feu d'un croiseur et des flingues de concours. Chacun y avait musclé son live, à commencer par Kavinsky et sa scénographie qui nous entraîna a toute berzingue sur une highway perdue dans un monde virtuel. Rien ne lassait, et certainement pas les morceaux qu'il jouait depuis maintenant quelques temps. Preuve de sa bonne santé, toute la salle chantait "Nightcall".

Même salle, même public qui reprenait aussi les "hou ha" de "Pursuit" de Gesaffelstein à présent sur scène, réveillant les instincts primitifs tandis que des images plus noires que le beurre de mon oeil apparaissaient un peu plus à chaque kick, tabassant mon visage. Je voyais blanc, des flashes, du marbre, j'entendais le tonnerre aussi, je me brûlais, ah non c'était mon voisin qui me proposait un joint. Que disais-je? Oui, de la fumée, des lumières comme des colonnes grecques autour de l'autel en or plaqué.

La mort sans le dire, la religion sans le dire, la spiritualité, la noblesse, le sacré, le progrès, la vie, l'Homme, l'intelligence, la guerre, l'ésotérisme, le tout concentré dans une succession d'images qui défilaient dans une montée à une vitesse subliminale et soudain...L'Univers étoilé comme tableau de fin.

Quand vous finissez comme ça, peu importe ce qui vous arrivera après, il vous faudra vivre avec cette image gravée dans l'occiput. Je vécus l'after comme si je n'y étais pas, et la vue des journalistes y faisant une farandole n'y changea rien, le trajet de retour non plus. Je rentrais chez moi, balançant mon paquetage à travers le salon dans un dernier élan de fatigue, exacerbé par cette nuit sans amour, gloire, ni beauté. Mon sac vola et explosa la table en verre avec fracas.

Je m'installais dans le canapé et distingua ma place du printemps de Bourges d'il y a quatre ans au milieu des tessons. Il y avait encore un mot de Mr. Oizo dessus, écrit au marqueur:

"je t'<3".

Tiens, peut être que tout n'était pas si moche en 2010.

  • Sympa cette petite histoire de festiv'
    J'aime bien ta façon de raconter, avec des p'tites touches qui font sourire comme
    "Je traversais la nef mains dans les poches, m'approchant du stand merchandising où s'agglutinaient cierges, chapelets et dévotes, qui parlaient du concert de Stromae plus tôt dans la semaine. Apres tout, elles aussi cherchent leur Père, peut on leur en vouloir?" :p

    · Il y a plus de 9 ans ·
    Cat

    dreamcatcher

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