Une journée ordinaire
Dominique Capo
Aujourd'hui, j'ai une douzaine d'années. Cela fait plusieurs heures que je suis rentré de l'école, où mes camarades se sont encore moqués de moi. Dans les couloirs du collège, leurs regards apitoyés ont été pressants. Ils hantent toujours mon esprit alors que je suis dans ma chambre, seul, en train de jouer aux legos. Néanmoins, leurs rires niais sont là. Ils ne me lâchent pas.
Durant toute la journée, j'ai dû m'installer dans le lieu le plus isolé de la salle de classe parce qu'ils ne veulent pas de ma présence à leurs côtés. Comme si respirer le même air que moi allaient les contaminer de mon handicap et de ma tâche de naissance. Ils m'évitent, et lorsqu'ils sont contraints de me frôler dans les couloirs du bâtiment parce que la foule y est dense, ils s'essuient immédiatement et vigoureusement la parcelle de tissu de leur habit qui a été en contact avec moi. Evidemment, en début de matinée, quand chacun de ceux-ci se salue, aucun ne me serre la main. Là aussi, ils sont trop effrayés à l'idée d'être à mon contact. Aucune fille de la classe ne me fait la bise, comme elles s'y emploient avec le reste des gamins de notre âge qu'elles connaissent. Un jour, l'une d'elles m'a affirmé qu'elle préférerait « sortir » avec un « moche » plutôt qu'avec moi. Elle a rajouté que j'étais un « niais », un « débile », un « zombi ».
Durant les récréations, je suis aussi seul. De toute façon, je n'oserai jamais m'approcher d'eux. Je sais qu'aussitôt, leurs rires dédaigneux et caustiques seraient dirigés vers moi. Ils tourneraient autour de moi comme des mouches. Ils grimaceraient afin de me singer. Ils me bousculeraient, tenteraient de s'emparer de mes affaires afin de se les lancer les uns aux autres ; sans que je ne puisse les rattraper. Ma jambe droite dotée d'une hémiplégie m'empêche de courir correctement. Et elle pourrait ne pas suivre le rythme accéléré que je lui demanderais de fournir. Je pourrais, sans le faire exprès, buter contre une fissure du bitume de la cour. Et, je pourrais m'écrouler devant eux, en ayant du mal à me remettre debout. Leurs rires redoubleraient alors.
Je préfère donc aller m'asseoir sous le préau avec un livre. J'en ai toujours un dans mon cartable, ou dans la poche intérieure de mon blouson. C'est le seul compagnon qui me suive automatiquement au cours de chacune de mes journées. Et je me plonge dans ses pages à la récréation du matin, durant l'heure de midi, quand j'ai fini de déjeuner, et à la récréation de l'après-midi. De toute manière, à midi, le repas est vite expédié, puisqu'aucun de mes compagnons de classe ne s'installe à la même table que moi. Là aussi, ils sont terrorisés à l'idée de partager le même espace que moi ; même si cela ne dure que très peu de temps. Donc, j'expédie mon plateau en quelques minutes.
Je regarde autour de moi d'un œil distrait. A la fois triste et envieux de voir tous ces jeunes hommes et ces jeunes femmes discuter ensemble, rire, chahuter, se raconter des anecdotes qui leurs sont arrivées, les soirées où ils se sont rendu les weekends précédents, ou celles qu'ils préparent pour les week-ends suivants. A l'intérieur de mon cœur, de mon âme, je pleure. Je suis empli d'une tristesse infinie, inconsolable. Je sais pertinemment que jamais je ne serais invité à l'une de leurs « boums ». De toute façon, quelle fille oserait danser avec moi ? Aucune ne se permettrait de s'afficher en ma compagnie. La honte et le déshonneur dont je suis victime parce que je suis différent des autres rejaillirait sur elle. Et puis, ce serait une occasion supplémentaire qu'ils se moquent de moi. Assis, tout seul dans mon coin. Sur une chaise à l'écart des enfants de mon âge profitant au maximum de l'insouciance de leur jeunesse, échangeant leurs premiers flirts. Je les regarderai de loin, attendant que le temps s'écoule parce qu'aucun, non plus, ne viendrait converser avec moi. Sachant que si j'osais franchir la frontière invisible qui les sépare de moi pour essayer d'entamer le dialogue, ils feraient comme si je n'existais pas ; ils se détourneraient aussitôt pour rejoindre un groupe plus attirant.
La journée s'écoule quotidiennement ainsi. Parfois, lorsqu'ils s'ennuient, ils s'en prennent plus ou moins ouvertement à moi. Toujours les mêmes méchancetés répétées, toujours les mêmes grimaces, toujours les mêmes remarques blessantes. Il n'y a pas un jour où l'un ou l'une de mes camarades ne me lance pas de pique concernant le fait que j'ai une tâche de naissance, parce que ma jambe droite boite légèrement, ou que mon bras et ma main droite sont plus malhabiles que mes membres gauche. Chaque jour, à ce niveau-là, est une véritable torture mentale qu'ils me font subir. Leurs moqueries ou leurs mots empreints de bêtise et de méchanceté gratuite me pénètrent au plus profond de mon cœur et de mon âme. Elles s'accrochent à mon esprit déchiré, blessé, humilié. Ils me font payer cher – trop cher – la différence dont je suis le porteur.
Mais cette différence, je ne l'ai jamais voulue. Je suis né comme cela. Trois fois par semaine, je vais chez un kinésithérapeute, qui me fait faire des exercices afin que j'entretienne et fortifie le coté déficient de mon corps. C'est dur, c'est pénible, c'est embêtant. Le plus souvent, surtout à la mauvaise saison, je n'aime pas y aller. Je préférerai être à la maison, à visionner les dessins-animés qui passent à la télévision à cette heure-là. Néanmoins, je n'ai pas le choix. Déjà qu'à cause de mes doigts manquant de dextérité, je ne parviens pas toujours à boutonner seul mon pantalon, et je suis incapable de lacer mes chaussures. C'est pour cela que ma mère m'achète toujours des chaussures à scratch. C'est plus facile pour moi. Quant au pantalon, elle m'apprend tant bien que mal à me débrouiller à l'aide de ma seule main valide. Or, combien de crises de nerfs, de torrents de larmes, ai-je déversé parce que malgré tous mes efforts, toute mon énergie, toute ma volonté, je ne réussissais pas à me boutonner ?
Que dire également des crises de convulsions épisodiques dont je suis la proie ? Généralement, je les sens arriver. A ce moment-là, tout à coup, j'ai l'impression de me trouver à l'intérieur d'un nuage cotonneux. Mes yeux voient la réalité qui m'environne de façon distordue, « irréelle ». La partie de mon corps dotée de l'hémiplégie est soudainement plus sensible au toucher. J'ai l'impression que mes muscles se tendent, que mes os sont enserrés dans un étau dont je ne peux me délivrer. Je suis obligé de m'asseoir car, si je n'ai pas de point d'appui, je vais tomber. Ma jambe ne me porte plus. Elle est emportée par une fulgurance que je ne maitrise pas. Une décharge électrique d'une violence inouïe s'en empare. Et des spasmes, d'abord légers, puis, de plus en plus brutaux et violents entrainent ma jambe et mon bras dans des mouvements convulsifs. J'ai l'impression que cela dure une éternité, alors que c'est assez court : à peine trois ou quatre minutes.
Pourtant, durant ce laps de temps, je souffre le martyr. Je me retiens de hurler. J'ai mal, tellement mal. Je serre les dents afin de ne pas crier. Je m'accroche au meuble le plus proche pour tenter de me retenir à tout ce qui peut encore me relier à la réalité. Ma tête part dans tous les sens, non pas parce qu'elle est prise par les convulsions. C'est le seul moyen à ma disposition pour essayer d'évader mon esprit de la souffrance intenable qui est la mienne.
Les tremblements sont finalement extrêmement violents. Cela veut dire que mon calvaire est bientôt terminé. D'ailleurs, ils s'amenuisent déjà. Ils sont remplacés par une sorte de paralysie faciale de quelques minutes. Ma bouche est légèrement crispée, et j'ai du mal à prononcer mes mots. Parallèlement, je suis lessivé. J'ai l'impression d'avoir fourni un effort physique surhumain. J'ai besoin de quelques minutes pour reprendre entièrement conscience de l'endroit où je suis ; et afin de retrouver l'entier usage de mon corps ; autant que je le puis, du fait de mon handicap toujours présent malgré la dissipation de cette crise.
Toutefois, maintenant que la journée est terminée, que je suis dans ma chambre à jouer aux legos, tout cela est momentanément derrière moi. Mes camarades de classe ne sont plus là pour me blesser moralement, pour m'humilier et me rejeter. Tout ceci ne recommencera que demain ; et il sera bien assez tôt pour que je puisse les affronter du mieux que je le peux. Evidemment, je ne me confronterai pas physiquement à eux. Ce n'est pas dans ma nature de me battre. Et puis, ils sont si nombreux. Corporellement, je suis incapable de leur faire face, de répliquer par un coup de poing, ou même par un mot venimeux à leur encontre. Je n'ai pas cette capacité. Et je leur prêterai davantage le flanc à d'autres moqueries, plutôt que de les dissuader de me fragiliser humainement.
Non, ce qui m'inquiète, alors que je dois descendre dans la salle à manger pour aller diner en compagnie de mon père, de ma mère, de mon petit frère et de ma sœur cadette, c'est que j'ai eu une mauvaise note en mathématiques. J'ai essayé de la cacher à ma mère, afin de ne pas subir de remontrances. Elle regarde néanmoins régulièrement à l'intérieur de mon cartable mon carnet de correspondance. Et puis, elle participe au conseil de classe. De fait, elle est informée de l'évolution de mes résultats scolaires. Elle en fait d'ailleurs autant pour mon frère et ma sœur.
Bien entendu, lorsque mon père est rentré de son travail, elle l'en a tenu au courant. Et c'est ça qui me terrorise le plus. Car mon père va certainement me molester. Quand il n'y a que ma mère qui intervient, la punition est toujours dure, mais raisonnable. Elle, elle ne me frappe pas. Mais, quand mon père y met son grain de sable, c'est terrible. J'en suis épouvanté rien que d'y songer.
Mon père est grand. Et moi je suis si petit. Je n'ai qu'une douzaine d'années. Je suis si faible. Je suis si démuni face à lui. Je me sens tellement inférieur. Un jour, j'ai surpris une conversation entre mon père et ma mère. Mon père expliquait à celle-ci que, parfois, il regrettait d'avoir eu un fils comme moi : si chétif, handicapé, fragile, incapable d'être « normal ». Il lui a aussi dit qu'il avait honte de se promener à mes côtés. Que, de toute façon, vu mon handicap, jamais je ne réussirai ma vie ; jamais je ne pourrais m'intégrer dans u milieu professionnel, avoir des amis ; et encore moins, avoir une compagne. Il a rajouté que cela ne l'étonnerait pas si je finissais homosexuel.
Alors, je sais comment il va agir lorsqu'il va me voir, dans un instant : déjà, il aura bu un ou deux whiskies. Cela se v erra, parce que ses joues auront légèrement rougi. Son visage va se gonfler de colère en m'apercevant. Le silence va se faire autour de nous. Ma mère va se tenir à l'écart ; mon frère et ma sœur, à table, ne vont pas bouger. De toute façon, ils sont trop petits. Ils vont néanmoins deviner que l'atmosphère est électrique, et qu'ils n'ont pas intérêt à se manifester d'une manière ou d'une autre. Sinon, eux aussi « vont y avoir droit ».
Mon père va s'avancer vers moi. Moi, je serai rempli d'une terreur, seul face à lui. Personne ne viendra à mon secours là-aussi. Comme à l'école, je vais devoir affronter l'ouragan de noirceur et de violence solitairement. Mon père va me traiter de tous les noms : que je suis un incapable, que je ne suis bon à rien, que je suis inutile, qu'il préférerait avoir un autre fils que moi. Toujours les mêmes rengaines qu'il me sort à chaque fois. Puis, soudain, il va lever la main au-dessus de lui. Le coup va partir brusquement. Je m'y attends, mais sans savoir quand il va se matérialiser. Ma tête va valser sur le côté. Car mon père est doté d'une grande force. Je vais peut-être tomber sous la dureté du coup. Des larmes vont s'échapper de mes yeux. Une deuxième gifle va m'atteindre. Mes larmes vont redoubler. Il va se mettre à hurler sur moi. Il va m'empoigner par le col. Je vais trembler de peur. Je serai à sa merci. J'attendrai le coup suivant. Et peut-être adviendra-t-il ? Comme cette fois où il m'a cogné devant toute la famille, et des amis de mes parents ; au point qu'il a éclaté mon nez et que j'ai saigné abondement de mon appendice. Ou, peut-être, va-t-il me secouer un instant en me menaçant de m'envoyer en pension, de me priver de télévision pendant un mois ?
En tout état de cause, son regard dur, empreint de violence, de férocité, sa bouche où apparait une cigarette, son haleine puant l'alcool, vont s'imprimer dans ma mémoire. Sa physionomie contre laquelle je serai incapable de me défendre, à laquelle je ne pourrais répliquer aucun mot – si je le faisais, les coups redoubleraient -, me marqueront inconsciemment à tout jamais. Ma terreur de lui perdurera. J'endurerai les coups autant que nécessaire en priant qu'ils pleuvent le moins longtemps possible. J'écouterai, recroquevillé sur moi-même ses invectives. Je jetterai un regard implorant du coté de ma mère qui, figée par l'effroi et l'engourdissement mental, ne fera aucun mouvement dans ma direction. Tandis que j'encaisserai stoïquement les baffes véhémentes, je tenterai de m'échapper psychiquement de cet enfer auquel je suis soumis depuis des années.
Et je demeurerai seul, comme je le suis depuis toujours. Avec pour seule option de me réfugier dans ma chambre ; de retourner dans cet univers qui est le mien, dans ce monde où jouets, livres, imaginaires construits au cœur d'une solitude et d'un silence sans pareils. Là où nul ne peut m'atteindre, se moquer de moi, me battre, me repousser, ou m'humilier.
La conclusion inéluctable d'une journée ordinaire, quoi….
Il faut une sacrée force pour réussir à surmonter ça, puis le coucher sur papier pour le partager ainsi...Je suis admirative, et j'espère que la vie a été plus tendre par la suite...
· Il y a environ 8 ans ·mademoiselle-the
Merci pour vos encouragements ; aujourd'hui, ma vie est meilleure dans bien des domaines ; mais quel chemin pour y arriver ; et il est loin d'ètre terminé...
· Il y a environ 8 ans ·Dominique Capo
Beaucoup de courage pour ce témoignage sans fard. Je ne trouve pas les mots. Je ressens de la colère contre les agresseurs, et beaucoup de tendresse pour ce petit garçon. j'espère que la vie vous a permis de rencontrer des êtres humains dotés d'un coeur.
· Il y a environ 8 ans ·carouille
Ce n'est qu'un épisode ; j'en relaterai d'autres prochainement. Colère contre mes agresseurs, mais aussi contre moi mème de n'avoir pas trouvé en moi la force de me défendre,de m'ètre laissé faire pendant tant d'années...
· Il y a environ 8 ans ·Dominique Capo
Ce qui donne de la force à un enfant, c'est l'amour dont on le nourrit. S'il n'en a pas, il n'a pas la possibilité de se défendre. la force vient plus tard, avec le temps, à l'âge adulte. ne soyez pas en colère contre vous. Vous êtes un survivant. et vous pouvez en être fier, malgré les blessures que vous portez.
· Il y a environ 8 ans ·carouille
Merci
· Il y a environ 8 ans ·Dominique Capo