Une lettre insignifiante

vejd

            Nous étions installés au bar depuis plus de deux heures ce soir-là, l'humeur affadie par l'ennui. La mollesse nous tripotait la couenne et suçait toute notre volonté comme une tique grasse. On n'avait plus grand chose à se dire ; on se voyait tous les jours au même endroit, vivions les mêmes soirées. Ce qui nous réunissait, c'était la fuite, l'horreur de rentrer chez soi et de retrouver sa rombière. Il n'y avait pas de lieu plus immonde que le logis. C'était pour ça qu'on traînait après le boulot, les gars et moi.
Quand Berthot, le patron du troquet, nous voyait débouler du coin de la rue, il préparait déjà les pintes de blanche qu'on allait s'enfiler en quelques rasades. Il nous accueillait toujours avec sa grosse voix de blond, en rabattant sa mèche de devant qui tombait sur ses yeux comme un rideau, pour lui épargner le triste spectacle de son établissement à soulards.

- Alors les pochetrons ? On s'est encore perdu ? On a oublié le chemin de la bibliothèque ? plaisantait-il, chaque soir, quand on passait la porte.

Et Francis lui renvoyait toujours la même connerie :

- Si ta femme était bibliothécaire, crois-moi, je serais déjà à l'Académie française.

Ils se taquinaient toujours doucement ces deux-là ; mais c'est vrai qu'on ne pouvait pas s'empêcher de la reluquer un peu la Berthot. Sa poitrine était un aimant à mirettes. Ça ne dérangeait pas le blond. De toute façon, avec sa mèche, il ne remarquait rien.
Les soirs dégoulinaient ainsi, dans ce quotidien flasque dans lequel nos culs s'enfonçaient comme dans un canapé moelleux. Sauf le mercredi !
          Le mercredi, il y avait Jarmuz qui venait au bar. Le Jarmuz, c'était un grand type à la tronche émaciée. Il ressemblait à un trognon de pomme. Et vu la malédiction qu'il se traînait, ça devait être la pomme interdite, celle de la bible. Il était con comme une étoile qui veut briller le jour, débile comme une tong dans la neige. Ce traîne-misère respirait la sottise et il ne faisait jamais d'apnée. Il était toujours seul et restait assis sur un tabouret, au comptoir, sans rien dire.
Avec les gars, on avait très vite su à qui on avait affaire. Au début, on l'asticotait comme ça, gentiment, pour s'amuser et passer le temps. Mais c'était rapidement devenu une coutume. Chaque mercredi, on l'attendait avec impatience. Les jours précédents, on avait déjà préparé les saloperies qu'on allait lui dire et les petits sévices dont on allait se régaler au détriment de ce mec aussi épais qu'un fil dentaire. Et bordel ! On le mastiquait fort le grand Jarmuz ; il passait par nos longues dents et on le broyait aussi férocement qu'on pouvait. Mais cet imbécile, quoi qu'on lui fasse, il riait de bon cœur avec nous ; il ne voyait même pas qu'on se moquait de lui.
Une fois, on avait foutu de la terre de sous nos bottes autour d'une cacahuète et on lui avait fait croire que c'était un gâteau apéritif polonais.

- C'est bizarre, mais pas dégueu, qu'il avait dit ce fin gourmet.

Même ses papilles souffraient du crétinisme le plus profond. Mais putain, qu'est-ce qu'on avait ri ce jour-là. On avait pitié de lui quelque part. Toujours seul, terré dans son coin à attendre qu'on l'appelle ; et là, quand on lui faisait signe de venir à notre table, il frétillait de bonheur d'être admis dans notre cercle.
Tous les mercredis, notre imagination malade dégueulait des tourments innommables qu'on allait mettre en pratique sitôt le gibier en vue. En fait, on voulait voir jusqu'où on pouvait aller, s'il y avait un fond à la bêtise, comme dans une bouteille. Ça nous aurait rassurés que le bougre se rebiffe, qu'il y ait un peu de dignité dans ce squelette par trop débonnaire. Mais une partie de nous espérait que jamais il ne refuserait nos demandes, car il nous divertissait et égayait notre méchanceté qu'il rendait si brûlante que nous devions y déverser toujours plus d'alcool pour étouffer un peu son écume d'idées outrageuses.
          Il y avait quand même un truc étrange avec Jarmuz : personne ne lui parlait, hormis notre petite bande. Pas un regard en sa direction de la part des autres habitués. Le blond ne le saluait jamais, la Berthot ne venait prendre aucune commande. Personne ne se souciait de ce mec, alors qu'il lui était impossible de passer inaperçu. Être aussi grand, aussi maigre et aussi con pour passer inaperçu ? C'était du gâchis !
Mais on n'avait jamais osé demander aux autres pourquoi ils faisaient comme s'il n'avait jamais existé. On s'était figuré qu'il avait dû y avoir des histoires qu'on ne connaissait pas, qu'il ne fallait pas se mêler de tout ça. Et puis, cette indifférence nous comblait : personne pour arrêter nos petits jeux mesquins avec le grand sec.
         Et ce soir-là, c'était justement mercredi. On l'avait attendu fébrilement durant toute l'après-midi. Et puis, enfin, on avait reconnu son pas sur le perron. On en salivait déjà. Ce demeuré passa le seuil avec son air béat, se transporta jusqu'au tabouret du bar, les bras ballants. Gary l'avait apostrophé tout de suite.

- Hey ! Hey ! Jarmuz ! Viens là, mon gars. Viens donc t'asseoir à notre table, tu sais bien que t'es des nôtres.

Il avait traîné ses deux manches à balai de jambes jusqu'à nous, le dos vouté et les mains devant sa braguette. On aurait dit un prêtre en pleine procession.

- Merci, c'est gentil, nous avait-il servi depuis son bec de lièvre.

Bien sûr, la meilleure place lui avait été réservée, entre nous tous.

- On a pensé à toi toute la semaine, tu sais ? avait poursuivi Gary. On savait pas que c'était Dieu possible de ramasser d'aussi grosses baffes sans finir sur le cul. Tu nous as beaucoup impressionnés.

Alors, on s'était tous mis à rire ; et Jarmuz riait plus fort que nous.

- Aujourd'hui, on a un autre défi pour toi, avait embrayé le gros Willy. T'es prêt à le relever ?

- Oui, les copains ! Pour qu'on rigole ensemble, je ferais n'importe quoi.

Toute cette bonne volonté sirupeuse, cette salive foutrement mielleuse dont il usait pour nous contenter me rendait malade. Mais ça m'excitait aussi de trouver quelque part une limite. Le voir pleurer... Je voulais le voir pleurer, rien qu'une fois.
La semaine précédente, on lui avait tous envoyé des dizaines de torgnoles. Il avait même craché une dent, en s'esclaffant. On s'était arrêtés quand on avait eu mal aux mains. Il n'avait pas quitté son sourire, à aucun instant. Jamais il ne nous avait montré que les coups le faisaient souffrir. Avec les potes, on avait conclu qu'il aimait peut-être ça, la torture. Y en a qui aiment. Mais on ne sentait pas vraiment chez lui ce genre de passion. Et puis, même chez ces timbrés qui jouissent lorsqu'on les fouette, il y a toujours un moment où il faut stopper les réjouissances. Ça ne s'était jamais passé ainsi avec Jarmuz. Si on avait décidé de prendre un bâton plutôt que nos pognes la semaine d'avant ce fameux soir, on aurait probablement dû poser plusieurs jours de congé, jusqu'à ce que le bois de la férule casse.
Je le regardai, ce sémillant benêt. Il avait la tête baissée, les pommettes roses comme un gosse de primaire. Il avait déjà accepté son destin sans savoir à quelle sauce on allait le bouffer. Ça me répugnait. Je pris la bière qu'on avait commandée pour lui, peu avant qu'il arrive, et je renversai cette pisse de poussin sur le guéridon. La flaque s'étala sur toute la surface et s'écoulait lentement sur le sol par endroits. Mais une grande partie du liquide jaunâtre demeurait néanmoins au centre, sans bouger, à la manière d'un chien bien dressé. C'est à ce moment que je tendis la paille à Jarmuz.

- Tu crois que tu peux tout aspirer ?

Il l'avait chopée sans tergiverser. Il n'aurait pas été plus rapide si je lui avais tendu un billet de cent. Il approcha son sourire éternel du tube de plastique et commença le pompage à coups de grandes inspirations. Pas d'hésitation dans la manœuvre, il accomplissait sa tâche avec tout le zèle que la stupidité confère à ce genre de type. Et nous on riait. Le gros Willy se tenait le bide, Francis montrait ses plombages et Gary pleurait. Moi, j'écarquillais les yeux en pouffant ; je me foutais de la gueule de ce singe à qui on avait appris un nouveau tour. Et Jarmuz continuait docilement son numéro, buvant sur la table l'alcool de son humiliation.

- Attends ! Vas-y doucement, Jarmuz, je vais pisser, lui dis-je. Finis pas avant que je sois revenu.

Je me levai avec balourdise, bien amoché par les trois pintes dans lesquelles mon gosier avait barboté. J'entrai dans les chiottes sales du bouge, déboutonnant mon froc pour que la braguette tire la langue. Le temps de la petite averse, je lisais les inscriptions griffonnées sur le mur, juste au-dessus de l'urinoir. Puis, mon œil baladeur vint à rencontrer brièvement le miroir à ma droite, surplombant l'évier. C'est à ce moment précis que les choses se sont dégradées. Soudainement, dans le reflet de cette glace, je crus apercevoir un visage qui me souriait. Mais pas d'un sourire franc et rigolard. Un sourire inquiétant ; du genre malsain. Je pris peur, le palpitant prêt à éclater. Je me retournai d'un bond, manquant de me pisser sur les mains : personne...
Je résolus de ne pas prendre un verre de plus et m'amusai de ma frousse en me lavant les mains et contemplant ma gueule de soiffard. J'avais les traits tirés, des poches sous les yeux ; la fatigue accumulée par la journée de travail devait se faire sentir. Je revins en direction de la tablée. Ils étaient tous là, joyeux, à trinquer de nouveau. J'étais content car Jarmuz m'avait attendu. Il se tenait droit avec la paille entre le pouce et l'index. Il lui restait encore un peu d'ouvrage ; assez pour pouvoir rigoler encore cinq minutes. Mais, tandis que je reprenais place, il déposa devant moi la paille que sa salive gluante obstruait à l'extrémité, en petites bulles inégales. Alors, je levai les yeux jusqu'à son visage, incrédule. Et c'est là que je reconnus la face que j'avais cru distinguer dans le miroir, deux minutes avant. Des dents larges, des yeux oblongs fourrés de sournoiserie, le front plissé et brillant. Il n'avait plus rien de sa face simiesque. Á cet instant, je me dis que nous avions enfin franchi la frontière de ce qui était supportable pour notre grand débile.

- Bah ! Alors, Jarmuz ? Tu veux abandonner ? T'es pas une fiotte pourtant ?

C'est ce que j'aurais voulu lui dire, mais les mots ne sortaient pas. Quelque chose scellait mes lèvres. Je continuais à contempler cette figure atroce et effroyable qui me souriait sordidement.

- Allez Jarmuz ! Tu vas pas t'arrêter là ? On reprend !

Le gros Willy s'impatientait ; il voulait que le bouffon continue à le faire marrer. Et on persistait à se toiser avec Jarmuz. Personne ne baissait les yeux. Il était devenu bizarre depuis tout à l'heure ; je ne le reconnaissais plus. Et je sentis tout à coup la grosse paluche de Willy sur mon épaule :

- Eh ! Jarmuz ! Faut reprendre maintenant. Tu sais, la bière nous a pas été offerte ! Tu vas quand même pas gâcher ? Ça nous froisserait.

Le gros m'avait appelé Jarmuz. Je voulais lui dire que je n'aimais pas du tout cette blague, mais c'était comme si on m'empêchait de parler. Ensuite, je me vis en train de ramasser la paille. C'est alors que le vrai Jarmuz se leva et quitta la table en poussant soigneusement la chaise, le même sinistre rictus au bord des lèvres. Avant de passer la porte, il lança un "bonsoir", auquel tout le troquet répondit, excepté les gars de la bande, trop occupés à me faire reprendre le spectacle. Jarmuz sorti, la paille approcha ma bouche et je bus la bibine qui restait sur le guéridon. Je n'avais plus de volonté ; j'assistais à cette scène depuis le fond de mon esprit. J'étais devenu leur marionnette. Impossible de leur dire que c'était moi, Pierrot. Cette parole n'atteignait pas la surface et mourrait ici, dans ce recoin de l'âme où nos idées s'apprêtent à être envoyées au crachoir.

- C'est pas fini, Jarmuz, articula Francis avec sa goguenardise de circonstance. Ta bière, il en reste un peu. Par terre.

Ils se boyautaient comme des hyènes. Et voilà que ma carne se soulevait toute seule de la chaise pour se foutre à quatre pattes et siroter les dernières gouttes. Je répondais à toute commande. J'examinais les autres autour de moi : les clients, le blond et la Berthot... Pas un ne bougeait ; pas un ne se préoccupait de moi. Seuls Francis, Gary et Willy semblaient me considérer. Je me demandais quand allait cesser cet état, quand j'aurais assez décuvé pour retrouver quelques-unes de mes facultés.
         Après quelques autres tourments du même acabit, les gars me souhaitèrent bonne nuit. Ils saluèrent tous les autres présents dans le bar qui les saluèrent en retour. Je quittai le bistrot sans dire un mot. J'étais emporté par une force à laquelle j'obéissais sagement. J'étais possédé. Une fois dans la rue, je quittai mes camarades et me laissai porter par mes jambes résolues, que je sentais frêles désormais. Dans ma tête, je hurlais, je faisais tout le boucan possible pour qu'on m'aide, pour qu'on me sorte de cet ignoble état. Mais les gens passaient à côté de moi avec indifférence. C'était comme si la vie n'avait qu'un seul chemin et que je devais le suivre sans m'opposer. Au bout d'une longue heure, je réussis tout de même à rentrer chez moi, en y mettant toute mon énergie. J'allais droit dans la chambre où ma femme était endormie. Je secouai son épaule afin de la réveiller. Elle ouvrit un œil, alluma la lumière de la petite lampe de chevet et se redressa. Je réussis à balbutier quelques mots. Mais, elle éteignit la lumière et chercha à se rendormir. Je crus d'abord qu'elle était fâchée, qu'elle souhaitait me faire payer par son mépris sa solitude lors de mes soirées quotidiennes au bistrot. On s'était engueulés plusieurs fois à ce sujet. Alors, je la réveillais encore et encore. Mais toujours le même résultat. Elle ne m'entendait pas, malgré ma rage et mon brame de désespoir, et se rendormait paisiblement sans se demander ce qui avait bien pu la tirer de son rêve. C'est là que je compris que seule la bande pouvait me voir. J'étais devenu comme Jarmuz. J'étais lui à présent.
Voilà des mois que je me rends au bar, tous les mercredis. Le restant de la semaine, je me repose des misères qu'ils m'y font endurer. Je jure de ne plus y retourner, mais l'isolement de la semaine, cette peine d'être invisible m'y ramène toujours. Et je cherche un moyen de me sortir de cet enfer. Je ne manque à personne ; personne ne s'est aperçu de mon absence. C'est comme si je n'avais jamais été parmi eux, dans le monde.
Et tous les mercredis soir, je rédige cette foutue lettre pour raconter mon histoire, en espérant qu'on m'aide. Et personne ne la lira jamais. Nuit après nuit, ces feuilles finissent sur le plancher de ce bar miteux. Tous les soirs, on balaye, on nettoie l'endroit. Pourtant, chaque mercredi, je les retrouve sur le sol, piétinées.
Si vous lisez ceci, faites attention à moi. Dites-moi bonjour. Soyez gentil. Je doute qu'on puisse me tirer de cette damnation, mais au moins, je voudrais qu'on m'aime un peu.

  • Belle maitrise des mots, même qu'on dirait Maupassant qu'écrirai comme Bukowsky. ;)

    · Il y a plus de 7 ans ·
    Poule 2

    Giorgio Buitoni

    • Ah! C est raté alors... Je voulais que Ca fasse comme si c était Bukowsky qu écrirait comme maupassant! Merci!

      · Il y a plus de 7 ans ·
      3249 bda7

      vejd

  • Belle maitrise des mots, même qu'on dirait Maupassant qu'écrirai comme Bukowsky. ;)

    · Il y a plus de 7 ans ·
    Poule 2

    Giorgio Buitoni

  • Ce texte bien écrit, bien mené, me fait penser au poème de Martin Niemöller !
    Quand à notre tour, on réalise ce que d'autres ont enduré avant d'en être soi-même victime.

    · Il y a presque 8 ans ·
    Rerefaite d%c3%a9finie

    Jean Marc Kerviche

    • Je ne connais pas ce poème. Je vais m'empresser d'aller y jeter un coup d’œil. Merci Jean Marc !

      · Il y a presque 8 ans ·
      3249 bda7

      vejd

  • Très beau. Et très bien écrit. Cdc

    · Il y a presque 8 ans ·
    Ananas

    carouille

    • Merci carouille ! :-)

      · Il y a presque 8 ans ·
      3249 bda7

      vejd

Signaler ce texte