Une maille à l'endroit... Une maille à l'envers...

roigoon

Une maille à l’endroit… Une maille à l’envers

J’ai rencontré ce matin un jeune homme comme on en croise souvent : un pauvre type à peine sorti de l’adolescence, la fine barbe, les cheveux gras, assis sur le trottoir, adossé contre une façade bourgeoise d’une rue de la capitale. Le chien à ses pieds regardait d’un air tranquille les voitures pendant que son maître battait maladroitement de l’aiguille avec des mains crasseuses, protégées par des mitaines. Une maille à l’endroit, une maille à l’envers… La vitesse à laquelle il œuvrait n’avait rien à voir avec celle de ma grand-mère, lorsque je l’observais tricoter un pull qui m’était destiné, il y a des années… au siècle dernier.

L’ouvrage du jeune homme n’avait qu’une dizaine de centimètres de longueur et j’ai imaginé le nombre d’heures qu’il lui avait fallu pour obtenir un tel résultat. Bien sûr, je ne me suis pas arrêté, je l’ai juste observé discrètement, profitant de son attention accaparée par son dur labeur. Il devait avoir une vingtaine d’années. Bien qu’assis et protégé de plusieurs couches, j’ai deviné un corps malingre. La coupelle déposée devant lui, confectionnée avec une cannette de Coca martelée, proposait à la vue des passants quelques pièces cuivrées ; pas les jaunes, celles que l’on garde pour Bernadette, non, les autres, celles qui s’accumulent dans le porte-monnaie et dont on a du mal à se débarrasser.

Je me suis arrêté à quelques pas, prétextant un intérêt soudain à une vitrine d’agent immobilier. Je l’ai regardé encore. La vie tourbillonnait autour de lui dans un rythme effrayant et lui, très lentement, posait sa maille à l’endroit, sa maille à l’envers, un petit bout de langue au coin de sa bouche. Il semblait indifférent au monde qui l’entourait, ainsi que son bâtard qui bayait aux corneilles avant de reposer son museau sur les genoux de son maître.

J’ai fouillé dans ma poche, trouvé une pièce et rebroussé chemin pour déposer mon obole dans la cannette de Coca. Ses yeux se sont levés sur moi, des yeux clairs, un regard profond. J’ai lancé timidement : « c’est joli ce que vous faites ? » Il m’a répondu : « Merci » puis s’est replongé dans son passe-temps comme s’il était honteux d’être à sa place et moi à la mienne. Je l’ai quitté en lui souhaitant une bonne journée, réalisant immédiatement le ridicule d’une telle phrase. Il a relevé son regard sur moi, l’air surpris, et a esquissé un léger sourire qui a illuminé ma journée.

Une maille à l’endroit… Une maille à l’envers…

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