Renaissance

sanka

La liberté n'existe pas. Même dans la mort, on n'est pas libre de tout, tu vois.

Je vais te raconter l'histoire d'une jeune femme. Je sais bien qu'elle te semblera vielle, mais par rapport à moi, elle n'était qu'une très jeune personne. Elle avait gardé en elle beaucoup d'enfance et la vie avait été difficile avec elle, sans raison, juste parce que la vie n'est ni juste, ni injuste, elle est juste là, c'est tout.

Mais Manou, c'est son prénom, voulait que la vie soit juste. Comme ce n'était pas le cas, elle trouvait la vie très laide. 

Cette histoire s'est déroulée un jour, hier, demain, on se sait pas quand, et cela n'a guère d'importance. La lune bleue, toute ronde, n'avait pas achevé son cercle dans la nuit. Elle luisait au loin, spectatrice du désordre des hommes depuis la naissance du monde.

Manou s'était isolée sur une plage. Elle était pensive. Elle se disait : « J'ai 25 ans cette nuit, je suis née à cette heure même il y a à peine une seconde lunaire. »

Elle chantonnait doucement un vieux chant qui explique que le monde tourne en rond. Elle se laissait glisser dans la peine, soupesait chacune de ses douleurs et les enfonçait dans son cœur, comme pour sentir qu'elle était encore vivante. « C'est parce que je sens que je sais que je vis », se disait-elle. « Et je sens trop. Trop de mal, j'ai mal. »

La mer bruissait du premier matin du monde, l'élément mère lui offrait ses bras, lui proposait de l'envelopper de son tendre liquide, de la prendre et de la tirer dans le sommeil de l'oubli.

Manou avait pris une décision grave avant de venir sur cette plage, dans ce pays lointain, à des milliers de kilomètres de sa famille et de ses amis. Elle était comme hypnotisée par le choix qu'elle avait fait. Car elle avait décidé de quitter la vie, qui n'est ni juste, ni injuste, qui est juste là.

« Je vais me fondre, je vais être le monde, l'infini ou le rien. Je ne veux plus de toi, absurde enveloppe humaine, périssable chair ! Je veux rejoindre le plein, le rond, l'entier. Je vais me dissoudre dans l'existence hors de ma petite conscience. »

Les larmes commencèrent à affluer. Manou était remplie de son désespoir, et elle allait en mourir. A tout juste 25 ans, elle allait s'évaporer.

L'eau était plus froide qu'elle ne l'aurait cru. Elle était habituée aux vagues tièdes des Antilles et n'avait pas imaginé que la côte de l'Equateur serait différente. Ses orteils étaient déjà gelés et elle n'était dans l'eau que depuis quelques secondes. Elle s'enfonça brusquement jusqu'aux épaules.

«  Allez, courage bon sang! Vas-y ! » se conjura t-elle.

Ses dents claquaient violemment, mais elle ne pleurait plus.

Elle prit une grande inspiration, la dernière, et, tentant de se remplir de calme devant la grande découverte de l'au delà, elle plongea sa tête dans l'élément premier.

L'eau lui remplit d'abord les narines, puis dans une brûlure fulgurante, elle sentit ses poumons s'embraser.

Curieusement, elle ne perdait pas conscience, son cœur continuait de battre, bien qu'en chamades, dans sa poitrine. Comme si elle n'était pas en train de se noyer, de perdre la vie !

Les yeux ouverts dans le noir liquide, elle décida d'attendre, et s'enfonça un peu plus vers le fond, vers le large.

Une petite crique sous-marine, brune de la nuit, ouvrait ses bras de pierre trouée. De minuscules poissons vaquaient à leurs occupations, comme si de rien n'était. Elle s'accrocha à la dentelle dure des rocs environnants et posa ses fesses sur des éponges.

Un temps infiniment long passa. Rien. Toujours rien.

«  Je dois être morte maintenant. C'est pas possible ça, je dois être morte ! », se disait-elle.

Mais aucun changement radical ne se produisait, aucune voie céleste ne s'ouvrait en elle, même pas le silence et le rien.

« Mais quoi, merde, j'y crois pas, je ne suis pas un poisson, il devrait se passer quelque chose ! ... Peut-être que je suis morte, et que je ne le sais pas ? Que je me vois encore avec jambes et tutti quanti parce que mon esprit est trop con pour se débarrasser de ce truc artificiel autour de lui ! »

Manou aimait utiliser des mots grossiers, cela lui procurait un soulagement d'habitude, mais dans ces circonstances étranges, il n'y avait personne pour l'entendre. Une idée soudaine lui glaça soudain le sang. Elle osait à peine se la formuler.

« Est-ce que je suis condamné à être une âme perdue, un fantôme errant ? Est-ce que... la mort m'est refusée parce que j'ai choisit son heure ? »

Un flot de souvenirs lui revint, depuis les cours de catéchisme où on lui avait expliqué que l'on n'enterrait pas les suicidés, aux récits effrayants de fantômes en attente d'une délivrance que lui avait fait sa tante. Car Manou avait une tante elle aussi, comme toi, et cette dernière lui avait raconté de fameuses histoires d'âmes qui ne sont pas parties.

Manou se propulsa brusquement vers le haut, poussant vigoureusement sur ses jambes pour atteindre la surface. La tête sortie de l'eau, elle nagea jusqu'à la rive. L'angoisse sourdait en elle comme une source infinie.

« Non, non, non ! », gémit-elle en voyant son corps flotter à la surface, tout gonflé d'eau. Ni vivante, ni morte, elle se trouvait à la limite des deux mondes, manifestement.

Elle tenta à nouveau de se noyer, pour en finir avec cette conscience infâme de petit être humain, mais c'était peine perdue.

L'aube aux doigts de rose pointait et Ulysse n'était pas là pour lui tenir compagnie.

Quelle injustice !

Elle avait décidé de ne plus décider de rien. De ne plus vivre. Plus ici bas. Plus sous cette forme. Plus du tout ! Mais voilà que l'oubli ne lui était pas accordé ! Elle se trouvait coincée. En hululant comme une âme en peine, sanglotante, désespérée et surtout, oui surtout, terrifiée à la perspective d'un infini sous cette forme bâtarde d'existence, elle se réfugia sous un flamboyant mort, puis pénétra dans la fissure béante de son bois sec . Elle y resta longtemps, un temps qu'elle ne comptait pas. Jours et nuits défilaient, indifférenciés, tandis que Manou subissait sa peine, dans ce tronc sec et dru, incapable de sortir de cet abri de fortune.

Elle entendait malgré tout la vie qui continuait autour d'elle.

Les habitants du coin, ceux qui chaque jour venaient sur la plage pour réparer leurs bateaux, les pousser à l'eau, pécher, vendre leurs trouvailles marines. Ils discutaient, riaient, pleuraient, s'exclamaient dans ses parages, ne prêtant aucune attention à l'arbre.

Un jour cependant, une petite fille vint déranger Manou dans sa cachette. Elle sanglotait bruyamment, répétant qu'elle n'en pouvait plus entre des salves de larmes. Manou fut d'abord irritée par sa présence mais d'un autre coté, elle se sentit moins seule. Pour la première fois depuis longtemps, elle éprouvait de la curiosité envers quelqu'un d'autre. Lorsque la petite fille s'endormit, Manou lui inspira un rêve, dans lequel elle lui racontait son histoire et comment elle s'était retrouvée coincée dans cet arbre, à la frontière des deux mondes.

La petite fille se réveilla en sursaut et courut jusqu'au village. Le rêve lui avait donné envie d'agir et de confronter son frère, qui lui faisait bien des misères. Manou éprouva beaucoup de joie lorsque la petite fille revint lui dire qu'elle avait choisi de ne plus être la victime des vexations perpétuelles de son aîné.

——— 

Au bout d'un bon millier de nuits, l'odeur du bois qui entourait Manou devint légèrement pourrissante. Quelques unes des branches du flamboyant reprirent vigueur, de petites pousses d'un vert tendre surgissant du tronc naguère moribond. Miraculeusement, l'arbre recommençait à verdir,  à faire des fleurs.

On attribua d'abord ce regain de vivacité à la nature époustouflante des tropiques. Après tout, on voyait bien des piquets de barrières devenir de beaux arbres après quelques années… Les branches, pas encore sèches, reprenait dans la terre généreuse, renouait des liens avec elle. Mais cet arbre-là et sa reprise surprenaient les villageois. Le flamboyant était sur le déclin depuis longtemps, et depuis longtemps on avait cessé de s'y abriter du soleil puisque plus une feuille n'y pointait le bout de son nez.

Et puis surtout, les villageois étaient superstitieux. Une partie de leur sagesse était d'avoir compris que la somme de leur savoir n'égalerait jamais la somme des mystères de ce monde, aussi, ils avaient des croyances que l'on aurait pu qualifier de naïves. Ils rendaient toujours hommage à Pachamama, par exemple. La déesse mère les faisait enterrer des fœtus de lama sous leurs nouvelles maisons, ils ne crachaient pas la feuille de coca comme on crache un chewing gum dans une ville sale. Non, ils avaient une relation aux symboles qui restaient forte et s'ancrait dans une histoire d'identité. Si on leur avait demandé « Qui êtes-vous ? », ils auraient pu répondre : « Des Quechuas, des gens d'ici. » Aussi, ils ne tardèrent pas à remarquer les phénomènes étranges qui entouraient l'arbre. Et surtout, les soirs de pleine lune, nul n'osait aller s'asseoir près de lui. Les vents soufflaient d'étranges gémissements à sa proximité. Dès qu'on s'en éloignait, bruits et vent disparaissaient, alors qu'un mètre plus loin on aurait cru au début de la tourmente, à l'arrivée du cyclone ou de la tempête du siècle! L'arbre fut donc nommé «el Maléfico » par les autochtones, bien qu'il ne soit craint que les soirs de pleine lune. Le reste du temps on lui accordait de la compagnie pour son ombre qui avait repris une fraiche épaisseur. Autre chose fit que l'arbre ne fut pas craint autant que son nom l'aurait laissé supposer. Malgré sa réputation effrayante, quelques femmes vinrent le supplier d'être rendue fertile. Après que Susanna de la Cruz Sierra Madre ait mit au monde son bébé a l'âge de 52 ans, elle attribua sa chance - car elle le voulait ce dernier petit bout de chou - au « Maléfico ».

« C'est grâce à lui et à mes prières », confia-t-elle à Aurelia Bonda Coronel qui désirait elle aussi un descendant de toutes les forces de son âme rude. « Il y a un esprit dans l'arbre, j'en suis sure. Mais ne l'approche pas une nuit de lune ronde », la prévint-elle. « L'esprit souffre cette nuit là, et à mon avis, il ne vaut mieux pas être trop près sinon qui sait, peut-être que tu mettrais un estropié ou un retardé au monde ! De toutes façons, ces gémissements sont tellement terribles et les souffles de vent si fort que rester sans devenir fou serait surhumain ! »

Aurelia, qui l'avait écoutée attentivement, suivi ses conseils. Une dizaine de mois plus tard, elle donna vie à son tour au plus beau bébé du monde, et son existence pauvre se remplit enfin de la plus grande richesse, qui est faite de baisers, de cris, de langes et d'odeur de caca tendre.

Puis un jour, alors que les enfants miraculeux de Susanna et d'Aurélia avaient déjà presque dix ans, l'arbre fut menacé d'être abattu à cause de la construction du port de plaisance. Les femmes de San Pedro d'El Mar firent tout ce qu'elles purent pour le protéger. Elles réussirent même à impliquer leurs époux dans leur lutte pour sauver le flamboyant, mais une poignée de pauvres villageois ne peut pas résister aux projets touristiques des riches investisseurs de Quito. L'arbre fut donc arraché. Un sacré cyclone suivi la fin des travaux, réduisant à poussière, ou presque, les longs mois de construction. Beaucoup y virent la marque du «Maléfico ».

A sa place, à l'endroit exact où le vieil arbre s'était enraciné, en poussa un nouveau, un fromager superbe, qui grossit à une vitesse record, jamais égalé par un quelconque fromager sur le continent. Ainsi, le flamboyant et Manou avaient laissé place à autre chose. Manou, le flamboyant et l'arbre fromager se confondaient maintenant.

Et finalement, la vie que Manou n'avait pas continué sous forme humaine, elle la continua, bien plus longuement, sous une écorce nouvelle, loin, très loin de sa famille, tout près de l'océan Pacifique, dont on sait bien qu'il apaise les douleurs sans pour autant les oublier.

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