Une passion amoureuse
Marie Leroy
Après avoir longtemps vécu dans une grande solitude, dévoré par l’ambition de perfectionner son œuvre et de rejoindre l’élite des plus grands auteurs, l’écrivain Hadrien Lambercier rencontra une jeune femme dont il tomba follement amoureux.
Ils se croisèrent par hasard, à l’époque où cette dernière se trouvait dans une situation très délicate : elle venait de rompre avec son mari qui l’avait immédiatement chassée de la demeure conjugale, et cherchait en vain, depuis plusieurs jours, où nouvel endroit où elle pourrait s’établir. Lambercier fut bouleversé par l’étrange aura qui émanait d’Emilie, et lui avoua rapidement sa passion.
Il l’hébergea plusieurs semaines, durant lesquelles ils évoluèrent comme hors du monde, indifférents à leur entourage ; ils savouraient leur idylle naissante et entretenaient des conversations infinies… Le jeune homme était fasciné : il désirait tout connaître de cette personne en qu’il croyait voir le prolongement de lui-même, tant leur intimité, au fil du temps, s’approchait de la fusion. Et, bien qu’elle eût d’abord été intimidée par les sentiments très forts de l’écrivain, Emilie accepta enfin ces démonstrations d’amour ardent qu’elle n’avait jamais pensé connaître, après avoir vécu plusieurs années une relation monotone et quelque peu étouffante.
Les deux êtres demeurèrent inséparables durant près d’un mois, et leur relation les comblait.
Emilie s’installa dans une modeste maison, à proximité de la ville de son amant. En dépit de son amour sincère pour l’écrivain, elle jugea prématuré d’envisager à nouveau une vie maritale et, de plus, elle avait toujours été éprouvé besoin viscéral de solitude et d’indépendance. Hadrien, qui jusqu’alors n’avait connu que des relations sentimentales superficielles et très éphémères, respecta cette décision, bien qu’il souffrit souvent de son absence.
Il délaissa presque totalement l’écriture durant une longue période : le médiocre travail de bureau qu’il accomplissait – ses publications ne lui permettant pas de s’assurer une indépendance financière – l’épuisait progressivement et le vidait de son énergie créatrice. Il employait ses quelques forces à veiller au bonheur d’Emilie (les rares ébauches qu’il produisit à cette époque lui furent d’ailleurs inspirées par elle) : ils se retrouvaient régulièrement et passaient de brefs séjours ensemble, ponctués par leurs longues discussions, leurs étreintes, et le déchirement que leur causait leur séparation.
Bientôt, les pensées de la jeune femme évoluèrent : elle qui avait délibérément choisi de conserver toute sa liberté, croyait maintenant subir cette situation. Elle ne se délectait plus de sa solitude, elle ne profitait plus de son isolement – naguère vital – pour travailler à son enrichissement personnel ; mais elle attendait, passivement, les retrouvailles avec l’homme qu’elle aimait, incapable de mener son esprit vers d’autres idées ; elle traversait son quotidien, lasse, impatiente, sans autre projet que de rejoindre son compagnon, comme une misérable créature arrachée à sa raison d’être.
Pourtant, même leurs réunions n’avaient plus la saveur d’autrefois. Tout n’était plus qu’habitudes, rituels, répétitions : ce qu’elle avait fui en quittant son ancien conjoint revenait vers elle et ébranlait ses convictions : se serait-elle trompée, en croyant partager avec lui une expérience extraordinaire ? Elle confia ses inquiétudes à Hadrien : ce dernier la rassura quant à la profondeur de son affection, et lui jura encore son amour sincère ; mais ses élans enflammés d’autrefois semblaient peu à peu s’évanouir…
En effet, puisque ses ressources intellectuelles d’autrefois lui revenaient, Hadrien, d’une manière presqu’inconsciente et involontaire, finit par délaisser sa compagne. S’étant trouvé si désespéré à l’idée de plus mener à bien une œuvre littéraire satisfaisante, retrouvait enfin l’inspiration, et suffisamment de force physique pour noircir des pages plusieurs heures durant, parfois jusque tard dans la nuit. Il estimait de son devoir de tirer profit de ce nouvel élan, de cette « renaissance », en songeant aux malheureux artistes disparus avant d’avoir pu démontrer l’étendue de leur talent ; il se reprochait, quelquefois, de négliger Emilie ; mais, bien qu’il fût capable de sentiments amoureux véritables, nul être n’aurait pu le détourner éternellement de ses ambitions profondes, égoïstes, mais souvent salutaires.
Aussi les deux amants espacèrent-ils leurs rencontres. Emilie fut d’abord blessée par ce bouleversement qui allait à l’encontre de ses espérances : elle accusa à maintes reprises Hadrien, parfois violemment, de moins l’aimer, d’avoir utilisé leur relation à des fins littéraires… Elle souffrit beaucoup et envisagea la rupture ; mais elle savait cependant qu’une telle décision l’amènerait à dépérir, et résolut de supporter la froideur, proche de l’indifférence, de celui qui hier encore semblait l’aduler.
Mais la jeune fille, dotée d’un tempérament relativement instable, avait développé une étonnante capacité d’adaptation ; et elle ne tarda pas à trouver des avantages à cette situation d’abord contrariante. Lorsque la frustration de ne pas pouvoir vivre aux côtés de son compagnon la gagnait, elle repensait à son précédent mariage, à son désenchantement rapide face aux contraintes de la vie commune, au sentiment d’oppression qu’elle avait connu et à la sensation que son existence en tant qu’individu avait pris fin. Dès lors, elle s’apaisait, et parvenait même à comprendre et à approuver Hadrien dans son don total de lui-même à l’écriture. Elle l’imitait, en quelque sorte, en sortant beaucoup, en menant une vie presque exempte d’obligations, et en s’accordant parfois certains excès auxquels elle n’avait pas goûté étant plus jeune – son mariage précoce l’ayant privée des « folies » de son âge…
L’on peut dire qu’Emilie changea sa soumission aux humeurs de l’écrivain en une forme d’épanouissement. Hadrien n’en fut nullement affligé : le changement d’attitude de sa compagne le déchargeait d’une certaine culpabilité, et lui permettait donc de continuer à nourrir son œuvre plus sereinement.
Après plus d’un an, les efforts assidus de Lambercier portèrent leurs fruits : il parvint à faire publier quelques ouvrages et à acquérir une certaine réputation dans le milieu de l’édition. Sa situation pécuniaire s’améliora fortement, et il acheta une maison à la campagne. Il proposa à Emilie de le rejoindre ; elle l’accepta. Leur entente était excellente, leurs échanges enrichissants : ils estimaient qu’ils seraient heureux l’un près l’autre, et que, si d’autres liaisons pouvaient temporairement les distraire, elles ne seraient qu’un caprice à côté de leur amitié remarquable.
Ils s’installèrent donc ensemble. Leur quotidien était marqué par des périodes d’amour presque fusionnel, et des moments où les deux conjoints aspiraient à s’éloigner mutuellement, à retrouver une leur liberté. Dès lors, ils se parlaient peu ; Hadrien travaillait consciencieusement à ses écrits, sa concubine voyageait, s’amusait… mais ils se retrouvaient toujours avec un grand plaisir, lorsque leurs occupations respectives finissaient par les lasser.
Emilie était très satisfaite de ce mode de vie. Toutefois, le temps passant, ses considérations sur couple changeaient. En pensant au cheminement de leur histoire, au temps qu’il leur avait fallu pour trouver un équilibre sentimental, elle ne percevait plus tout-à-fait son union avec Hadrien comme une idylle mirifique, une passion exceptionnelle… Cette dernière ressemblait davantage à une complicité un peu étrange, légèrement maladroite – ou bien, à une sorte de danse, dont les mouvements des partenaires peinaient à s’accorder.
N’en était-il pas de même, d’ailleurs, pour de nombreuses relations ?
J'aime beaucoup le style d'écriture. Très authentique, les mots sont bien choisis et les personnages aussi. Bravo !
· Il y a plus de 11 ans ·fafa95