Une révélation: Annie ERNAUX
lodine
Annie ERNAUX a choisi une écriture pour faire ressentir au lecteur ses origines sociales. La honte.
Au fur et à mesure des pages, son regard s'éloigne de plus en plus de son sujet : le père.
Pourtant, ce monde qui n'existe plus, ne cesse de la hanter. Elle est allée au-delà de ses origines. Elle pense expier la trahison envers l'enfant qu'elle était en écrivant.
Comment vivre avec cette trahison ? Elle le peut car elle est allée au bout de ce qu'elle était. De ce qu'elle ne pouvait pas être, plus encore que ce qu'elle ne voulait pas être. Pour autant, elle n'a pas oublié la moindre parcelle de souvenirs.
Parce qu'il y avait, dans chaque geste, chaque mot, une économie qui ôtait le superflu (jamais le superficiel : ce mot n'aurait jamais pu s'appliquer à son père) et qui lui a permis de photographier, mentalement, et d'une manière plus aiguisée, encore, ces images, dont elle a nourri ses écrits. Elle pose la question du souvenir. De la vie.
Pour écrire quelque chose qui ait du corps, de la consistance, il faut avoir fait place nette. S'être épurée du vernis que la société, les préjugés, les traces de l'éducation, les ressentis laissent sur nous. C'est ce tour de force qu'elle a réussi avec ce livre. Être en osmose avec sa mémoire, ses souvenirs pour évoquer la figure du père. Lui rendre un noble hommage. Elle a voulu utiliser une écriture factuelle pour rester dans le vrai. Dépeindre le monde des dominés. Jamais un mot ou une émotion de trop. Elle ne tombe jamais dans le misérabilisme.
Dans ce récit, elle est l'adulte qui demeure fidèle à l'enfant qu'elle fut. Ses mots ne heurtent pas, ne sont pas dits plus haut les uns que les autres. L'oralité des scènes se glisse dans l'écrit d'une façon magistrale.
Comme je serais honorée, si elle acceptait de converser avec moi! Comme elle, j'ai eu, à mon adolescence, honte de mon milieu social. De la soupe sans sel, du ‘qu'en dira-t-on', des phrases toutes faites ("on ne peut pas aller plus loin"), d'actions que je jugeais ridicules.
Annie ERNAUX m'a montré que l'ascension sociale résidait, au contraire, dans la répétition de ces petites choses. Se raser, pour aller faire des courses, a été un acte social chez mon père. Pour se distinguer du ‘petit paysan' qu'il aurait pu demeurer, s'il n'avait pu suivre les cours de l'École Normale. La lecture de ‘ la place' a néanmoins mis en lumière un élément-phare de mon identité: l'amour de mes parents et la place que cet amour a occupé dans ma vie. En cela c'est une lecture salvatrice.
Là, s'arrête la comparaison. Car si l'on scrute le processus de création, un fossé se creuse. Énorme, béant.
Le détachement d'Annie ERNAUX n'a pas été le mien. Elle a basculé vers un milieu plus bourgeois, rompant avec des mots de l'enfance. Je n'ai pas évolué de la même manière, même si je suis ‘montée‘ à Paris. Elle est devenue une personne réellement indépendante, ce dont je me targue d'être, mais que je ne suis pas, de facto. Je ne pense pas avoir cette force. Et là, réside toute la différence. Elle a su s' affranchir de toute contingence. De toute peur. Elle peut écrire comme elle veut. Être totalement libre.
Moi, je dois composer. L'écriture libérée, qui ose, je la diffuse aux inconnus, sur un blog. Sur un site d'auteure, dont je n'ai pas donné les clés à la famille. Mon anonymat parisien me protège de leurs remarques acides, de leur pudibonderie. L'autre, celle qui peut être lue d'eux, je la cantonne, la restreins, volontairement.
Alors, qui est la plus grande traître ? Elle ou moi ?
Se poser la question est une façon d'y répondre
· Il y a plus de 8 ans ·menestrel75
Ah, c'est un commentaire intéressant, énigmatique, comme j'aime ! Il faut continuer de creuser, en gros, c'est ça que vous me dites...
· Il y a plus de 8 ans ·lodine