Une robe rouge sur la table (2)

C'était dingue ! Comme aurait dit ma mère : les bras m'en sont tombés.

En lieu et place du pub ringard dans lequel nous avons refait le monde et nos vies mille fois autour du billard, se tenait une sorte de bar branché servant cocktail et shooter à des jeunes méchés. Le comptoir en bois avait été remplacé par du béton ciré incrusté de miroirs et des néons violets illuminaient une banquette en velours gris qui autrefois, était un Chesterfield usé. Il n'y avait aucun visage connu derrière le comptoir et pire, je ne comprenais pas la moitié de la carte. La jeune bourgeoisie locale se trémoussait sur une musique sans note avec l'air d'avoir déjà conquis le monde.

Je me suis senti vieux. Très vieux.

Ludo, ravi, nous a hurlé : « la classe hein ? je savais que ça vous plairait ! »

Gérald et Nico semblaient aussi désemparés que moi. On a pas eu le temps de contester, Ludo nous tendait des verres à shoot enflammés : « Cul Sec les mecs ! »

Une heure plus tard je leur avais tout raconté : son départ, ma lâcheté, Valentine, le pingouin, la Grèce...Ça m'a fait un bien fou de leur parler. Ca semblait moins douloureux avec eux.

Gérald m'a fait remarquer que sans doute les 4 shots et les 2 pintes devaient contribuer à rendre supportable l'insupportable…Je l'ai remercié de son pragmatisme et me suis levé pour aller chercher de quoi « supporter ».

Seul au bar, le temps que la serveuse trop maquillée, remplisse les verres, j'ai laissé mes yeux vagabonder dans la salle. J'ai été happé, une apparition…

La grâce, sensuelle à son insu, flottait au-dessus de la foule. Au loin, dansait une robe rouge sur la table. Je n'ai plus vu qu'elle… Brune, les cheveux au milieu du dos, elle ondulait les yeux fermés, indifférente au reste du monde. Parfois, s'élever est le meilleur moyen de s'isoler. Sans m'en rendre compte , j'ai posé le pieds sur la barre du tabouret. Ainsi en équilibre et malgré la distance, je me sentais plus proche d'elle. Elle absorbait tout ce qui l'entourait, même la musique s'adaptait à ses mouvements.. J'étais attiré par sa lumière comme un papillon de nuit sur un halogène. Le nœud dans mon plexus se resserrait mais au lieu de coups de poings, je sentais des décharges d'endorphine m'envahir et mon cœur s'emballer. Sa robe caressait ses courbes parfaites et j'étais bouleversé. J'étais ému comme la première fois que j'ai entendu le cœur de Valentine à l'échographie… Ça paraissait plus grand que moi.

Mon regard devait peser trop lourd car elle s'est immobilisée et a ouvert les yeux. De surprise, j'ai glissé du tabouret et tenté de me raccrocher au comptoir, entrainant dans ma chute les 4 pintes que j'étais venu chercher. Assis par terre et dégoulinant de bière, je m'en voulais terriblement de ma maladresse mais encore plus de l'avoir dérangée. Je me relevais dans l'indifférence générale, sûr d'avoir perdu toutes chances de lui parler. D'ailleurs à sa place sur la table, s'agitait vulgairement une blonde dont les sous-vêtements paradoxalement apparents ne laissaient aucun doute quant à son objectif de fin de soirée…

J'allais régler ma commande pour rejoindre mes Gentlemen, quand un parfum épicé emplit mes narines… un souffle chaud dans ma nuque suffit à relancer mon cœur dans sa course folle :

- « Shakespeare disait qu'une chute profonde mène souvent vers le plus grand bonheur, j'ai vu la tienne, ça n'était qu'un tabouret mais j'accumule tellement de malheur ces derniers temps, que je me suis senti concernée….Et puis je t'ai senti me regarder… il y avait tant de bienveillance…Je m'appelle Camille » me dit-elle en m'offrant le plus doux des sourires.

Rien depuis ces dix derniers jours ne m'avait fait autant de bien. C'était une caresse tendre, un câlin réconfortant…Et honnêtement, je le méritais.