Une(s)

chrisdupays

En guise de préambule, un avis de lecture provenant du collectif A mots découverts

« L’idée de ce portrait composite est belle : une comédienne au fil de la partition reconstitue par bouts de chemins successifs le portrait d’une seule et même femme au travers de cinq rôles différents… Cinq femmes qui incarnent une "somme" assez complète de la problématique féminine sur la vie, l’amour, la mort. C’est une pièce qui semble sonder la féminité dans son aspect générique, tentant de saisir la nature de son rapport au monde et à l’existence, et plaçant au centre du plateau une série de destins exemplaires… En même temps le point de vue s’affirme comme subjectif, proposant une perspective et ancrant le texte dans la chair d’un être singulier ; ce qui est plutôt un bon alliage… Tout est vu et exprimé au féminin, les personnages masculins sont des contrepoints, ils ont moins de consistance dans l'écriture, mais ça fonctionne… La convention est suffisamment claire et assumée pour qu’on l’accepte, le projet y puise sa valeur, on accueille ce regard "neuf" qui nous change des points de vue masculins dominants…. En outre, par l’absence d’action dramatique, forme de théâtre-récit, l’auteur ne choisit pas la facilité… La posture choisie est exigeante, mais l’auteur parvient à ménager un certain "suspense", une tension tout au long de la pièce par le mouvement d’élucidation des mystères posés au départ, on attend avec curiosité la fin de chacune de ces cinq histoires qui s'entrecroisent…. Et surtout il y a un style, une incontestable poésie, drue, concrète, énergique. La langue sonne, résonne, mélodieuse ou syncopée, avec des leitmotivs, des berceuses, des cris, des plaintes, des accélérations haletantes, des courses martelées.... L'auteure possède un rare sens du rythme. Il y a là, véritablement, une écriture… Une écriture charnelle, que l’on a envie de « mâcher », un plaisir communicatif qui rend curieux et donne envie de faire le voyage… »

Note d’ecriture 

A travers cette pièce, je souhaite explorer les destins croisés de cinq femmes à un tournant de leurs vies. Cinq personnages féminins joués par une comédienne.

Dans un premier temps d’ouverture, ces cinq personnages aux identités différentes et à la fois semblables subissent leurs univers respectifs, n’y jouent aucun rôle et s’accommodent du temps qui passe sans vraiment le saisir jamais.

  La femme amoureuse a jusqu’alors vécu une vie pleine et heureuse auprès d’un mari aimant. Du moins le croyait-elle.  Jusqu’à ce qu’un jour elle se lasse de ses absences répétées. Jusqu’à ce qu’un matin elle se rende compte que cet homme, son homme, auprès duquel elle vient de passer vingt ans de sa vie et de ses nuits, a oublié qu’elle sucre son café. Un demi-sucre. Depuis toujours.

Débute alors un long désamour. Une tranquille révolution, douce révolte intérieure qui la conduisent à se remettre en question. A repenser son amour.

Fort. Mais amer. Comme un café sans sucre.

La femme seule, elle est en colère. Une colère froide. Dévastatrice. Qu’elle porte en elle depuis bien trop longtemps. Alors cette violence elle la déverse sur un homme. Un homme qu’elle injurie, frappe, humilie avec haine et soulagement.

Bourreau intraitable face à une victime qui n’oppose aucune résistance. Et l’on découvre peu à peu que derrière ce dégoût se cache une profonde blessure. Une douleur intense, latente, lancinante qui ne l’a plus quittée depuis le jour ou cet homme l’a violée. Une douleur qu’elle essaye d’adoucir dans une vaine tentative de vengeance. 

La femme libre ne l’est pas. Toute empêtrée qu’elle se débat dans une enfance encore bien trop présente. Entre mélancolie du passé, envie d’avancer et doutes sur sa solitude, cette femme a mis depuis trop longtemps ses envies d’envols entre parenthèse.

Elle va pourtant devoir faire l’expérience oppressante et grandissante de la séparation. Et c’est en libérant sa mère de la maladie qu’elle se libérera à son tour. En offrant la mort, elle trouvera le chemin de la vie.

Perdue dans un univers froid et tendu, la femme enfant soliloque en chantonnant. Rien ne semble pouvoir l’atteindre. Tout semble en un instant pouvoir la briser.

Seule et suppliante. Se parle t’elle à elle-même, invective t’elle Dieu ou un quelconque Sauveur. Enfermée dans une intense douleur, elle s’est coupée du monde. Se préoccupant seulement du sort d’hypothétiques oiseaux qu’elle souhaiterait protéger du froid.

Ne voulant peut-être pas prendre en compte l’ampleur du geste qu’elle vient de commettre en tuant son petit garçon. Le noyant dans un lac gelé. Pour le protéger du monde…

Lien en pointillés parmi ces quatre personnages, la femme terre attend. Elle attend son il. Attend la rencontre qui la sculptera, lui donnera vie et mouvement. Elle croit en l’amour. Au vent de l’espoir qu’il dégage.

Elle sait elle, que construire est plus heureux à deux. Qu’elle ne pourra être terre fertile sans l’autre. Cet homme qu’elle désire et qu’à son tour elle modèlera à leur image.

Avec qui elle sera prête à tous les allers et retours.

Avec qui elle sera…

Toutes ces femmes n’en sont qu’Une(s). Qui essaient de vivre, d’avancer, de s’adapter, de faire tourner le monde. Si les situations sont différentes, c’est que c’est la vie qui change de visage, non la personne, non les désirs, non les destins.

Autour d’elles évoluent des hommes. Compréhensifs, cruels, patients. Aimant aussi. Amants.

Afin d’accentuer la similitude et l’impact de la décision à laquelle chacune de ces cinq femmes est confrontée à sa façon, je souhaite que ces personnages évoluent dans un univers très personnel et complémentaire à la fois, à la façon d’une palette de couleurs servant toutes une seule et même « Œuvre ».

Le décors sera volontairement dépouillé, habillé avant tout des présences de ces femmes. De leurs aspirations, leurs doutes, envies, rugosités, matières, couleurs…

Ces personnages féminins devront être interchangeables et joués par une seule comédienne. Elle aura à charge d’être chacune des femmes, s’imprégnant de leurs univers, leurs maux.

Multipliant ainsi l’idée que ces cinq femmes n’en forment qu’Une(s).

Car ce n’est pas ici à l’expérience individuelle qu’il faut s’arrêter, mais bien à la prise de conscience commune qui les « réunit », au désir de se dépasser et d’être dans sa vraie vie, à ce destin commun à envisager.

Ces vies vont s’entremêler, dans un même conflit intérieur dicté par la nécessité d’évoluer, dans leur désir d’émancipation, dans un même élan de liberté.

Cinq personnages, un visage, Une(s) seule femme. Et c’est bien ici la destinée de toutes les femmes qui est évoquée, dans des situations de vies aussi courantes, qu’atemporelles.

Car ce qui entre en jeu,

c’est le destin de la Femme,

et à travers elle,

le destin de chacune,

de toutes,

de tous.

 

De soi.  

Personnages et mise en scène
 

5 femmes idéalement jouées par la même comédienne. 

6 hommes, joués par deux comédiens qui ne doivent pas être interchangeables.

A titre d’exemple :

Comédien 1 : Homme femme seule

Compagnon de la femme-enfant

Narrateur femme terre

Comédien 2 : Homme amoureux

Homme femme terre

Père femme libre

L’espace est vide. Ou presque. Quelques éléments peuvent caractériser chacun des personnages. L’important étant également de jouer avec l’ambiance sonore et la lumière.

 

 

Scène 1

(Femme seule) 

 

La scène d’abord dans l’obscurité s’éclaire peu à peu sur une femme seule. Un petit air de musique accompagne, en sourdine, ses paroles. Un air de fête foraine. Léger. Gai.

Femme seule

C’était un jour de fête,

De musique,

D’été.
Chaud.

Léger.

Lourd.

Tu aimais mes épaules…

Ma peau, sous mon dos nu rouge.

Tu le trouvais joli.

J’aimais l’été.

Au café mon grand-père

Se prenait pour Jonhnny Hallyday,

Mes cousins pour les Beatles,

Mes parents riaient fort…

C’était bien.

J’étais bien…

Sur le banc rouge

Devant la maison,

Les pieds ballants, 

Je me niquais les dents

Sur des mistrals gagnants…

Le soir tombé on regardait les étoiles,

Les chauves-souris, les gens qui passaient…

C’était calme.

Sans souci.

C’était à moi, ces moments-là.

Je croyais que j’avais le temps,

Que je serais jamais grande,

Jamais vieille, jamais morte…

Je croyais que ce serait ça la vie,

Que ce ne serait pas pourri du dedans…

Long temps plus grave

C’était un jour de fête,

De musique,

D’été.
Chaud.

Léger.

Lourd.

Scène 2

(Femme seule)

 

La lumière se fait violente d’un coup. Et permet de découvrir, en fond de scène, un homme attaché.

La musique déraille. Puis stoppe. La femme seule s’approche de l’homme attaché. Elle tourne autour de lui, le défi. Mais ne le touche jamais.

Femme seule

Presque détachée

Pourriture…

Enflure…

Connard. Oui connard…

Raclure…

Merdeux…

Salop…

Immondice…

Minable larve…

Dans un souffle de colère

T’as pensé à moi, t’y as pensé ?

Presque douce

Non, ça… T’es trop con pour avoir pensé à quoi que ce soit… Juste à toi. A toi…

Se durcissant à  nouveau

Regarde- moi…

Plus fort

Regarde- moi !

Mais tu vas me regarder connard. Putain de gros con de merde…

Noir

Scène 3

(Femme amoureuse)
 

La femme amoureuse est calme. Lasse. Un tic-tac d’horloge marque son attente. Longue. Elle est emmitouflée dans un grand pull d’homme. Elle boit une gorgée de café et sourit.

Femme amoureuse

Un matin tôt, alors qu’il rentrait tard,

Il m’a apporté mon café, dans ce lit où il n’avait pas dormi.

Un grand café plein de douceur.

Mais noir.

Serré.

Sans sucre…

Il avait oublié le sucre !

Un demi sucre. Cassé au petit bonheur la chance.

Un demi morceau que je laisse glisser dans mon café depuis toujours.
Ou presque…

Il l’avait oublié.

Etonné même que j’en prenne.

Je lui ai souri, gentiment.

Presque… distraitement…

Comme souvent je n’ai rien dit…

Mais de ce matin-là, je l’ai désaimé.

Comme ça…

À demi d’abord, puis par morceaux entiers.

J’ai désaimé ses absences presque autant que ses présences.

Je n’ai rien haïs, rien détesté vraiment.

Rien voulu renier complètement.

Tout doucement, à petites gorgées tièdes, je me suis éloignée de lui.

Profondément.

Tant pis pour son absence qui martelait mes reins.

Tant pis pour sa peau que n’effleureraient plus mes doigts.

Tant pis pour mes larmes dans ses mains.

Tant pis. 

Un téléphone sonne. Elle répond sans décrocher.

Femme amoureuse

Amère 

Oui c’est moi, bien sûr que c’est moi. Oui, je suis à la maison et oui, tout va bien…

Très tard… D’accord… À tout à l’heure… Oui… Moi aussi.

Son d’un téléphone que l’on raccroche

C’est pas grave. C’est pas grave…

Elle reste silencieuse un long temps, puis sourit.

Femme amoureuse

Patiemment, j’ai appris à l’oublier par cœur.

Noir.

Scène 4

(Femme libre)
 

Autour de la femme libre, des images d’instants d’enfance, aux couleurs saturées défilent. Elles deviennent parfois surréalistes, représentant des objets, des bonbons, des pots de confitures renfermant des abeilles, des fourmis qui tentent de s’échapper…

La femme libre est assise sur un tabouret. Bancale. Elle joue avec une cigarette non allumée.

Femme libre

Quand j’étais enfant, je vivais cachée dans les jupes de ma mère. Elle s’occupait de nous à temps plein, ma mère…

Nuit et jour. Jour et nuit…

Comme une constatation

Elle était toujours là. Dans la cuisine. Sa cuisine. Les mains dans l’eau ou à découper des légumes…

En été, c’était les confitures, des pots de toutes les couleurs qui brillaient. C’était joli, comme les vitraux de l’église quand le soleil les traversait.

J’aimais la regarder…

Mon père… On ne le voyait pas beaucoup.

Absent. Voilà. Absent…

Je n’ai rien à lui reprocher.

Il aimait ma mère…

Il n’a aimé qu’elle. Je crois...

Sans gestes tendres, sans baisers dans le cou, sans mains qui s’enlacent. Un amour juste comme il faut.

Juste comme il faut…

Un homme, le père, est debout derrière elle et la regarde, attentif et ému.

Le père

Elle a grandi trop vite ma fille. Trop vite pour que je le vois. Et puis un matin, un matin comme les autres dans le fond, elle est partie.

Et les enfants, quand ils partent, ils ne reviennent plus. Ils nous oublient, ils font leur vie… Ils pensent à vous un dimanche de temps en temps… Un coup de fil, trois cartes postales…

Et puis plus rien…

Je ne savais pas comment ça s'élevait moi un enfant… Les goûters, les bains, l'argent de la cantine, les courses, les cadeaux de Noël… Tout ça… Je savais pas…

Noir.

Scène 5

(Femme enfant)

 

La femme enfant est ‘en souffrance’. Dans une bulle ou rien ne semble l’atteindre. Un homme, son compagnon, observe la scène. Silencieux. Il semble compatir à sa frénésie. La scène peut être accompagnée de notes sans air véritable, jouées sur un xylophone enfantin.

Femme enfant

J’ai froid, j’ai froid. C’est toujours comme ça en hiver.

J’ai froid. Et la nuit… Cette nuit. Noire. Froide…

Tout le jour il a fait nuit.

Ça n’a de cesse. Jamais.

Je voudrais que tout s’efface.

Devienne blanc.

Chaud.

Je voudrais que tu me regardes.

 

Agenouillée, les mains jointes, elle regarde le ciel et entonne  une longue litanie. 

Faites qu’elle ne vienne pas.

Faites qu’elle ne vienne pas.

Faites qu’elle ne vienne pas.

Faites qu’elle ne vienne pas.

Faites qu’elle ne vienne pas.

Faites qu’elle ne vienne pas.

Faites qu’elle ne vienne pas.

Faites qu’elle ne vienne pas.

Faites qu’elle ne vienne pas.

Faites qu’elle ne vienne pas.

Faites qu’elle ne vienne pas.

Faites qu’elle ne vienne pas.

Faites qu’elle ne vienne pas.

Elle ferme les yeux très fort.

Petit Jésus protégez-moi, protégez-moi… Faites qu’elle ne vienne pas…

On entend un bruit de porte qui s’ouvre et se referme violemment. La jeune femme se lève paniquée.

Femme enfant

Dans un murmure apeuré. 

Et merde, merde, merde. Salop de bon Dieu. 

Elle se replie alors sur elle-même. Puis se remet en mouvement, un peu comme une marionnette empêtrée dans ses fils.

Femme enfant

S’il te plaît, s’il te plaît. J’aime pas quand tu fais ça… Tu me tires les cheveux maman. Ça fait mal… Non, je… Je ne veux pas… S’il te plaît...

L’homme tente de l’approcher. Elle recule.

Femme enfant

Pas lui faire de mal, pas de mal. Juste lui apprendre… 

L’homme hausse les épaules et sort.

Femme enfant

Suppliante

Je voudrais que tu me regardes un peu.

Compagnon

Que tu me regardes…

Juste un peu…

L’air joué au xylophone devient plus précis. Et rappelle A vous dirais-je maman. La femme enfant, chantonne sur le morceau.

Noir.

Scène 6

(Femme terre)

Un homme, le narrateur, est debout en bord de scène. Sobre. Un second, est lui en fond de scène. La femme terre est assise seule.

Narrateur

La Femme est assise seule. 

Perdue dans ses silences.

Elle laisse le temps s’échapper. Doucement. Elle attend. 

Sans impatience. Sans douleur. En douceur.

Elle regarde devant elle.

Se sourit parfois, secoue la tête, comme si elle se répondait seule.

Un homme apparaît derrière elle. Seul lui aussi. Il observe la femme assise. Semble vouloir s’approcher sans oser le faire.

À l’homme du fond

Approche toi.

Femme Terre

Doucement

Approche toi.

Narrateur

L’homme debout s’approche.

L’homme et la femme ne se regardent pas.

Femme Terre

Regarde- moi.

Les regards de l’homme et de la femme se croisent sans s’accrocher.

Narrateur

Leurs regards se croisent à nouveau.

Plus longuement cette fois.

 

L’homme et la femme se sourient. Timidement d’abord.

Homme

Soulignant ce qui se joue en scène.

Nos mains se frôlent…

J’aime le contact de sa peau.

L’homme retire sa main, un peu gêné. Il n’ose pas reprendre celle de la jeune femme. La jeune femme n’ose plus le regarder. Gênée elle aussi.

Narrateur

Elle aimerait qu’il reprenne sa main.

Qu’il la garde dans la sienne.

Longtemps…

Femme Terre

En prenant la main de l’homme dans la sienne, comme en réponse à la voix.

Toujours peut-être…

 

Scène 7

(Femme libre)

La femme libre cherche toujours comment s’asseoir, une contenance. Sa cigarette lui brûle de plus en plus les doigts. Plusieurs fois elle hésitera à l’allumer.

Femme libre

Chaque jour qui passait ma mère s’oubliait un peu plus. Elle n’envisageait pas la vie autrement.

Elle était heureuse d’être là.

En vie.

De  nous voir grandir. Nous l’aimions, elle nous aimait, nous étions bien.

Longtemps même, j’ai cru que je ne grandirais pas…

Et un jour, je n’ai plus reconnu mon enfance.

Comme ça. Sans préavis !

Un jour, j’ai eu 30 ans. Peut-être plus… Je ne sais pas.

Ça n’avait plus d’importance.

Ça n’en avait jamais vraiment eu. Alors maintenant…

Long temps

J’ai jamais su aimer comme tu… Comme elle me l’avait appris.

À trop vouloir me protéger, je suis restée seule.

Avec moi-même…

Avec mon grand vide.

Les jours ont continué à couler. Ma vie ressemblait à une grande parenthèse de bonheur. Douce et pastel.

Factice aussi !

Je ne voulais pas voir que les choses changeaient.

Mais l’éternel à toujours une fin.

Mes parents vieillissaient et cela n’avait rien d’éphémère…

Au début, c’était étrange.

Presque beau…

Le temps jouait à déposer ses marques sur leurs tempes. Un peu de gris, un peu de blanc, un peu moins de soleil dans leurs cheveux...

Avec des regrets.

…Et dans leurs yeux.

Malgré les ans, ma mère a toujours gardé un visage de poupée russe. Innocente.

Ce sont ses mains qui se sont ridées les premières. Elles sont d’abord devenues plus ocres, tachées. Elles ont gagné des plis et des détours. Ses veines sont devenues moins fines, plus bleues. Ses doigts plus noueux.

Tes mains si douces, maman…

Je ne savais pas moi, que ma mère vieillirait...

Je la croyais éternellement jeune, éternellement belle, éternellement ma mère.

Petit à petit, tout son corps s’est plissé.

Elle si droite, s’est courbée un peu… À gagné en rondeur. A fait des pas plus petits.

Ses cheveux blancs lui ont dessiné une auréole de sagesse. Elle les tenait parfois avec une barrette. Dorée ou avec des petites fleurs. Une de mes pinces d’enfant…

Comme un dessin qui passe, ses formes de femme se sont estompées. Elle ressemblait à une esquisse.

Ses robes sont devenues un peu trop larges, un peu trop grandes. Sa taille n’était plus cintrée, ses seins ne pointaient plus effrontément comme avant. Ils restaient sagement au fond de son corsage. Emmitouflées dans un gilet de laine, ou un châle…

Elle avait toujours froid désormais…

Un dimanche, à l’heure du déjeuner, elle nous a regardé, longuement… Longuement.

Et dans un de ces sourires qui n’appartenaient qu’à toi, tu nous as glissé que tu allais mourir.

Maman, mourir…

Elle secoue la tête en souriant. 

Depuis ce jour, j’ai froid moi aussi. 

Scène 8

(Femme seule)

La Femme seule est debout devant l’homme attaché. Elle le regarde sans bouger. Longtemps, en silence. Les refrains de la fête foraine arrivent jusqu’à eux. Anachroniques avec la scène.

Femme seule

Approche toi 

L’homme ne bouge pas.

Femme seule

Approche toi 

L’homme ne bouge toujours pas. Elle s’approche de lui.

Femme seule

Regarde- moi. 

 

L’Homme ne bouge pas. La Femme commence à lui donner de légers coups de pieds.

Homme

C’était un jour de fête, de musique

D’été.
Chaud.

Léger.

Lourd.

Femme seule

Lève toi ! 

 

L’Homme ne bouge toujours pas.

Elle le prend alors par le col de son tee-shirt et le met debout. L’Homme debout reste tête baissée.

La Femme recule pour mieux détailler l’homme. Il relève alors la tête.

L’Homme et la Femme entament alors un long face à face. Aucun ne baissant le regard.

 

Soudain, la Femme détourne la tête. Elle fait quelques pas en arrière. Ferme les yeux, respire difficilement. Puis, elle se ressaisit, revient vers l’Homme et sans prévenir lui donne une violente gifle.

L’Homme a un rictus douloureux, puis un léger sourire s’affiche à ses lèvres. Il continue à regarder la Femme droit dans les yeux.

Celle-ci lui assène une seconde gifle, plus forte encore que la première.

L’Homme ne bouge pas. Il chantonne l’un des airs de la fête foraine. Détaché.

Elle tente de se reprendre, de respirer calmement, mais elle ne réussit pas et se jette violement sur l’Homme, le rouant de coup.

Coups de pieds, gifles, violentes poussées.

L’Homme résiste longtemps, sans rien dire, mais finit par se retrouver à terre, à genoux, tête baissée.

La Femme se calme alors. Ses coups diminuent d’intensité. Elle s’éloigne. Retrouve une contenance.

L’Homme a toujours la tête baissée.

Femme seule

Dure

Tu peux être fier…

L’homme redresse la tête et regarde la femme, dur lui aussi.

Femme seule

Oui… Tu peux être fier de ce que tu as fait de moi.

Ironique

Belle réussite ! Belle réussite…

Scène 9

(Femme enfant)

 

À vous dirais-je maman en sourdine. La femme enfant est assise à même le sol, elle chantonne. L’homme est assis derrière elle. De ses bras, il enserre ses genoux et la berce comme une enfant.

Femme enfant

J’aime pas l’hiver. Tu sais que j’aime pas l’hiver. Il fait froid en hiver. Trop froid…

Tu as donné du beurre aux oiseaux ? Ils en ont besoin. Pour leurs plumes…

Est-ce qu’il neige ? Quand il neigeait, elle m’emmenait au lac. Nager. J’aimais pas nager. Surtout en hiver… Il fait froid en hiver.

Les oiseaux, ils peuvent se cacher. Si on leur donne un peu de beurre, ils se réchauffent et ils peuvent se cacher. Sinon ils gèlent…

L’homme arrête de sa main son mouvement de balancier et regarde la femme dans les yeux.

Compagnon

Rassurant

Je leur ai donné des graines.

Femme Enfant

Contrariée

Non. Pas des graines. Pas des graines…

Du beurre ! C’est important le beurre.

Compagnon

Pourquoi…

Femme Enfant

Je voulais pas qu’il ait froid. À cause de la neige. Je devais le protéger. Tu sais que je devais le protéger ?

Je lui ai pas fait mal… Il aura plus froid.

Un temps long.

Femme Enfant

Il neige encore ? Il faut faire attention aux oiseaux quand il neige.

L’homme se lève, secoue la tête de dépit et sort.

Femme Enfant

Pas fait mal… Je lui ai pas fait mal. Je voulais lui apprendre. Juste lui apprendre… Pour plus avoir froid…

Comme les oiseaux…

Noir.

Scène 10

(Femme amoureuse)

 

La Femme amoureuse danse seule sur une petite musique mécanique. Tout en faisant des pas de plus en plus sûrs elle enlève le grand pull d’homme qui la recouvrait. Un homme est présent lui aussi. Il regarde la femme qui ne semble pas le voir. Leurs dialogues se répondent sans qu’ils ne jouent ensemble. 

 

Homme

De ce matin, je l’ai désaimé.

Comme ça…

À demi d’abord, puis par morceaux entiers.

Femme amoureuse

Où tu es hein ?

Sans moi…

Homme

C’est mieux peut-être…

Femme amoureuse

Avec elle… 

Homme

Mieux sûrement !

Elle effectue plusieurs tours sur elle-même. De plus en plus vite. Elle s’étourdit et finit par se laisser tomber à terre.

Femme amoureuse

J’ai toujours rêvé au prince charmant. Celui des contes de fées, celui qui viendrait m’enlever sur son cheval blanc. Un homme courageux, beau, intelligent, sensible… Foutaise ouais… Les princes charmants ont déserté les contes de filles. Même les canassons fidèles ont foutu le camp. 

Toutes ces histoires qu’on nous raconte quand on est môme, à quoi ça sert ? Hein… À quoi ça sert ? À mieux nous décevoir quand on devient grand ?

Parce que j’y ai cru moi que j’étais une princesse… Ta princesse… On était bien pourtant tous les deux… Je veux dire, vraiment bien. Tu me manques…

Homme

J’peux rien y faire…

Femme amoureuse

Tu me manques…

Dans un long soupir

Même ton vide me fait mal !

Scène 11

(Femme libre)

La femme libre regarde attentivement le plafond.

Femme libre

Tu as déjà compté les dalles du plafond ?

Non…

C’est bien… Comme ça tu pourras le faire un jour où tu t’ennuieras beaucoup.

La femme se redresse.

Ma mère me sourit et tourna la tête lentement sur son oreiller. Ni triste, ni amère, ni même amusée de ma tentative pour la sortir de ses pensées.

 

Je ramenais alors mes jambes en tailleur sur la chaise. Inconfortable au possible, mais cette position me donnait plus de contenance. J’étais tout de même assise de façon bancale.

Bancale comme l’était toute ma vie.

 

Jamais, jamais, je n’avais pensé que ma mère mourait avant moi. Jamais je n’avais envisagé qu’elle disparaisse, comme ça…

Et moi qui avais passé toute ma vie à fuir, je me retrouvais coincée.
Là. Entre elle, mourante et mon père qui ne savait pas quoi dire. Pas quoi me dire !

 

Père

Ma grande, on ne s’est jamais vraiment rencontré.

Comme si depuis qu’elle était toute petite elle avait entamé une longue fuite pour s’éloigner de nous. Lentement. Mais sans se retourner.

Elle a toujours été comme ça. À nous fuir. À se fuir. 

Je n’ai jamais su comment la prendre… Toujours à courir le monde… Toujours…

 

Femme libre

Souriant

… à écouter la douleur du monde ! Voilà. J’écoute la douleur du monde. Puis je l’écris. Sans émotions. Sujets. Verbe. Complément. Concis. Bref. Informatif.

Un homme en tue un autre. J’informe. Un peuple se révolte. J’informe. Une mère perd son enfant. J’informe.

La douleur des autres voile la mienne. Me la cache.

J’ai jamais su quoi en faire de ma douleur. De mon vide. Intérieur.

J’informe ? Mais qui…

La femme libre allume sa cigarette.

 

Ma mère meurt là devant moi… Et qu’est ce que j’en fais de ma douleur hein !

Hésitante, au bord des larmes, en écrasant rageusement sa cigarette.

J’informe…

 

Père

Elle a toujours été perdue ma fille…

Toujours seule. Toujours absente. À nous, à elle…

Peut-être qu’être son père ne suffit pas.

Peut-être qu’il y a des gens qui ne se rencontrent jamais…

 

Scène 12

(Femme seule)

La Femme seule est assise à même le sol. Face à l’Homme, assis lui aussi. La Femme a la tête baissée. Elle enserre ses genoux de ses mains. L’Homme est dans une position quasi semblable. Mais lui la regarde.

Femme seule

Sur le ton de la confidence, sans relever la tête

Tu sais qu’à cause de toi… Je… Je ne supporte plus rien…

Tu as tout détruit…

En dedans…

Elle relève la tête et croise le regard de l’Homme. Celui-ci détourne son visage. Elle sourit amère.

Femme seule

Et il t’a fallu quoi ? Une nuit… Même pas une nuit…

Quelques minutes…

Non consenties…

Quelques minutes et tu as tout détruit…

Elle s’approche de lui doucement.

Femme seule

Après toi c’est comme si je n’avais plus de peau pour me protéger…

Tout me touchait…

Tout me brûlait…

Tout me faisait mal…

Elle lui prend le visage et le force à la regarder.

Femme seule

Tu sais combien de temps il m’a fallu pour ne plus sentir ton odeur sur mon corps…

Combien de mois il m’a fallu pour que j’accepte qu’une main me frôle…

Qu’un homme m’aime enfin…

Sans que j’ai mal, sans que j’ai sale…

Elle lui lâche le visage. L’homme baisse la tête.

 

Femme seule

Non, tu ne sais rien de tout ça. Tu ne sais rien…

Dans un doux sourire

Mais c’est pas grave… C’est pas grave…

C’est fini maintenant.

Elle s’assoit face à lui. Sort une arme, un revolver et la tourne dans ses mains. Distraite. L’homme la regarde d’abord sans sembler comprendre. Puis au fur et à mesure, il blêmit.

Femme seule

C’était un jour de fête, de musique.

D’été.

Chaud.

Léger.

Lourd.

En regardant l’homme

Tu ne m’as probablement trouvé ni trop jolie, ni trop laide, ni trop petite.

Juste à ton goût…

À l’homme

Tu étais ventru.

Suant.

Suintant.

Ta main était mouillée quand tu as capturé la mienne. L’a serrée…

J’ai rien dit maman.

Je ne voulais pas faire de scandale.

Pas me faire remarquer.

Être parfaite.

Sage.

Jolie.

Grande.

Je n’ai pas bougé non plus quand il m’a enserré de ses bras forts.

J’ai été vraiment sage.

Il avait un tout petit tatouage à l’intérieur de son poignet.

Ses bras serraient, serraient…

Il ne me laissait pas de passage, pas d’air pour m’échapper.

Respirer.

Respirer.

Respirer.

Remonter.

Respirer…

Lui aussi comme mamy, il trouvait mon dos nu rouge cerise très joli.

 

À l’homme

Hein tu le trouvais joli…

Tu aimais mes épaules.

Noir.

Scène 13

(Femme terre)

 

Narrateur

L’homme et la femme sont toujours assis. Face à face cette fois.

Et beaucoup plus proches.

Ils se regardent intensément.

Ils effleurent leurs corps du bout des doigts.

Explorent l’autre.

Le découvre.

Lentement.

Sensuellement.

Elle aime ses mains.

Ses mains douces… et fortes à la fois.

Femme Terre

En passant une main de l’homme sur sa joue

Un peu rugueuse aussi…

Narrateur

Elle passe sa main sur la joue de l’homme.

 

Femme Terre

Tu piques…

Homme

J’aime tes mains dans mon cou.

Femme Terre

Dans mes cheveux.

Homme

Ton odeur…

Femme Terre

Me blottir au creux de ton épaule.

Narrateur

Elle aimait ses mains sur ses seins.

 

Homme

Son souffle dans mon cou.

Ses doigts qui glissaient sur moi.

Femme Terre

Qui caressaient ma peau.

Presque nue.

Homme

J’aimais ces  rendez-vous.

Ces petites brèches dans le ciment de nos murs.

Narrateur

Elle ne voulait plus d’autres mains.

D’autres hommes.

Juste lui…

Elle regarde l’homme.

Femme Terre

Juste toi…

À peau. À vif.

Affleure.

Narrateur

Elle l’attendait depuis tellement longtemps…

Avec lui elle se découvrait…

Femme Terre

J’aimais ce désir qu’il provoquait en moi.

Ce plaisir qui me coupait le souffle.

Venait mourir dans ma gorge.

Narrateur

Elle aimait qu’il soit là…

Présent.

Femme Terre

En pensée, par action et par omission.

J’ai tout aimé de toi.

Homme

Je te trouvais belle.

J’avais envie de toi.

Femme Terre

Et j’ai aimé ça…

Homme

J’ai aimé que tu m’aimes.

Femme Terre

J’ai aimé ton envie,

J’ai aimé la mienne…

Narrateur

Ses mains ont donné vie à son corps.

L’ont fait renaître.

Femme Terre

Naître…

Il m’a donné l’envie.

Narrateur

Elle attendait qu’il l’accueille.

 

Femme Terre

Et de me poser en lui…

Longtemps.

Homme

Pour toujours peut-être…

Scène 14

(Femme libre)

La femme libre fume et s’ennuie visiblement. Toujours aussi mal assise, elle essaie de se redresser, se détendre, puis se relâche et se retrouve à nouveau dans une position bancale.

 

Femme libre

En prenant des temps

11 h 06 : Femme à la poussette.

11 h 10 : Femme aux boucles d’oreille rouges.

11 h 14 : Homme au T-Shirt « Hope ».

11 h 16 : Homme au MP3.

Question : Pourquoi les gens dans les hôpitaux sont-ils toujours seuls ?

11 h 30 : Femme à la veste grise.

11 h 32 : Homme à la casquette.

11 h 38 : Femme au sac rose.

11 h 57 : Femme à la poussette, la même. Dans l’autre sens.

Question : Pourquoi ceux qui entrent ne ressortent-ils pas tous. Y’a-t-il une issue de secours ?

12 h 24 : Infirmière souriante.

12 h 27 : Infirmière conne.

12 h 58 : Beau jeune homme blond. Vraiment pas mal…

13 h 04 : Petit garçon au doudou élimé.

13 h 09 : Couple de papys un peu perdus.

13 h 14 : Adolescent au jean’s trop grand.

13 h 18 : Femme indienne en sari.

Question : Comment est-ce que je peux avoir faim alors que ma mère va mourir ?

13 h 23 : Interne.

13 h 40 : Personne.

13 h 42 : Toujours personne.

13 h 47 : Quelqu’un.

13 h 54 : Quelqu’un d’autre.

14 h 07 : Sonnette d’alarme. Silence. Plusieurs personnes qui courent.

Ne pas penser à ce qui se passe dans cette autre chambre. Juste à côté… Sourire à ma mère.

 

Songeuse

Sourire à ma mère.

À quoi ça sert puisque déjà elle ne me voit plus, le regard posé dans le vide.

Et moi j’attends qu’elle s’assoupisse ou que quelqu’un vienne à mon secours. Une éventuelle visite pour parler, chuchoter ou rire très fort. Faire comme si de rien.

Encore un peu…

Mais non, personne ne pousse la porte.

Je suis seule dans cette chambre avec elle.

Mal à l’aise.

Je sens des fourmis envahir mon pied gauche.

La fenêtre est entrouverte.

J’ai chaud…

Avant d’aller passer du temps près d’elle, je roule des heures.

Dans ma voiture,

Je peux réfléchir et pleurer.

J’avance sans but, en me laissant guider par la route. La radio me berce. La vie est là, juste là, mais je la fuis, le temps d’une échappé belle.

Je joue à cache-cache avec le soleil à travers les arbres.

Et je finis toujours par tourner en rond sur ce maudit parking d’hôpital.

À chercher une place.

Ma place… 

 

Un après-midi, je me suis mis à compter les petites bulles qui germaient dans le liquide de son goutte-à-goutte.

Glucose... M’as-tu dis maman.

 

Je n’ai pas les moyens de vérifier de toute façon…

Mon pied commence vraiment à s’engourdir, je change de position, imprimant les bulles de la perfusion au fond de mon regard.

À quoi tu penses maman ?

À rien…

Temps de silence.

J’ai toujours été fasciné par les petites bulles. Surtout dans les gouttes à gouttes en verre, parce qu’avec ceux qui sont en plastique…

Je ne sais plus quoi lui dire à ma mère, moi si bavarde… Alors je me tais.

Elle me sourit encore en me tendant la main. Tendrement…

Je ne sais pas pourquoi ce jour-là j’ai eu peur de la prendre.

Peur de tout ce vide qui nous séparait déjà...

Mais je l’ai prise cette main.

Noir.

Scène 15

(Femme seule)

La musique de la fête foraine résonne sur la scène. En sourdine. La femme seule est calme. Douce. L’homme est toujours là. Dans la même position que lors de la scène 12.

 

Femme seule

Il ne m’a pas regardé maman.

Non…

Il ne m’a pas regardé.

Jamais.

Ne m’a plus parlé.

Je le sentais seulement s’agiter derrière moi.

Respirer, se frotter, me lécher mes épaules.

Mes toutes petites épaules nues.

Ma peau nue.

Il ne disait pas un mot.

Soupirait longuement… Longuement...

Moi…

J’avais rien à dire.

Rien à faire.

Juste à laisser faire.

J’ai pas compris maman.

Pas crié.

Pas vraiment eu peur non plus.

Pas vraiment eu mal.

Juste pas compris maman.

Il n’a pas eu besoin de me demander de me taire quand il m’a délivré.

Il savait déjà que je ne parlerais pas.

Je n’ai pas fui ce jour-là.

À l’homme

Tu m’as laissé là toute seule.

Dans ce coin sans soleil et sans musique.

Toute seule.

Toute sale.

J’ai attendu.

Quoi ?

Qui ?

Pourquoi ? 

Et puis j’ai eu froid.

Longtemps.

Dedans.

Tout le temps j’ai froid maintenant.

Et puis j’ai eu vide.

Et trop plein.

Mal à l’intérieur…

J’ai essuyé mon menton salé.

Mon dos nu cerise était tâché de larmes.

Mon short sale.

Je n’étais plus une petite fille sage.

Plus une petite fille maman…

À l’homme

Alors tu sais ce que j’ai fait…

Je l’ai cherché… J’ai cherché ma mère…

J’ai couru.

J’ai crié.

J’ai pleuré.

Je t’avais perdu maman…

Et puis je t’ai aperçu.

J’ai voulu te serrer.

Que tu m’écoutes.

Que tu me consoles.

Tu ne m’as pas laissé parler.

Tu m’as giflé !

J’ai pas compris maman…

Juste pas compris.

Tu avais eu si peur.

Tu me cherchais depuis si longtemps.

Peur que je me perde.

Qu’il me soit arrivé malheur.

Que j’ai fait des mauvaises rencontres…

C’est vrai, on ne sait jamais ce qui peut arriver à une toute petite fille.

Tu m’as giflée.

Tu étais si contente de me retrouver.

Tu avais eu si peur…

Alors moi, je t’ai rassurée maman.

J’ai consolé tes craintes.

Fait taire tes peurs.

Tes pleurs.

Comme je l’ai toujours fait.

Fallait pas pleurer comme ça.

C’était rien tout ça.

Tout allait bien.

J’avais juste… un peu froid.

Et mal.

À la joue.

Ou se dessinaient maintenant tes grands doigts.

Rouge et chaude.

J’avais plus envie d’être de cette fête.

Un peu envie de vomir aussi.

J’avais dû manger trop de bonbons.

C’était bien fait pour moi.

Tu me l’avais bien dit d’être raisonnable maman.

On allait rentrer au chaud.

À la maison.

Là où tout serait comme avant.

Tu allais prendre soin de moi.

Tu ne m’as jamais demandé ou j’étais ce jour-là.

Trop contente de m’avoir retrouvée.

Une gentille petite fille.

Saine et sauve.

Sauve…

Elle soupire. Regarde longuement l’homme. Puis pointe l’arme sur lui.

Noir.

 

Scène 16

(Femme amoureuse)

L’homme caresse le visage de la femme. Elle parle, lui semble ne pas l’entendre.

Femme amoureuse

Où tu es hein ?

Sans moi…

Avec elle… 

Tu me manques

Ce matin-là, j’ai repris mon grand vide à moi.

Ce grand vide qui t’attendait patiemment.

Qui t’avait attendu trop longtemps.

J’ai accepté ma peine.

Pris le temps encore un peu de repriser tous mes trous de toi.

De réchauffer tout ce froid que tu avais laissé s’installer en moi.

Que tu avais attisé parfois…

J’ai arrêté de me tromper avec des soirées vides de nous.

J’ai fait comme si je n’avais pas de chagrin.

Il s’approche d’elle et tente de la prendre dans ses bras. Elle le repousse et s’éloigne.

Très chorégraphiée, la scène est rythmée par différents airs sur lesquels évoluent les personnages.

Homme 

Reste…

Femme amoureuse

En le repoussant un peu

Pourquoi…

Quand je pense à toi, je m’éloigne…

L’Homme la serre dans ses bras et tente d’esquisser quelques pas de valse.

 

Homme

Parce que je t’aime 

 

Femme amoureuse

Songeuse

Parce que je t’aime…

Et moi… Moi je veux bien t’aimer…

Mais comment je fais si tu n’es pas là….

Je veux bien t’écouter,

Mais comment je fais si tu ne me parles pas…

Le couple se sépare. Ils dansent maintenant seuls.

 

Femme amoureuse

Je veux bien m’engouffrer dans ton corps,

Mordre ta peau,

Vibrer de toi…

Mais comment je fais moi, si tu ne veux plus de moi…

L’homme se rapproche d’elle et tente de la reprendre dans ses bras, mais elle ne se laisse  pas faire.

 

Homme

Mais je t’aime… Je t’aime vraiment…

La musique s’arrête.

Tous deux sont très proches.

Ils n’osent pas se toucher. Pas esquisser un mouvement.

La Femme caresse alors doucement la joue de l’Homme.

Femme amoureuse

Mais moi je ne t’aime plus, mon amour…

Ce n’était pas si dur tu sais de te désaimer…

Je t’ai juste chaque jour désappris sur le bout des doigts….

C’était pas si dur.

Juste un peu amer.

Comme un café…

Sans sucre !

Elle le regarde longuement et sort. L’homme reste seul.

Noir.

Scène 17

(Femme enfant)

 

La femme enfant, comme abasourdie, tourne en rond, psalmodiant sans cesse, comme pour tenter de se convaincre de ses paroles.

Son compagnon est  un peu à l’écart. Elle ne l’aperçoit pas.

Femme enfant

Pas fait mal, pas fait mal. Il devait apprendre.

Pour plus avoir froid.

Je sais moi… Je lui ai pas fait mal.

L’homme s’approche d’elle et la secoue violemment.

Compagnon

Tu as tout détruit. En dedans…

Quelques minutes et tu as tout détruit…

 

Femme enfant

Non.

Lui apprendre juste ! Pour plus avoir froid…

Compagnon

Mais tu l’as tué bon Dieu… Tu l’as tué.

Femme enfant

Non… Juste lui apprendre.

Compagnon

Plus désespéré qu’en colère

Mais tu l’as noyé dans ce putain de lac...

Tu entends, tu l’as noyé.

Femme enfant

J’voulais pas qu’il ait peur. Juste qu’il soit grand…

C’est comme ça qu’on devient grand !

Compagnon

Il est mort. Jamais il ne sera grand.

Femme enfant

Il ne bougeait pas. Il me regardait. Il était bien. Maman faisait toujours ça. Après on a moins froid dans la neige.

J’voulais lui donner du lait après hein… Tu vois. Je voulais pas lui faire de mal. Juste lui apprendre.

Maman elle me donnait toujours du lait.

Temps.

Femme enfant

Faut donner du beurre aux oiseaux. Pas des graines. Tu le feras ? Pour plus qu’ils aient froid.

Noir.

Scène 18

(Femme seule)

La femme a toujours son arme pointée sur la tempe de l’homme. Il la regarde nerveux.

Homme

C’était un jour d’été, de fête, de musique…

La femme le regarde surprise.

Femme seule

Pourquoi ? Pourquoi moi…

L’Homme secoue la tête indiquant qu’il ne sait pas.

Femme seule

En haussant les épaules

Au hasard.

Ironique

Il fait bien les choses…

C’est insupportable d’avoir peur.

J’ai peur tous les jours…

Homme

Tu étais jolie.

J’aimais tes épaules…

Ton petit dos nu…

La femme hésite, baisse l’arme.

Femme seule

Depuis toi j’ai peur de tout.

Et ça c’est insupportable.

Ça suffit… Ça suffit…

Je ne veux plus.

Jamais…

L’Homme ferme les yeux.

 

Femme seule

Sur le ton de la confidence mais très rapidement, bien plus que la première fois.

Tu sais qu’à cause de… Je… Je ne supporte plus rien…

Tout est détruit…

En dedans…

Quelques minutes et tout est détruit…

Tu sais combien de temps il m’a fallu pour ne plus sentir cette odeur sur mon corps… Combien de mois il m’a fallu pour que j’accepte qu’une main me frôle… Qu’un homme m’aime enfin… Sans que j’ai mal, sans que j’ai sale…

L’homme secoue la tête.

Homme

Non, je ne sais rien, je ne sais rien de tout ça… Il faisait chaud, lourd… C’était l’été…

La femme relève la tête et le regarde intensément, elle retourne alors l’arme sur elle.

Femme seule

C’était l’été oui… C’était l’été…

Et depuis j’ai froid…

En dedans…

Toujours…

L’homme s’approche lentement d’elle, lui fait baisser l’arme qu’elle pointait sur elle-même. L’homme prend l’arme, il sourit à la femme seule.

Homme

C’est fini maintenant. C’est fini…

Il pointe le revolver sur sa propre tempe. Et tire.

Noir.

Scène 19

(Femme libre)

La femme libre est couchée au sol. De son index, elle pointe le plafond.

Femme libre

54… 55… 56… 57… 57.

Elle se redresse

C’est le nombre de dalles au plafond…

Blanches. Sales…

Long silence  

 

Ma mère ne m’avait jamais dit ‘je t’aime’. Cela allait de soi entre nous. Depuis toujours.

Cette fois encore on ne s’est rien dit.

 

Elle serra ma main un peu plus fort, ses yeux brillaient.

Elle était belle malgré tout ça…

Entre les tuyaux et les sparadraps.

Je me suis levée pour lui déposer un baiser sur le front quand une infirmière est entrée.

‘Alors madame, on a eu des gaz depuis tout à l’heure ?’

Mes lèvres effleurèrent à peine tes cheveux maman.

Tu lâchas ma main et posa les tiennes sur ton ventre bombé.

 

‘Non, toujours pas.’

Nous en étions réduits à attendre que tes intestins se décident à reprendre leur travail.

 

Ils ne le firent jamais.

 

Ces quelques heures passées ensemble ne furent pas les dernières, mais ce sont celles qui me laissent le souvenir le moins aigre.

Depuis ce jour, je vis en pointillés, errant entre mon passé et… un après… que je ne construirais peut-être jamais.

Les heures passèrent et je ne fus plus seule avec ma mère…

Jamais…

Jamais non plus elle ne me reprit la main.

Un jour, alors que mon père l’assaillait de questions, de larmes et de tendresse, elle demanda le silence.

 

‘Regardez plutôt les bulles d’air qui remontent à la surface. Là dans le goutte-à-goutte. Légères et silencieuses. Elles glissent vers l’ailleurs… Je voudrais être une bulle d’air.’

 

Un matin, voyant que tes jours s’alourdissaient de plus en plus, je t’ai rendu ta liberté.

Je t’ai embrassé tendrement maman…

J’ai pris ton oreiller, l’ai posé sur ton visage...

Doucement, doucement.

Longuement…

Long temps.

J’ai tué ma mère.

Tu voulais être une bulle d’air maman…

Dans un murmure

Une bulle d’air…

Noir.

Scène 20

(Femme terre)

L’homme et la femme sont enlacés, très amoureux.

Narrateur

Elle aimait que leurs deux corps s’embrasent

Femme Terre

Que tu deviennes mon centre.

Homme

L’un dans l’autre.

Deux fois un qui ne font pas trop

À mesure, le narrateur disparaît de la scène.

Narrateur

Imbroglio

De corps, d’accords, de peau…

D’à jamais.

Depuis toujours.

Femme terre

J’aimais que nos deux îles se rejoignent…

Le frisson sur nos peaux,

Narrateur

Elle est le refuge.

Point de départ,

Et d’arrivée,

Homme

Maintenant totalement enlacé dans les formes de la femme

De non-retour…

Femme Terre

On construira d’autres routes…

D’autres envies…

D’autres vies…

 

 

Narrateur

Ensemble…

Homme

Elle est ma terre…

Femme Terre

Il est ma couleur

J’aime qu’il soit en moi…

Longtemps.

Homme

Pour toujours peut-être…

Noir.

Épilogue

Une femme seule. Multiple de tous les personnages.

Femme

Et si je n’étais rien ?

Même pas une coquille vide.

Une poussière

Déjà retournée en poussière…

Rien que du rien.

Et si je n’étais rien ?

Rien…

Un peu de terre

Juste du vent

À peine un souffle,

Pas même l’espoir d’une promesse…

Et si je n’étais rien ?

Rien du tout

Mais vraiment rien

Du vide…

Du vide, vide de tout…

Et si je n’étais rien,

Ma vie en serait elle changée

Aurait-elle un sens ?

Vaudrait-elle d’être jouée

À tout ou rien.

Chaque jour est-ce que pour rien

Je continuerais à avancer.

Pour rien ?

Pour moi ?

Et si je n’étais rien d’autre que moi ?

Seulement moi…

Juste moi…

Même pleine de rien

Serais-je quand même un tout ?

Tout serait-il plus simple.

Si j’étais seulement moi

Ma vie vaudrait-elle d’être vécue…

Si j’étais juste moi

Aurais-je encore peur de toi…

Aurais-je encore peur de moi ?

Et si je n’étais rien que moi,

En serais-je pour autant plus entière ?

Si un jour j’étais seulement moi,

Serais-je une ?

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