Une soirée unique

Yeza Ahem

De la difficulté d'échouer...

Saleté de paille ! J'aurais jamais dû me prêter à ce jeu débile, et juste dire : "non, je ne veux pas m'occuper de la soirée". En même temps, j'ai jamais su dire non. Même quand je m'entraîne devant le miroir, je finis par craquer et dire oui, admettant que les arguments de mon double sont plutôt percutants.

Me voilà avec une enveloppe de 3000 euros et la mission d'organiser la fête annuelle de ma boîte : repas + soirée dansante. Donc, soit j'assure comme une bête, tout le monde m'adore et décide que, dorénavant JE suis l'organisatrice attitrée de ces sauteries entre collègues, soit j'échoue et je vais me prendre des réflexions pendant 1 an. Le choix est vite fait : je dois faire de cette soirée un vrai calvaire, pire qu'un mariage aux relents Flunch avec supplément "Danse des canards".

J'ai mis une semaine à cogiter, trois semaines à tout organiser, mais cette fois, ça y est, tout est prêt et rien n'a filtré.

Première étape : les invitations. Tout le monde est invité, y compris les conjoints et les enfants. Bien sûr, rien n'est prévu pour ces derniers : ni baby-sitter, ni steak-frite !

Deuxième étape : le repas. J'ai déniché un traiteur spécialisé dans tout ce qui est cru et insectoïde. Oui, je sais, c'est beaucoup. Mais faut ce qu'il faut !

Troisième étape : le lieu. J'ai trouvé un endroit loin de tout, mal indiqué sur Google map, et où les places de stationnement sont inexistantes à moins de 200 mètres. L'intérieur n'est ni cosy, ni branché, ni rien d'autre. On dirait une salle d'attente d'une vieille gare de province, courants d'air inclus.

Quatrième étape : la musique. Là, j'ai voulu frapper fort. J'ai embauché un quatuor à cordes, et un groupe de free punk (j'ai découvert leur existence aux dépens de mes tympans : ne tentez pas l'expérience !) qui doivent jouer en alternance.

Tout était prêt ! Seulement voilà, avec moi, rien ne se passe jamais comme ça devrait... A vouloir trop bien faire, on en oublie les combos où, comme en maths, « moins plus moins égal plus ». En clair : le lieu éloigné sans stationnement proche a éliminé les familles avec enfants en bas âge. Les autres se sont arrangés entre eux pour localiser l'endroit, faire du covoiturage, voire venir en vélo. Autant dire que seuls les acharnés à ne pas manquer une occasion de manger à l'œil et les aventuriers du quotidien allaient venir.

Equipés de GPS et organisés tels des scouts en goguette, la petite bande, constituée de 17 adultes et 6 enfants, est arrivée à bon port... et à l'heure ! Leur bonne humeur suite au jeu de piste improvisé leur a masqué la tristesse du local et a permis d'enchaîner sur l'apéro. Ce qui aurait dû être une grosse déconvenue s'est transformée en découverte et esprit d'aventure : les cocktails à base d'orties, de pissenlit, carottes et céleri, agrémentés d'alcool de patate, ont été avalés entre rires et curiosité ; même les enfants ont apprécié leurs cocktails sans alcool aux couleurs si flashy (y compris celui aux épinards... allez comprendre !).

Mais je n'avais pas dit mon dernier mot : le repas à base d'insectes grillés, écrasés, fourrés, mijotés, al dente et même crus arrivait ! J'avoue que mon dégoût personnel et mon manque d'ouverture sur les cuisines du monde m'avaient masqué le professionnalisme et l'ingéniosité du traiteur : rien de dégoûtant ou grouillant dans les assiettes bien présentées. L'assemblée, prévenue par le menu affiché sur les tables, semblait un peu perplexe au début. J'ai cru à une victoire. Mais c'était sans compter sur Régis, le gars du service Courrier. Il s'est mis à nous raconter ses périples en Afrique et Amérique du sud, ses rencontres incroyables et ses explorations gustatives. Les gamins le prenaient pour Indiana Jones, et je pense que le regard de Maude, l'adjointe aux R.H., s'est transformé à jamais sur ses demandes de congés sans solde à répétition. Bref : tout était en train de partir en vrille ! Les convives et leurs enfants étaient enchantés, picoraient dans les assiettes des uns ou des autres en fonction des préférences, faisaient des projets de soirées diapos et, pourquoi pas, de voyage en groupe...

Voyant mon plan tomber à l'eau, je me précipitais vers l'autre salle, prévue pour la soirée dansante, pour demander aux musiciens de se préparer. Commencer par le quatuor me semblait trop doux, j'ai donc demandé aux free punks d'attaquer, dès le dessert, sans leur laisser le moindre répit ! C'est qu'ils commençaient à me chauffer, tous, avec leur gentillesse et leur gaîté partagées. C'était la soirée de la boîte après tout, pas une rencontre amicale ! Et puis, il était déjà 22h, il était temps qu'ils s'en aillent en fuyant la recherche disharmonique des Charnier beuglant.

Faut avouer que l'acoustique de la salle changeait un peu la perception des dissonances. Après dix minutes, tout le monde était en train de gesticuler « pour digérer », certains avaient même l'air d'aimer ça ; l'alcool de patates devait aussi jouer sur les adultes, et les enfants étaient trop heureux de pouvoir courir, sauter et se bousculer ! L'ambiance était au beau fixe, les gens riaient, dansaient, semblaient heureux et proches... l'horreur absolue et un échec cuisant pour ma stratégie. Si cela continuait comme cela, je n'avais plus qu'à démissionner...

Je n'avais plus qu'une carte à jouer : le quatuor à cordes. Je n'y croyais plus, mais bon... tant qu'à y être, autant tenter... Alors, après 50 minutes de musique endiablée, j'ai provoqué le passage de relais. Ils ont tous été un peu choqués par le changement. Leurs visages m'ont redonné un peu d'espoir. Et puis Régis est allé demander à Maude si elle voulait danser avec lui sur cette mélodie. Après eux les couples les ont rejoints, les enfants se sont mis à somnoler sur des chaises, ou en tas dans des coins... C'était joli à regarder, tendre, presque émouvant... Alors j'ai craqué !

Il ont essayé pendant une bonne 1/2h de me calmer. Je me noyais dans mes sanglots et les reproches que je leur faisais : ils avaient tout gâché, trois semaines de préparation réduites à rien, que dalle ! Ils n'avaient aucune idée du mal que je m'étais donnée ! Plus ils cherchaient à me rassurer, en me disant que c'était la meilleure soirée de leur vie de salariés, plus je m'énervais ; ils n'y comprenaient rien ! Alors j'ai fini par m'enfuir, pendant qu'on allait me chercher un cocktail épinard-chou rouge.

J'ai couru jusque chez moi, enfin... jusqu'au métro le plus proche qui me ramenait chez moi. Le lendemain, j'ai envoyé ma lettre de démission avec accusé de réception. Quand je suis retournée là-bas pour récupérer mon chèque de solde de tout compte, Maude m'a embrassée et m'a confiée qu'elle partait avec Régis le mois prochain, pour un trek au Népal, en congé sans solde. J'avais vraiment bien foiré, et c'était tant mieux pour eux...

Licence CC : BY-NC-SA

  • Ah que j'aime ! Eh oui, le bon sort était de la partie...
    Je retiens le coup du repas insectoïde ! Mais dans dix ans ce sera dans les moeurs... Allez, une tartine de chenille verte du Gabon, à votre santé !

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Oiseau... 300

    astrov

    • Santé ! ;-)

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Yeza 3

      Yeza Ahem

  • ;)))) mdr ;)))) quand ça veut pas, ça veut pas !!;)) bien contente de retrouver ton humour décalé, ça me rappelle un réveil superflu du lundi matin !!;))))

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Ananas

    carouille

    • C'est effectivement l'idée ! Pas toujours facile d'être à contre-courant...

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Yeza 3

      Yeza Ahem

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