Une vie à redécouvrir

bey

Attention, il y a du québecois ici et là dans ce texte !

—   C'est juste que… tu devrais peut-être apprendre à plus te laisser aller. Tu sais... faire changement, une fois de temps en temps ?

Si je ne lui avais pas demandé ce qu'il y avait, n'avais pas remarqué son petit rire, mon fils de trente ans ne m'aurais probablement jamais dit ce qu'il pensait de moi. J'ai encore la boîte de Kelrios dans les mains, à demi soulevée de l'étagère, et j'attends que mon aîné s'explique.

—   Depuis que je suis né,  je t'ai toujours vu manger la même chose pour déjeu…

—   J'adore manger mes Kelrios le matin. Il y a un problème avec ça ?

—   Non… c'est pas juste les Kelrios…

J'avance le menton, la tête un peu penchée sur le côté. Les sourcils bien haut. Il comprend le message, mais mon propre enfant semble trop mal à l'aise pour continuer. Il replace sa cravate, comme il le fait toujours dans de telles circonstances. Il finit par me bafouiller un :
—   C'est juste… non c'est pas important.

—   Non, c'est important. Mon fils pense quelque chose de moi, alors c'est important.

—   C'est rien de gros là ! Mais c'est juste que t'es comme ça dans tout.

—   Je suis comment dans tout ?

—   Comme ça… routinière...

Je replace définitivement la boîte où je l'ai prise. Je croise les bras.
—   Comment ça, routinière ?

—   Eh bien tu as tes routines… et tu t'y accroches. Regarde, juste en ce moment. Lundi matin, c'est l'épicerie. Et c'est comme ça depuis les trente dernières années…

—   J'aime ça, faire mon épicerie le matin. Il y a moins de monde ! En plus, maintenant, ça me permet de te voir avant ton travail.

—   À huit heure, pile, depuis trente ans.

—   Oui ! Depuis trente ans !

—   Hum… Ok… ce que tu prépares, pour les soupers. Ce soir, on est lundi, alors j'imagine que tu dois faire du pâté chinois ?

—   T'aimes pas mon pâté chinois ?

—   Non, c'est pas ça ! Regarde, oublie, ok ? C'est vraiment pas important.

Il continue d'avancer, contemple les étagères de barres tendres. Moi, je fixe celle des céréales. Il hésite un moment, agite la main pour sortir sa montre de sa manche et constate l'heure.

—   Bon, je m'excuse, il est moins dix. Je dois y aller si je veux pas arriver en retard.

Il m'embrasse le front. Et me fait son sourire triste.

—   Je viens de te gâcher le moral pour la journée, moi, hein ? me lance-t-il.

—   Ben voyons ! Ta maman est plus forte que tu penses. Va travailler, là ! Tes clients vont t'attendre !

Il me lance un clin d'œil, puis obéit à sa mère. 

Je me retrouve seule, les bras ballants, devant les vingt-quatre sortes de céréales. Je dévisage la boîte de Kelrios. La mignonne abeille rouge qui leur sert de logo me fait son sourire aguicheur. Le même sourire qu'elle m'offre depuis les trente dernières années. Je pousse un soupir, puis je lance une boîte de Fruit Crips dans le fond du panier.

Je continue mon épicerie comme à mon habitude. Sauf qu'à chaque patate, qu'à chaque livre de steak haché, qu'à chaque canne de blé d'Inde, je repense à notre discussion. De peine et de misère, je réussis tout de même à récolter tout ce dont j'ai besoin pour les prochains jours. Épuisée, bien plus qu'à l'ordinaire, je me précipite hors des rayons. J'évite de justesse deux adolescents tatoués, qui ne savent clairement pas comment diriger un panier comme du monde. Je considère, de loin, les gribouillis qui tachent leur bras. Je regarde ma peau, lisse. Sans même un début de bronzage. Je me secoue la tête et je continue mon chemin.

J'arrive enfin aux caisses et je m'enligne pour aller vers la numéro deux. Je jette un coup d'œil à Sylvain, le quinquagénaire qui me fait payer mes livres de steak haché depuis trente ans. Le même, à chaque matin, depuis les trois dernières décennies. Brusquement, je stationne mon panier juste en face de la caisse numéro quatre.

C'est une jeune fille, toute bien mise, qui m'accueille avec le sourire.

—   Bonjour madame ! Vous avez pensé à acheter vos cannes de maïs aujourd'hui ? Vous êtes prévoyante, le spécial est excellent ce matin !

—   Ah oui ? Je le savais même pas ! J'ai pas reçu mon circulaire, cette semaine !

—   Mon dieu ! Pauvre vous. Voulez-vous que je vous le donne ?

—   Mais vous êtes bien aimable !

Elle me fait payer, me donne mon circulaire, remplit mes sacs. Elle prend même le temps de les équilibrer entre eux. Ce n'est pas Sylvain qui aurait pensé à ça !

Une fois rendue à ma voiture, mes achats dans le coffre, je prends un moment pour souffler, ma permanente bien enfoncée dans l'appui-tête. C'est con, mais cette aventure a plongé mon cœur dans une mini samba. Je n'ai pas eu spécialement peur, ça aurait été stupide d'avoir peur…. J'étais plutôt… excitée ?

Le sourire aux lèvres, je m'engage hors du stationnement. Je m'arrête aux lumières. Je mets mon flasheur, pour me préparer à tourner sur Sindoux. C'est la route que je prends, quand je reviens de l'épicerie. Le chemin le plus rapide. Mais si je continue, sur le boulevard Queneau, ça revient à peu près au même. Je ne passe presque jamais par ce coin. 

La lumière tourne verte, j'enlève mon flasheur et je fonce tout droit. Mon cœur s'embarque pour une deuxième danse. Le boulevard Queneau, dans cette direction, mène à un drôle de quartier. Je dirais même un quartier pauvre. Ce n'est rien de bien dangereux. On reste une petite ville, ici. Mais je barre tout de même mes portes, et j'observe les environs. Même si je ne passe pas souvent, ce n'est pas, non plus, ma première fois ici. Pourtant, je n'avais jamais vu ce nettoyeur, là. Et ce restaurant… il y a un Italien, ici ? Oh! Mais où est-ce que cette propriétaire a trouvé ses nains de jardins ? De découverte en découverte, je progresse sur le boulevard. Puis, alors que je m'arrête à une autre lumière, alors que je me prépare à quitter Queneau, la plus belle des surprises m'apparaît. Juste là, juste à côté de ma voiture, une dame, ou plutôt une jeune fille, promène non pas un, non pas deux, non pas trois, mais bien cinq chiens tenus par des laisses ! Un caniche, un dalmatien, deux shetlands, un chiwawa. Ils sont tous là, dociles, à suivre le pas de leur maîtresse. À moins qu'ils ne soient pas à elle ? J'ai toujours rêvé d'être payée pour promener des chiens…

Ça klaxonne en arrière. La lumière a changé de couleur. Le chemin jusqu'à la rue Arnaud se passe sans trop d'incidents. Je rentre mes sacs, je range le tout dans la cuisine. Je me rassois dans le divan, repue. Mon cœur n'a pas arrêté de se secouer les fesses de tout le voyage. Je prends un moment pour profiter du sentiment. Je me calme.

J'ai soudainement le goût d'une marche. Mais c'est l'heure de « Trois filles autour d'une table » : mon émission fétiche en revenant de l'épicerie. Ce lundi, par contre, ils devraient parler de jardinage. Je n'aime pas trop le jardinage. Et j'ai le goût d'une marche, bon dieu !

D'un bond, je me lève et je me dirige vers la porte. J'enfonce mes pieds dans mes souliers. Je me prépare à me pencher en soupirant. Eh puis pourquoi je fais ça ? Juste une journée, sans attacher mes lacets, qu'est-ce que ça peut faire ? Je sors de la maison avec une énergie que je n'ai jamais connue.

Oh, mais si ce n'est pas Chantale ! Et elle se promène avec un enfant ? C'est bien la première fois que je la vois avec un carrosse. Ce n'est pas en s'encabanant dans la maison à écouter « Trois filles autour d'une table » que j'aurais vu ça, en tout cas !

—   Bonjour, Chantale !

—   Bonjour, Madame Amelin !

Je la regarde s'éloigner, tout sourire. Je sens une fois de plus mon cœur s'emballer. Des grosses palpitations. Juste qu'à en devenir comme une lourdeur. Je porte les mains à ma poitrine, inquiète. Voilà. Je le savais. C'est comme ça que je vais mourir. Tu t'es trop excitée, Gisèle. Tu as couru après, et là tu es en train de te taper une crise car…

Le rot retentissant qui me sort du fond de l'estomac me fait goûter une deuxième fois les Kelrios de ce matin. Je me palpe le sternum, ébahie. La pression a disparu ! Les mains maintenant sur le ventre, j'éclate de rire. Au moins, Chantale se trouvait trop loin pour m'avoir entendue… C'est une belle journée, aujourd'hui. Le vert de la pelouse, la fraîcheur du vent, l'odeur des lilas de madame Berthier. Tout semble tellement plus vrai ! Tellement plus intense ! Prise d'une nouvelle passion, je poursuis ma marche. Je contemple les maisons du quartier. J'écoute le silence de la rue si tôt en matinée. D'un pas déterminé, je me surprends à accélérer. De plus en plus vite. Je me mets même à courir. Comme si j'avais été enfermé toute ma vie.  Comme si ne vivais réellement que pour la première fois ! Comme si j'avais été ma propre pr…

Je n'ai jamais couru avec des lacets détachés. Je me rends compte, trop tard, qu'il y avait une excellente raison pour ça. Une fois ma pirouette de plusieurs mètres complétée, je me retrouve par terre, le nez fracassé, du sang plein les lunettes. Je me tiens le visage en criant de douleur. Je crois même que je pleure un brin. En tout cas, ça fait mal en tabarouette… 

Je me relève de peine et de misère. Je fouille dans mes poches, à la recherche de papier mouchoir. J'en prends toujours avec moi, au cas. Pas aujourd'hui.

Les mains en coupe devant mon nez, je boite jusque chez moi. Devant ma porte d'entrée, je retire l'une des mains du désastre et j'étends le liquide sanguinolent sur la poignée. Je rentre, je me précipite sur la boîte du mouchoir et je m'en enfonce deux dans chaque narine. Le goût de fer me coule dans le fond de la gorge. Tabarouette de tabarouette…

Bon, là, on ne va pas se laisser abattre par un minuscule accident de rien. Cette journée a très bien commencé et elle va bien se terminer ! D'un pas décidé, je vais me chercher la boîte de Fruit Crips. L'eau a la bouche, je me prépare mon bol de céréales. Je tapote mes pieds sur le sol comme une petite fille. Les yeux fermés, je prends ma première bouchée de ces fameuses Fruit Crips.

Je recrache violemment le goût de fond de toilette. Devant la force du soubresaut, mes mouchoirs s'en vont valser hors de mes narines, et deux énormes filets de sang se propulsent à pleine vitesse pour aller arroser ma belle nappe fleurie. Je me relève d'un coup sec et je me fracasse le genou déjà amoché en dessous de la table. Le sang me coulant sur le menton, je hurle:

—   Ah tabarnak ! Qu'il aille chier, lui, avec ses calices de changements !
« Modifié: 10 janvier 2017 à 14:29:01 par Bey »


  • Quel texte ! Le québécois y ajoute du charme et de la poésie. Merci.

    · Il y a environ 7 ans ·
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    perce-neige

    • Merci à vous pour le commentaire ! Ça me rassure, moi qui avais peur que le québécois rebute plus que n'attire les lecteurs. (désolé pour le délais de réponse… mieux vaut tard que jamais, comme on dit… )

      · Il y a environ 7 ans ·
      The truth!

      bey

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