Une vision du Monde
Patrick Brothier
Il en est des observations fugitives comme des emballages cadeau de Noël. Elles révèlent rarement l'intérieur de la boîte. Elles peuvent sublimer ou affadir mais elles n'étreignent pas l'objet jusqu'à le rendre reconnaissable par ceux qui partagent une intimité avec lui.
Marseille est-elle un règlement de comptes, Lens un cimetière de corons, Nancy une place et un grand vide autour, Montélimar une gourmandise ?
Saint-Etienne se réduit-elle à une façade délabrée, un taux de pauvreté, un chaudron effervescent au lendemain d'une victoire historique ? Quelques témoignages éclairés achèvent-ils une vision définitive et rude, établie en moins de 48h, si éloignée de celle de femmes et d'hommes qui vivent au quotidien dans une noirceur qu'ils ne concevaient pas ?
L'impression née d'une actualité évanescente est assurément trompeuse. Le triomphe face au voisin lyonnais au soir d'un match à sens unique apparaît comme un contrepoint dérisoire à la peinture de taudis qui lui a succédé quelques jours plus tard.
La métropole stéphanoise, c'est un musée d'art moderne qui attire très loin, une biennale et une cité du design, une scène de musiques actuelles, l'école des mines et l'école nationale supérieure de sécurité sociale mais aussi une vie de quartiers assise sur des écoles et des associations qui agissent avec humilité et détermination.
La ville est avant tout sa population, un état d'esprit ouvert, une empathie et une bienveillance dont on mesure la consistance une fois parti sous d'autres cieux.
Comme l'initiateur de ce concours, je suis (presque) un stéphanois - je suis né à Chazelles sur Lyon, dans la Loire, et je travaille aujourd'hui à Paris après avoir longtemps résidé dans le quartier de la rivière, où mes parents résident toujours.
J'ai de Saint-Etienne nombre de souvenirs. J'y reviens suffisamment pour entrevoir sans l'appréhender une réalité polymorphe. Il y a chez les stéphanois une furieuse volonté de se réinventer pour contrebalancer un déclin économique et démographique. On devine aussi un sentiment d'appartenance qui n'est pas simplement cristallisé par la fierté d'un maillot.
La journaliste du Monde n'a su dire les mouvements, les ambivalences et les couleurs d'une ville, ni la face lumineuse de ses habitants. Beaucoup d'entre eux s'en sont émus. Les responsables du journal se sont empressés de prendre la défense de leur rédactrice et de dénoncer un complot orchestré par le Maire et nourri par l'emballement des réseaux sociaux (la main des Nord Coréens ?...).
La lecture du papier de Sylvia Zappi a finalement de quoi inquiéter plus que le visage déliquescent dépeint en substance. Car la mesure du décalage entre ce sombre aperçu et l'avis de nombreux habitants de la ville devrait alimenter l'inquiétude chez ceux qui ont la faiblesse d'ouvrir le quotidien du soir. Peuvent-ils lire avec une confiance raisonnable la prose d'un journal présenté comme de référence nous éclairant sur les vicissitudes syriennes, maliennes ou ukrainiennes ? Si les certitudes du Monde tordent à ce point la réalité appréhendée par ceux qui la vivent, nous sommes face à un abyme médiatique qu'un maire habile et des réseaux sociaux inspirés n'ont su générer à eux seuls...
Une vision du Monde qui s'effondre, en somme.