Somebody is calling

Edgar Fabar

Lui. La Jetée.


Je me sens légèrement égaré et je regarde la mer se retirer. La lumière est crue sur la jetée. Des bateaux s'éloignent et je me dis que je persiste à vivre des moments faits pour d'autres. De mes douleurs au dos, je déduis que l'horizon est devant moi, et moi, debout face à lui depuis que le jour s'est levé, il y a plusieurs heures. Je repense à cette nuit, à l'état second dans lequel j'étais, et dans lequel je suis encore ; tandis que je conduisais, j'avais la conviction que la vie était installée, à côté de moi. Je souris quand je pense qu'elle était assise à la place du mort. Qu'elle est loin cette nuit à présent. Elle est devenue un jour comme les autres, et l'urgence qui me calcinait hier s'est éteinte. Je revois les lumières qui défilent, de part et d'autre de l'autoroute, les phares des voitures filant vers des histoires où tout s'est déjà joué, les marionnettes derrière leur volant et tous ces points blancs constellant les paysages. J'ai emprunté des directions, j'ai pris des sorties ; j'ai suivi des embranchements, je me suis arrêté à des feux et je suis reparti, j'ai tourné à droite et à gauche, j'ai fait le tour de ronds points parfois plusieurs fois. Je fumais, et je roulais dans l'attente d'un arrêt du manège.

C'est en passant devant une gare, je crois, que les choses ont changé ou peut-­être est-­ce moi qui les ai faites changer. Sur la façade, j'ai remarqué les inscriptions qui signalaient les départs et les arrivées. La symétrie totale entre les deux halls m'a frappé. C'était une vague intuition mais je l'ai prise pour une certitude entière : partir ou arriver, en vérité c'était la même chose. Pour en avoir le cœur net, je me suis garé entre les deux portes automatiques. De là, j'ai cherché les différences entre les tableaux et très vite, j'ai su que j'avais raison. Les machines, les écrans, les gens, les publicités n'étaient que des motifs identiques qu'on avait dupliqués partout, c'était tellement évident en y réfléchissant, les trains par exemple provenaient de destinations où ils retournaient sans cesse, les mêmes trains, les mêmes voyageurs. J'ai fumé encore une cigarette, puis j'ai compris que rien ne serait différent ailleurs, et que si une vie nouvelle existait pour moi quelque part, j'en connaissais déjà les couleurs de base et la composition. Et je suis resté là, planté de longues minutes à regarder la lune. J'ai fini par penser à l'A13 qui était tout prés, cela m'a surpris car je ne l'avais jamais pris, après quoi j'ai décidé de le suivre jusqu'à la mer du Nord.

Le ciel est tellement blanc maintenant qu'il m'est impossible de m'y attarder très longtemps. La mer est jonchée d'étoiles pilées, comme dans mes premiers souvenirs. J'avais quatre ans, et j'étais à Antibes avec mes parents. J'en ai trente-­quatre, et la mer est restée la mer, une immense étincelle. C'est étourdissant maintenant, les vagues, les oiseaux. Je commence à sentir que cette rencontre a pris sur moi un empire essentiel. Le soleil transperce les nuages et malgré mes verres polarisés, mes rétines se détournent. Je descends les quelques marches qui me séparent de la plage. Au bout de quelques mètres, je m'allonge sur le sable.

Je ferme les yeux. Elle danse. Ce sont des images flottantes, elles glissent les unes sur les autres, tellement vites je ne parviens pas à fixer mon attention sur l'une d'elles en particulier. Les couleurs sont rares. Les moments comme celui-ci aussi. Je me repasse les quelques mots qu'elle a prononcés, et je sens à nouveau son regard posé sur moi. Nous étions chez Marie, et quelqu'un parlait de l'Alpha et de l'Omega. Mon souvenir est fragile, j'ai vécu ces instants anesthésié, attaqué de l'intérieur, par des pensées rampantes. J'entends les mouettes supplier les chalutiers. Je les accompagne jusqu'à ce que mes pupilles s'enflamment. J'hésite à les soulager, j'ai pourtant une terrible envie de la voir danser sous mes paupières.

Elle. La rencontre.


Il n'y aura bientôt plus l'ombre d'un soleil. Je trouve cette pensée amusante. Pour laisser échapper l'air saturé de goudron, j'écarte légèrement les lèvres. Encore une bouffée, et je jette les restes de ma Marlboro dans un pot de fleurs.

Chez Marie depuis un moment déjà, je n'arrive pas à me rappeler notre arrivée, et je ne fais pas d'efforts pour m'en souvenir. Cela doit faire une dizaine de minutes que je suis sur la terrasse. Je regarde à l'intérieur de l'appartement – Marco me sourit. Il me fait penser au sourire des cancéreux à l'hôpital, qui jusqu'à la fin, gardent intact leur appétit pour la vie. Bien que dévorés par la mort, ils arrivent, je ne sais comment, à garder un air de « tout ira bien » et vous persuaderaient presque que la vie est belle, même lorsqu'elle se dérobe de façon si impudique. Leur sourire, c'est quelque chose de l'ordre de la caresse ou de la lumière, de celle qui pour un temps peut faire oublier la crasse de ces instants. Marco dégage la même lumière, forte, éclairante, même dans les moments sombres.

Il est 2h11. Je me sens bien, presque légère. Ce soir, je m'autorise à attendre des moments qui viendront peut-­être. Le rire de Chris dans les aigus traverse la porte fenêtre. Je souris en voyant Lucas se déhancher de façon équivoque, en mimant ce qui vu d'ici ressemble au déplacement pénible d'un robot maniéré, il cherche à allumer la cigarette de Lucas avec son doigt. Il manque de renverser les bouteilles. Ce que je prends d'abord pour un bruit de la rue, est un SMS de Marco – reviens sur Terre, jolie lady. Immédiatement, je le cherche du regard, il est phosphorescent, éclairé par son téléphone, agité et ébouriffé.

Je me décide à les rejoindre. Avant de m'asseoir, je ressens une agression sonore et je me tourne tout de suite vers Lucas. Vivre avec son temps ou vivre avec le temps des générations précédentes, Lucas a choisi son camp et son époque : il a élu domicile dans les années 70. En signe de protestation contre la musique vintage qu'il nous impose – un vieux tube de Creedence -­ j'entonne de ma voix la plus haut perchée « l'amour est un oiseau rebelle ». Je saute sur le canapé. Marco saisit la main que je lui tends, et me rejoins sur scène. Ensemble, nous sommes sans pitié pour Bizet. Excédé, Lucas se précipite sur nous. Dans un léger mouvement de recul, Marco bombe le torse. Lucas attrape son iPhone, et d'un coup de pouce, propulse de la minimale.

Notre récital infernal s'achève là-­dessus, et je salue la foule, singeant la Callas quittant la Scala, telle que je me souviens d'elle dans une vidéo visionnée sur Youtube. Les applaudissements et les rires fusent. Un bouquet de fleur atterrit à mes pieds nus. Ce sont des fleurs séchées que Marco a trouvées dans un vase près de la chaîne. En voulant pivoter sur elle-­même pour frapper Marco, Marie manque de trébucher sur le fauteuil, et se rattrape à mon bras. Elle porte une robe noire avec des bretelles en velours jaune. Quand elle m'entraîne vers la cuisine, je constate qu'elle est vraiment jolie et qu'elle est complètement partie. Et alors, en passant près du canapé, je regarde à gauche, et je photographie ce garçon pour qui rien ne semble vraiment avoir lieu. Il pourrait avoir trente – trente cinq ans. Je ne sais pas vraiment pourquoi mais je me demande s'il est gay puis mes pensées s'arrêtent sur le mot calamité. Et soudain, je ressens une irrésistible envie de le voir réagir, d'entendre ce qu'il a à dire tout de suite, de savoir ce qu'il pense derrière son regard sans tain, qu'il quitte ce qui ressemble à de la morgue ou à de l'absence. Marie me propose du champagne tandis que Marco me signale un trait sur la grande table en verre. « Ce petit remontant va te ramener ici et maintenant », murmure-­t-­il à mon oreille. Enfin assise, je récupère la fine tige métallique. J'aspire profondément les petits cristaux blancs, avant de laisse traîner mon regard vers le canapé blanc cassé. Il n'a pas bougé. Il est beau. Il ne parle pas.

Lui. Chez Georges.


Le gris anthracite de mes Adidas ressemble à celui des escaliers métalliques que j'empreinte pour me rendre au sommet de Beaubourg. Entre le deuxième et le troisième étage, je m'attarde sur les étudiants qui fréquentent la bibliothèque du Centre. J'aime les étudier. Du coin de l'œil, ils se toisent, évaluent le degré de cool de leurs tenues, et les touristes se délectent à les regarder fumer. Peut-­être pensent-ils avoir devant eux la future avant-­garde du design et de la mode à la française, urbaine, branchée et « méchée ». Le prochain Monet sera issu de la diversité, et peindra la réalité sans fard -­ ni nénuphar, avec force et sophistication. J'en suis là de mes réflexions, lorsque je parviens à la terrasse du bâtiment. Sofia est déjà installée. Elle a choisi une table située dans notre zone préférée, celle avec la vue sur l'ouest parisien. Elle porte une robe blanche, et une montre rouge – je m'aperçois soudain que je suis en retard. Je suis sans doute très en retard. Je réfléchis et je me dis que cela fait une heure que j'ai quitté l'agence. J'ai pris le détour d'une conversation interminable avec le responsable d'une marque de parfum, encore un – je le cite -­ qui veut une campagne never seen, never done before. En traversant la terrasse, je prends connaissance du texto du DG d'un fabricant de sous-­marin que nous conseillons depuis peu "Rdv au Shangri-­La. 20h". Je vais devoir annoncer à Sofia que je m'en vais dans vingt minutes.

Avant d'arriver à sa table, je tente dans un effort ultime de disperser toutes les obsessions dans lesquelles je me plonge, à la recherche d'idées ou de nouvelles questions. Elle ne m'en laisse pas le temps. Je n'arrive pas à déchiffrer son regard, et déjà elle me lance à la figure sans préliminaires :

- Où étais-­tu ? Ça fait plus d'une heure que j'attends, j'étais sur le point de partir.
- Désolé, j'ai enchaîné les urgences toute la journée
- Mais pourquoi tu ne réponds pas à mes messages ?
- Oui, c'est vrai pardon, j'étais tellement occupé avec les dossiers qui n'arrêtent pas de tomber, j'ai zappé tout le reste, désolé.
- Tu peux quand même trouver quinze secondes pour me prévenir, ça te coute quoi bon sang !

Pour ralentir la progression d'une dispute que je pressens inévitable, je lui pose une question très vite :

- Lucy n'est pas avec toi ?
- Avec ta mère pour la nuit

Elle marque une pause avant de poursuivre :

- Je voulais nous faire une surprise, j'espérais pour qu'on puisse être enfin tous les deux ce soir

J'ai également une surprise pour elle : je vais devoir partir dans quelques minutes. Je ressens une douleur vive près des reins. Je reprends le fil de notre discussion :

-­ Tu sais bien que mercredi ce n'est pas un bon jour pour moi. Je ne peux pas rester, pas ce soir. J'ai un rendez-­vous important dans dix minutes.

Je scrute sa montre et son visage. Ils sont rouges. Elle me regarde un moment, elle ne dit rien, puis finit par lâcher :

- Pourquoi tu nous fais ça ?

Elle ne me regarde plus. J'ai de plus en plus mal à droite près de la colonne.

- Ce soir, tous les soirs, tout le temps, ne me dis pas que tu ne le vois ?
-­ Sofia, je te promets qu'on en reparle plus tard, mais là je dois y aller, je n'ai pas le choix, vraiment mon coeur

Elle semble marquée tout à coup et me dit finalement :

- tu passes tellement de temps à réfléchir à des solutions pour tes clients que tu ne vois même plus nos problèmes à nous. Tu as perdu de vue le plus important, tu es comme tous ces publicitaires que tu détestais, vidé de ton sens

Elle hésite à finir sa phrase. Elle regarde sa montre puis finit par lâcher :

- ­ce soir j'espérais connement qu'on pourrait enfin recoucher ensemble

Je ressens cette dernière vérité avec intensité. Le serveur se rapproche de nous, j'ai envie de boire des litres de quelque chose, ma gorge a rétréci au fils des minutes et aurait besoin d'être dilatée par un produit fort ou chaud. Je contemple la ville, les tours de la Défense semblent être en train de brûler. Je ne sais pas pourquoi mais je me mets à penser à l'histoire que Stéphane m'a raconté tout à l'heure :

- Tu savais qu'Armand s'était barré de chez Ubiquity ?

J'ai besoin d'un court instant pour visualiser un sourire carnassier et une montre en acier, puis je finis par répondre pas vraiment intéressé :

- Non, je ne savais pas. Chez qui ?

-­ Personne c'est ça le truc, il a juste disparu de la circulation, évanoui quelque part dans le vaste monde.

Je fais semblant de m'animer :

-­ Attends, attends, Armand venait de devenir associé, non ?
- Ouai c'est crazy, a-t-il dit en prenant un air entendu.

Je n'ai pu pas m'empêcher de penser à moi et à cette phrase que je me répète depuis quelques temps : à force de vendre des rêves, on finit tôt ou tard par vendre les siens. Peut-être qu'Armand a réussi à protéger les siens, et à fermer boutique avant la liquidation totale. Je raccroche à la conversation de Sofia, lorsqu'elle prononce le mot équilibre. Je lui explique que je ne peux pas rester, qu'il faut que je parte, et je lui promets de m'arranger pour que vendredi soir soit une soirée parfaite pour tous les deux. Le serveur parvient enfin à se rappeler de notre existence. Je me lève au moment où il veut prendre la commande, et je prends un plaisir certain à le planter au milieu de sa phrase.

Elle. Monsieur Serres.


Je respire mal. Il n'y a aucun raison médicale à cela, mais au bout de quelques heures passées ici, je ressens une irrésistible envie de me gratter. Les couloirs blancs, les surfaces lisses et propres, les odeurs des désinfectants, les masques… ma vie quotidienne ultrabright me démange furieusement aujourd'hui.

Dans le miroir, près de l'armoire, je regarde la blouse que je porte. C'est une masse de coton informe. Elle est d'une épaisseur suffisante pour que le sang ne s'infiltre pas. Elle est également d'une laideur suffisante pour que les sens ne filtrent pas. Le fantasme de la blouse blanche, quelle connerie. Je jette un oeil à la pendule. Dans vingt minutes, je serai dehors. J'attends Monsieur Serres. Jean-­Baptiste Serres, un septuagénaire dont les organes dégénèrent les uns après les autres. Je le suis pour un cancer du pancréas. Selon mes prévisions, juillet sera son dernier mois. Il aurait peut-­être mieux valu que ce soit avril. Il y a deux jours, il a percuté une jeune fille de 13 ans au volant de sa Mercedes, qu'il a conduit dans un accès d'euphorie. Son pronostic vital est engagé.

Installée derrière mon bureau en métal, je réfléchis toujours à la question de l'espace. Je pense à l'expérience sensorielle que l'hôpital propose aux malades. Pourquoi la sobriété a-­t-­elle été préférée à toute autre forme de dialogue ? Mentalement, je passe en revue les discussions que je peux avoir avec mes patients. Quelle que soit la raison pour laquelle ils se retrouvent sur cette chaise en face de moi, la première fois, la plupart d'entre eux sont au bord du malaise.

Toute maladie est un changement, mais certaines d'entre elles, sont des ruptures. En un temps équivalent à celui d'une cigarette ou d'un brossage de dents, vous venez de valider votre inscription pour une course, où le seul résultat acceptable est la victoire. Vous devez encaisser le fait que l'organisateur de cette compétition, c'est vous-­même et que l'adversaire principal, c'est vous-­même également. Puis, vous saisissez, qu'en vérité, la course a déjà commencé, que vous êtes en retard car vous avez raté le départ. Vous avez mal, car vous restez sous la matraque de ce mot terrible qui vous passe à tabac, et vous laisse avec des pensées désespérantes. Ce mot glaçant, vous évitez de le prononcer, car ce sont des images de mort qu'il vous renvoie, des souvenirs noirs, où vous repensez à tous ces gens, parfois vos proches, qui n'ont jamais fini la course. Moi, je fais attention à ce que je vous dis, j'évite de laisser s'installer ce silence assourdissant, et j'essaie de percevoir ce que vous pouvez entendre à cet instant. Vous n'osez pas me poser de questions car vous savez qu'il vous faudra affronter les réponses. Souvent, vous êtes à la recherche – aussi inutile qu'humaine – de cette autre solution qui nous aurait échappé à tous. Et enfin, quand vous finissez par admettre qu'il n'y a pas d'échappatoire, vous commencez seulement à réagir.

La première étape consiste donc à accepter la situation. Alors oui, peut-­être que la neutralité de l'espace est une façon honnête d'aider les patients à comprendre ce qui est en train de leur arriver. Après tout, rendre l'hôpital inhospitalier, c'est les aider à se concentrer sur leur lutte contre la maladie.

J'arrête là mes réflexions, car mon assistante m'annonce l'arrivée de Monsieur Serres. Il a de nombreuses similitudes avec la viande séchée, en tout cas en apparence. J'anticipe les minutes pénibles à venir où je vais devoir lui expliquer qu'il lui est formellement interdit de conduire. Il a du mal à le comprendre – c'est difficile d'admettre j'imagine que la fin de la route, loin d'être baignée de lumière, ressemble à une plongée vers les ténèbres. Il a du mal à m'entendre, intellectuellement, peut-­être physiquement aussi. A moins qu'il ne joue la carte de la surdité, celle que les personnes âgées utilisent lorsqu'elles ont décidées de s'écouter unilatéralement.

Je l'entends me dire, presque innocemment :

-­ Vous comprenez, docteur, c'est la première fois que je renverse quelqu'un, en général je suis toujours très prudent.

Ma poche gauche s'agite. C'est un texto de Marie : « ce soir feu d'artifices, des bisous doux ». Malgré le regard courroucé que le vieillard me lance, je souris en l'imaginant à la terrasse de son bel appartement sur la corniche, un verre de blanc-fumé dans une main, son BlackBerry dans l'autre. J'entends la musique, les basses sourdes d'un beat profond résonnent en moi. Je suis excitée à l'idée de la rejoindre. J'ai commencé à me gratter le coude il y a plusieurs minutes déjà. Il poursuit sa tragi-comédie :

- ­Je ne l'ai pas vue à cause du soleil qui se couchait, ça n'a rien à voir avec ma vue docteur.

Ça en serait presque drôle, s'il ne croyait pas de façon aussi indécente à ses inepties séniles. J'ai parlé avec un policier, je sais qu'il a déjoué l'attention de sa garde-­malade, pour s'offrir ce petit plaisir qui lui était interdit. Par la fenêtre, j'aperçois les restes du soleil. J'ai vraiment envie de danser maintenant. Il insiste :

- De toute façon, pourquoi est-ce qu'elle n'a pas regardé avant de traverser ?

Je suis sur le point de dire à cet humain égoïste assis en face de moi, que sa vue est comme le soleil, qu'elle se couche bientôt, et que le crépuscule arrive à grand pas. Je l'emmerde ce con.

Elle. Chez Marie.


Il est environ huit heures lorsque je quitte la clinique. La lassitude est la. Les seuls bruits proviennent de l'autoroute qui passe à deux kilomètres d'ici. Quand je traverse le parking, ma respiration change. J'aimerais me calmer et expulser toute cette frustration inhalée au fil des heures, mais pour l'instant, ça n'arrive pas à passer. Alors, j'oblige mes yeux à rester fermés et je marche droit devant de moi. Il n'y a plus d'obstacle, parce que le bitume, les lignes blanches au sol, les voitures rangées côte à côte, les blocs de pierre qui marquent des limites imaginaires, les centaines de lampadaires et les nuées d'insectes aveugles, se fondent en une obscurité absolue et je traverse un désert sans lumière. Plus tard sur l'autoroute, mon téléphone joue la musique d'un groupe danois que j'écoute en ce moment. C'est Marie, je décroche :

- Hello luciole. 

Elle me répond avec du glamour dans la voix :

- Toi, tu sais me parler, minouche, nous ricanons légèrement puis elle poursuit :
- Tu es sur la route ?
- Sur l'autoroute, qu'est-­‐ce qu'il y a comme bestioles qui se traînent ce soir, c'est l'horreur dans toute sa splendeur !
- Slowdown lady, arrive quand tu peux, y a pas d'urgence
- T'en fais pas, j'arrive, je cours, je vole, des bisettes papillon

Chez Marie, je constate que l'appartement est en ordre. Nulle trace de la soirée de la veille. J'envie Marie, son chômage doré et son papa adoré. Nous nous embrassons, comme si notre nuit blanche n'avait pas eu lieu, et que nous nous manquions l'une à l'autre depuis des mois. Elle me sourit vaguement. Elle a l'air d'avoir mal dormi ou de s'être mal réveillée. Je vois sous ses yeux les traces typiques d'une descente difficile. Elle me tend un verre de blanc. Il me fait du bien, je sors une cigarette et me dirige vers la terrasse, car j'ai besoin d'air. Marie me suit, et j'ai la certitude que les raisons de son anxiété vont la pousser à parler la première. Pendant un court instant, je me dis qu'elle a peut-­‐être téléphoné à Lucien, son Lucien, le serial killer de son cœur, comme Marie l'appelle quand elle en parle. Je rejette cette pensée négative en secouant légèrement la tête, ce serait tout de même étonnant. Je repense au déroulement de soirée d'hier. C'est vrai que j‘ai passé beaucoup de temps sur la terrasse : chimiquement j'étais bouleversée par cette rencontre – même s'il n'a presque pas parlé et qu'il s'est envolé sans rien dire à personne – et j'avais aussi un peu forcé sur la coke, mais nous ne nous sommes presque pas quittées avec Marie. Et je n'ai perçu aucun signe de cette attitude autodestructrice qu'elle avait souvent quand Lucien est parti. Marie interrompt mes pensées :

-­ il n'est pas rentré ce matin.

Elle parle de Stéphane, je suis soulagé, c'est sans rapport avec l'autre vermine. Je lui demande alors :

-­ mais tu l'as eu au téléphone aujourd'hui, non ? il va bien ?
-­ bien oui il va bien, ne t'en fais pas, ne t'en fais pas.

Je m'étonne de ces paroles bégayées. Elle poursuit :

-­ il n'était pas à côté de moi ce matin, c'est ça qui ne va pas.

J'acquiesce pour l'encourager à continuer. Sa voix se modifie, plus fragile tout à coup :

- je sais bien qu'on est un couple libre, mais on avait un deal putain, à la fin de la nuit, on finit tous les deux ici.
-­ qu'est-­ce qu'il t'a dit quand tu l'as eu ?
-­ il m'a dit qu'il avait traîné au Magma et qu'il avait fait un tour sur le port.

Elle s'arrête de parler pendant plusieurs minutes. Je me revois dimanche dernier dans mon lit regarder mon oreiller, et constater – qu'il me soit permis de remercier ici mon sens de l'observation remarquablement cruel -­ qu'il était ce qui se rapprochait le plus d'un autre être vivant dans mon lit, ce stupide oreiller avec son ventre garni de plumes. Je me ressers un verre. Marie allume une cigarette et me la tend. Elle repose son paquet sur la table en teck, après en avoir allumée une autre pour elle. Nous fumons religieusement, je pense que nous sommes unies dans la furie comme dans l'absence de bruit. Je sais qu'elle va clarifier les choses dans quelques minutes. Son visage est figé selon une expression douloureuse. Elle finit par reprendre :

-­ J'ai appelé Val tout à l'heure, elle m'a dit qu'une de ses copines l'avait vu sortir de la Plage à six heures avec une autre fille.

Je suis sur le point de lui demander qui est la copine de Val quand je remarque qu'elle regarde ses pieds, et je suis surprise de me rendre compte seulement maintenant qu'elle saigne. Je lève mes yeux vers elle, elle n'a pas l'air de voir que son sang coule le long des tomettes. Je finis par lui dire :

-­ Mais tu as vu que tu saignes, qu'est-­ce qui s'est passé ?

Comme elle ne réagit pas, je me lève pour aller lui chercher des mouchoirs. Je réalise que la terrasse est jonchée de morceaux de verre, et je remarque enfin que le mur jaune qui me fait face, est complètement tâché. Tandis que je vais récupérer mon désinfectant, mon téléphone vibre plusieurs fois, Marie semble un peu perdue, à moitié assise dans le vide. Comment peut-­elle être si calme alors qu'elle a ravagé la moitié de sa terrasse ? Cette question, à laquelle je ne trouve pas d'explication logique m'inquiète maintenant, je préfère en avoir le cœur net :

-­ Marie, écoute moi, tu as pris quelque chose ?
-­ C'est impossible, c'est impossible, répète-­t-­elle sans arrêt.

Je repose ma question avec douceur mais d'une voix légèrement plus forte. Le fait qu'elle ne réagisse pas, ni à son portable qui sonne maintenant, ni à mes questions me fait penser qu'elle a certainement pris quelque chose. Du valium ? des AD ?

-­ Marie, c'est important, j'ai besoin de savoir ce que tu as pris, réponds moi s'il te plait.

Elle me répond par un demi-­‐sourire. D'un seul coup, je prends conscience du désordre émotionnel dans lequel elle est, et je crois deviner le déroulement de sa journée : le doute et l'inquiétude, la rage puis l'hystérie, et maintenant l'anesthésie. Je lui nettoie le pied avec un peu d'alcool, ce qui la fait enfin réagir. Je réitère ma question :

-­ Combien en as-­tu pris ?
-­ Deux... deux... j'ai pris deux Tranxène, je crois, finit-­elle par me dire d'une voix lointaine

J'examine son pied de plus près. Il s'agit d'une plaie profonde entre le deuxième et le troisième orteil, il y a également quelques coupures mineures. Des points seront nécessaires. Tout à coup, elle se met à crier :

-­ J'en ai marre de tout ça putain, j'en ai marre de me mentir tout le temps, pourquoi je me prends la tête pour sauver des apparences de merde ? tout ça… tout ça c'est d'une tristesse.

Elle se met à pleurer.

-­ Doucement papillon doucement, lui dis-­je en lui caressant la nuque. Viens on va rentrer, je vais m'occuper de toi.

Lui. La rencontre.


- Mais mec, tu sais quoi de notre génération ? Ce que tu dis, c'est de la merde, ajoute Chris d'une voix agacée.
-­ Je dis simplement que vous êtes beaucoup plus engagés que vous ne le pensez et que vous voulez nous le faire croire, c'est tout ce que je dis my frrrriend, persiste Marco en roulant les r à la façon de l'épicier indien des Simpsons
-­ Bullshit ! On est aussi déconnecté du monde que vous l'étiez, sauf que pour nous c'est encore plus merdique, on a pas de boulot, on a pas de fric… la politique ça sert à rien et à personne mec ! C'est une course de rats affamés de pouvoir, voilà ce que c'est !
-­ Ecoute-­‐moi gamin, je vais te donner un exemple. En 2002 quand Le Pen est passé au second tour des présidentielles, tu te souviens que vous étiez des milliers dans la rue pour manifester ? Et vous aviez quel âge ? Vous étiez au lycée, vous n'aviez même pas l'âge d'aller voter, alors t'appelles ça comment si ce n'est pas de l'engagement, hein ?

Chris prend le temps de réfléchir avant de répondre. Il finit par lâcher :

-­ ça n'a rien à voir, chaque génération de lycéen se doit de manifester au moins une fois avant de quitter le bahut. On était en mai, c'était juste notre dernière chance de le faire.

Cette dernière réplique de Chris provoque l'hilarité générale. Seul Marco ne semble pas s'en apercevoir, le regard fixé sur le canapé blanc cassé en face de lui. Lucas partage avec nous son champion musical du moment, un berlinois qui distille un son électro, dont les variations subtiles poussent nos obsessions à s'exprimer. Je jette un regard oblique et je remarque qu'elle sort sur le balcon une fois encore. Dopé par l'énergie que cette musique libère en moi, je me lève d'un bond, c'est une réaction presque chimique. Je traverse la pièce, en imaginant que mon agilité est celle d'un félin. Peut-­être que personne ne l'a remarqué, me dis-­je en montant au premier, je suis tendu et c'est trois par trois que j'avale les marches. La coke pèse sur mes muscles et mes nerfs, j'ai besoin de quitter cet état foireux avec lequel je compose depuis une heure environ. Dans ma tête, les morceaux de pensée s'accumulent très vite, je n'arrive pas à canaliser ce magma désordonné, ni à façonner des phrases que j'aimerais agréables et intéressantes. Sale coup pour mon égo, cet insecte avide de lumière, il doit rester dans l'ombre ce soir.

J'ai compris que Lucas avait ajouté du MD en douce aux derniers rails, lorsque je me suis surpris à sourire exagérément au récit inutile d'un moment insipide de la vie professionnelle de Chris. Je m'en foutais, mais je l'ai encouragé à me raconter toute son histoire. Je sens ma narine droite douloureuse. Dans la salle de bain, je jette un premier coup d'oeil à ma chemise ; son efficacité esthétique est visible. Après cet interlude que je juge narcissique, je regarde mon double dans le miroir. Chacune de mes respirations me plonge à l'intérieur de moi-­‐même. Comment aller vers les autres quand on est aspiré par soi-­‐même, me dis-­je, en regardant mes yeux de plus prés, ils me semblent tomber très bas ce soir. Avant que mon absence ne se remarque, je pense à redescendre. Le rire de Marco que j'entends à nouveau, me fait tourner la tête vers la porte, j'ai cru un instant qu'il était sur le point de surgir dans la pièce.

Je ferme les yeux encore humides. L'eau froide se répand sur mon visage, mais l'angoisse ne coule pas. Ma concentration me mène sur la terrasse quelques mètres plus bas. Accrochée au rebord du balcon, il y a cette fille, et elle existe vraiment. Et je me dis qu'elle pourrait être une des créatures asséchées qui peuplent les romans de Brett Easton Ellis. Ses bottes camel, son regard noir, et ses Cowboys light qu'elle fume en série, font d'elle une héroïne, qui donne l'impression de savoir exactement qui sont les gens autour d'elle, et contrairement à moi, elle n'en nourrit aucune gène.

Je continue à la regarder. Son visage m'est familier, pas seulement parce que j'ai commencé à y penser il y a quelques minutes. Je vis un flashback. C'est l'été, dix ans avant cette soirée, peut-­être moins ; je suis presque certain d'être à une soirée du côté de la corniche au Cap Brun, une belle villa blanche qui appartient à la Marine nationale. Un DJ s'affaire aux platines, et arbore un t-­shirt totalement hype, reléguant encore plus loin la foule de suiveurs réunie ce soir-­là, il est le leader d'une armée de machines à danser. Marco et Lucas sont déchainés ce soir là, nous avons gobé des Mitsubishi. Nous transpirons, nous sommes en transe, nous rions. Les images de cette nuit me reviennent nombreuses, j'ai du mal à les remettre dans un ordre cohérent. Et alors, je me souviens notre première rencontre. Lucas porte un t-­shirt orange outrageusement fluorescent, dans son sillage, marche une fille. Le trip de danse que je vis est intense, mes mouvements sont coupés à la hache, mon corps se convulse sous la puissance des coups que lui assène la musique électronique. Mes pulsations cardiaques ont atteint une vitesse de hors bord. Lucas me frappe. Prenant conscience d'avoir mal à l'épaule, je stoppe la course sur place, dans laquelle j'étais lancé. Il est accompagné de la fille, elle me regarde et fume, ses yeux me parlent. Mon moi zombie a toutes les peines du monde à la regarder normalement, mes jambes sont tendues : elles attendent le coup de feu qui relancera le sprint.

Un serveur passe par là, je m'empare de deux coupes de champagne. Je les bois coup sur coup. Lucas rigole de toutes ses cordes vocales, et s'éclipse en me lançant un clin d'oeil vicieux ou malicieux, difficile à dire. Ce coup deviendra un classique : je te présente une fille et je file. Après son départ, j'ai plus de mal à visualiser ce qui a suivi. Un silence de mots, une déferlante électro, nous avons dansé ensemble quelques minutes, et j'ai du prétexter un truc à faire urgent, comme signer un pacte de non agression entre moi et ma timidité. Ma poche trésaille. J'ai ignoré mon téléphone plusieurs fois ces dernières minutes, l'écran m'indique que Lucas m'a envoyé plusieurs textos. Je lis le dernier : « putain, tu fais quoi là-­haut, psychoboy. Le PARADIS c'est ICI ».

L'eau froide achève de me ramener ici. Après avoir respiré à fond plusieurs fois, je me dirige vers les escaliers. En bas, Lucas interrompt mon flot de pensées :

- tu faisais quoi mec, tu cherchais le chemin de ton slip ou quoi ?

Il rigole, et me montre la table. S'étendant sur plusieurs centimètres, un rail m'attend. Accélérer encore un peu mes pensées n'est pas forcément la meilleure carte à jouer, car j'éprouve ce soir des difficultés à choisir des mots, et à réagir à tout ça. Assis à la table, le canapé me fait face, et j'observe Lucas se contracter subitement, on dirait qu'il est victime d'une crise. Il reste inanimé quelques secondes. Mon sourcil a une érection.

D'un geste brusque, Lucas se lève, et avance maintenant, on dirait qu'il n'a plus ni articulations ni tendons et que ses membres bougent comme s'ils étaient faits de vérins et de câbles. Il imite un robot. Il s'approche tout près de Chris et lui passe la main dans les cheveux plusieurs fois de façon saccadée, il lui lance une série de clins d'oeil mécaniques, à la manière dont l'objectif de certains appareils photos s'ouvre et se referme. Je ne peux retenir un sourire, à l'idée d'un que les robots pourraient être sexués, et homosexuels comme celui de Lucas. Chris se prend au jeu et lui demande du feu. Le robot gay fait jaillir sa main gauche et fait mine d'allumer la cigarette avec son petit doigt.

Dans le prolongement du canapé, au-­delà de la baie vitrée, la fille qui regarde, fume, comme tout à l'heure, comme lors de notre première rencontre. Elle regarde devant elle, c'est à dire la vieille ville, ses tuiles et ses cheminées. Un halo de fumée stationne au niveau de ce qui doit être ses lèvres et ses mains. Entre mes doigts qui tremblent, je fais rouler la paille. Cette fille est bouleversante. Une certitude monte en moi : je repenserai à sa bouche, suivie d'une autre, absolue celle-­ci, elle est un des possibles de mon univers.

Elle. L'ambassade de la Lune.


Le taxi ralentit. Je demande au chauffeur d'arrêter son véhicule en bas des escaliers. Je lui tends la monnaie. Lorsque j'ouvre la portière, ma respiration s'accélère. L'extravagant dénivelé entre la voiture et le trottoir me rappelle que j'ai pris place à bord d'un véhicule rabaissé. Je maudis cet adepte du tuning, la longueur de ma tunique et enfin les talons de mes escarpins. Malgré tous mes efforts, j'échoue à rester digne, et c'est péniblement que je me hisse sur le bitume.

Je compte les marches. Dix-­sept, je jette ma cigarette en direction de deux types en smoking. Vingt deux, je regarde les étoiles et manque de trébucher. Trente quatre, je suis arrivée au sommet. Dans mon dos, la ville dort, et j'entends les vagues lécher la côte. Face à moi, se dresse la façade blanche du Grand Hôtel. C'est peut-être bien l'ambassade de la Lune en France. Après avoir rempli ma cage thoracique, je pénètre dans le hall. Aussi sobre que je ne le saurai jamais. La gueule ouverte de l'ascenseur m'aspire littéralement. Je laisse mon regard s'attarder sur mon reflet dans le miroir. C'est mon Alice que je contemple. Elle a une trentaine d'année, les yeux noirs et défoncés, et porte une robe See by Chloe, simple et superbe. La montée se poursuit, peut-­être même qu'elle s'accélère me dis-­je en ressentant un certain vertige. Pour m'aider à mieux respirer, j'allume une cigarette. Neuvième et dernier étage annonce la voix apathique de la machine.

La chaleur est montée de plusieurs degrés ; à tel point que je voudrais ressentir quelque chose de puissant maintenant, quelque chose qui m'arracherait à cette température qui m'anesthésie, quelque chose qui soufflerait tous ces petits cataclysmes à l'intérieur. Mais qu'est-­ce que je fous putain, me dis-­je en proie aux lumières du couloir que les portes de l'ascenseur ont libérées. Je décide de mettre fin à ces dialogues stériles, et je lance mes pieds en avant.

Les murs sont jaunes, et les cadres des photos en noir et blanc, roses. Une idée que je n'aurai jamais eue. Une chanson de James Murphy monte en moi. Somebody is calling. Et si c'était vrai. Et si derrière ces portes, quelqu'un attendait la voyageuse de la nuit. Oh baby, come with me and I'll show you the place I see. La tension n'est pas retombée depuis que j'ai quitté Marie, au contraire, elle circule le long de mon système nerveux. Pour me calmer, je me concentre sur ma démarche, qui demeure heurtée par je ne sais quel obstacle invisible. Les portes défilent, les numéros augmentent. De la 922, je passe à la chambre 928 que j'essaie d'imaginer mentalement. Je ne crois pas à la divination, ni à un nombre de sens supérieur à cinq, et pourtant ce soir j'ai l'impression que je peux voir à travers les cloisons. Derrière les murs, il y a des gens qui vivent une vie sur laquelle je suis déjà bien documentée, et je crois qu'il n'existe pas de surprises plus grandes que celles de tous les jours. Peut-­être que c'est différent pour les handicapés mentaux, peut-­être que libérés de l'expérience collective qui nous relient tous, ils vivent autre chose. J'arrête d'y penser et décide de poursuivre droit devant moi.

Somebody is calling. Le couloir se divise en deux. J'opte pour la partie la moins éclairée, sans réfléchir ni chercher les indications qui doivent pourtant être là quelque part. Je décide que la chambre 998 est dans cette direction. Dehors, la nuit est belle et sereine, même dans son dernier tiers. J'ai l'intuition qu'il n'y aura pas de jour tout à l'heure, que tout va se jouer dans les heures prochaines, que pour une fois le soleil ne remontera pas à la surface.

Lui. Les oiseaux.


Elle avance lentement sur le trottoir. Le vent secoue sa robe plusieurs fois. Aucune tache ne gâche le ciel. Mes yeux se fixent sur la femme qui est sur le point d'atteindre le carrefour. Plus haut sur l'avenue, un homme avance dans sa direction, il a l'air d'être blond. Il porte quelque chose dans sa main gauche. Un oiseau passe près de moi, il doit peser quelques centaines de grammes tout au plus. Lorsque je me concentre à nouveau sur la femme et l'homme, ils ont disparu. Se sont-­‐ils croisés ? Je les cherche encore un moment, mais je ne trouve aucune trace d'eux, ni sur le boulevard, ni sur l'avenue. Je finis mon verre de rhum, et je le pose sur le rebord du balcon en espérant que quelqu'un ou quelque chose le propulsera dans le vide. Je repense à la fille en rouge et je me dis que j'ai vécu un de ces moments qui a été très proche de se produire, et qui s'éloigne sans doute pour toujours.

Les minutes se traînent. Ma tête me fait mal. Un téléphone vibre. En moins d'une seconde, mon cerveau analyse et fait le tri entre différentes données, et la décision finit par tomber : je récupère le téléphone posée près de la plante. C'est un message de Sofia : « tu as promis d'appeler ta fille ce soir ». Que vais-­je lui dire ? Comment lui parlerais-­‐je encore ? Demain, ça fera dix jours que je ne les ai pas vues. C'était un jeudi, les choses ont tourné bizarrement. Je traînais avec Lucy près de Beaubourg, quand Sofia a appelé pour me parler d'un tableau qu'elle n'arrivait pas à vendre. Alors qu'elle me demandait ce que je pensais de l'histoire qu'ils avaient imaginée pour que son artiste fasse le buzz, j'ai raccroché et j'ai amené Lucy chez sa grand-mère. Quand elle m'a demandé ce qui se passait, je n'ai pas su quoi répondre, puis j'ai pris la route. Très vite, je me persuade que je serai incapable de la rappeler, ni ce soir, ni plus tard. Si nous ne sommes pas dans la même pièce, je ne parviendrai pas à lui parler, vraiment je veux dire. Le téléphone est un mensonge que je ne veux pas cautionner. Ce serait l'atrophie d'un échange entre un père et sa fille et je suis bien incapable de lui faire subir ça. Pour moi, rien n'est plus étrange que de laisser un message sur un répondeur. Je n'arrive que très rarement à me convaincre qu'en parlant à personne, je communique.

Mais je ne veux plus penser à tout ça. Au-­delà des hangars désaffectés de l'ancien port, des bateaux s'éloignent vers le large. Ils font figure de tout petits points blancs qui dessinent de vastes figures à la surface de l'eau. Parfois, ils passent si prés les uns des autres, qu'ils semblent ne faire qu'un. C'est troublant car l'illusion est parfaite. Cette tromperie m'angoisse. Pour me calmer, je fais le raisonnement suivant : s'ils se mélangeaient tout à fait, il y aurait une collision, de la fumée, de nouvelles couleurs… Or, aucun de mes capteurs ne perçoit ces informations. Je ferme les yeux, encore.

Je plonge en elle une fois de plus. J'avance livré à moi-­‐même, avec toutes ces questions qui finissent par revenir, qui commencent à m'obséder : ma vie avec Sofia et Lucy, est-­‐ce qu'elle existe toujours ? Mes pupilles s'agitent de droite à gauche. Et si l'obscurité derrière mes paupières les effrayait ? Je sens ma mâchoire se contracter. C'est tellement flou, la vie, je réfléchis à tous ces chemins sur lesquels je n'irai jamais. Et s'ils étaient meilleurs que ceux que j'ai pris, à la fin, comment le saurais-­je ? Je me dis que je pourrais revenir en arrière car la possibilité existe, mais alors les choses auront changé ; le cours de la vie ressemble à celui de la mer, même quand sa surface est calme, elle se déplace, portée par des courants, seule la mort met fin aux mouvements de nos vies. C'est quoi la suite de tout ça ? Je pense que, peut-­être, toute cette histoire est précipitée.

Derrière moi, j'entends un bruit que je ne parviens pas à identifier. Je me rappelle une série d'insomnies, et je revois des images où je suis allé voir Marie une nuit, j'étais à peu près flippé, j'ai pensé qu'elle me ferait du bien. Marie, c'est celle qui a toujours de quoi me calmer, que ce soit du calme en poudre ou en cachet. J'aurai dû choisir les cachets, car le calme n'est pas venu. Au contraire, j'ai vécu des moments je n'attendais pas. Je la vois qui chante avec Marco, sa voix vient me chercher pourtant je suis loin, pas vraiment là. En vérité, je ne sais plus ce qui s'est passé après. Je me dis que ça m'a fait du bien. Et pourtant, je ne sais pas vraiment ce que c'était. Je repense aux bateaux, et je me demande s'ils ont fini par exploser. Je résiste à l'envie de vérifier, et en me rapprochant du rebord, j'allume une cigarette, dont je sens le filtre coupant entre mes lèvres sèches. Nous passons si près les uns des autres sans même le remarquer. Avoir senti un autre parfum que le mien, je vis ça pour la première fois. Il s'est passé quelque chose, je le sais.

Sous l'effet des vibrations, mon téléphone se déplace sur la table, et va chuter d'un instant à l'autre. Cela n'a aucune espèce d'importante, je n'ai jamais aimé les téléphones. Au moment, où il finit pulvérisé sur la carrelage, je monte le volume de la station près du lit. Depuis une heure, John Grant chante « I wanna go to Marz » de sa voix sombre, qui porte en elle le virus de la tristesse. Sous les carreaux fumés de mes Rayban abimés, je regarde le ballet des bateaux qui s'entrelacent inlassablement. Je suis ou je me sens contemplatif, je ne sais pas, et je pense à tous ces mondes que les ondes ne transmettront jamais complètement, à toutes ces petites joies qui n'y arriveront pas jusqu'à nous. Une centaine de mètres plus bas, je suis la course folle de deux oiseaux qui tournoient au-­‐dessus du carrefour. Ces deux êtres légers s'animent et s'emplissent mutuellement, même s'ils n'en n'ont probablement aucune conscience. Je cherche des mots à leur lancer, je veux les remercier de m'avoir transmis la vérité qui m'avait échappé jusqu'ici. Je m'amuse intérieurement de la bête ironie qui vient de me sauter à la figure : les idylles sont volatiles. Je ressens un léger frisson quand la musique touche à sa fin.

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