Vade retro, bien comme il faut

Thierry Kagan

Dans une alcôve à l'écart de cette brasserie un peu glauque, j'attends mon fan.

L'endroit est idéal pour se mettre en valeur.

J'ai déjà commandé les pintes de blanche, il ne dira pas non.

Forcément.


Le type, j'lai croisé sur une appli pour gens bien comme il faut.

Il n'en n'était pas et moi non plus, c'est ça qui nous a poussés en favori l'un l'autre.


Il n'y a eu que des messages écrits entre nous.

Indigents de sa part, puissants de la mienne - je m'en targue car n'usurpe pas les idées des autres qui veut : je sais parfaitement caser ce que je lis et entends de ceux qui savent les choses.

Lui me suivait sur tout, à relancer comme il pouvait, avec du « complètement d'accord ! » ou du « comme tu dis vrai ! ».

Aujourd'hui, on s'extrait : on passe du virtuel à la chair et à l'os.

Attention ! Aucune équivoque de la part du bonhomme. En plus de le deviner insipide, il est asexuel, m'a-t-il écrit. Peut-être pour cela qu'entre « homme », « femme » et « autre », c'était la dernière case qui était cochée sur sa fiche.

Il ne s'intéresserait qu'à ce que j'ai entre les oreilles.

Aucune équivoque de ma part, non plus : chez lui, c'est sa sœur qui m'interpelle.

En fait, parmi toutes les suggestions que donnait l'appli, je l'ai surtout choisi grâce à sa photo de profil, car en arrière plan, il y avait une femme qui lui ressemblait et elle me plaisait bien.

Sans doute sa sœur, je m'étais dit.

Et le défi m'amusait de l'approcher elle, par son entremise à lui.


Le voilà qui arrive !

Il est comme sur la photo.

Avec cela en plus... qu'il est gaulé et habillé comme une femme.

Et qu'une fois assis, la main, sur le bonnet qu'il enlève, laisse pleuvoir une chevelure longue et soyeuse.


Il sourit mais n'a pas encore parlé.

Je ravale ma salive.

Je ne sais pas si c'est une vraie trans, un déguisement pour faire la blague ou une illusion d'optique.

À moins que ce ne soit... la sœur ?


Se devine certainement sur mon visage un fort – très fort - inconfort.


C'est bien une femme : « Alors, surpris ? », qu'elle me dit.

« Oui. Mais ça ne nous interdit pas de causer philosophie », que j'envoie, peu satisfait de ma répartie, avec un rire nerveux qui ne ressemble à rien.

« Non, bien sûr », qu'elle répond, en se passant une longue mèche à l'arrière.


Avant que je ne me lance sur un sujet à la con, elle m'explique que sa photo de profil a été réalisée avec un outil de montage et qu'en fait, les deux personnes qui apparaissent sont elle-même.

Elle me dit aussi que l'idée de se faire passer pour homme lui a pris quand un de mes messages disait, en substance, que « mâle, femelle, du moment qu'il y a un semblant d'intelligence, je ne fais pas de différence ».

Une ânerie de plus piquée à un journaleux.


Me voilà rassuré.

En fait, pas du tout : quand elle se passe à nouveau la main dans les cheveux, je vois comme un morceau de peau qui se détache d'une tempe.


Je me penche et m'approche un peu.

D'un rictus, elle accompagne son recul d'autant.

Alors... je m'avance plus et lui saisis les cheveux à la base du cuir.

Ça lui tord un peu la nuque et, plutôt que de me dégager, elle s'accroche à la table qui branle et prend bruyamment congé des bières.

Avec l'autre main, j'attrape ce qui pendouille de sa tronche et je tire.

Ça vient !

Je m'y prends à plusieurs fois. Elle gémit sans bruit, toujours agrippée, cette fois-ci à sa chaise et c'est toute la façade que je ravale à ma façon : une espèce de matière, qui tenait tout le visage, se décolle par lambeaux.


Ce qui apparaît en-dessous... comment dire les choses gentiment ?

Ça n'a pas l'air glorieux.

Je lâche les cheveux.

Elle se remet droite immédiatement, comme si de rien.

Elle continue mon oeuvre et s'enlève posément les zones non desquamées par mes soins, tout en me fixant, souriante, dans les yeux.

Puis, elle se lève et me demande un instant, pour peaufiner le chantier aux toilettes.


Une fois hors champ, je songe à partir en courant tout autant qu'à prendre l'événement avec souplesse et détachement.

Mais la confusion distordant le temps, elle revient quasi immédiatement du sous-sol.

Pour ne pas perdre ma propre face, pas d'autre choix que de rester.

Quand elle se rassit devant moi, c'est toujours gaulée et encore femme.


Et quelque chose de pas commun se passe instantanément : je suis totalement rasséréné... car cette personne m'apparaît subitement... totalement alignée !


Elle a, sur le visage, la marque du temps et des intempéries : quoi de plus attendu pour des gens de notre âge ? Cette coquinerie au coin des yeux habille joliment l'ensemble des traits, 5 minutes plus tôt encore lissés, imperméabilisés, édulcorés, dénaturés par la dalle en latex.

Ses rides au front lui vont très bien. Autant que ses fossettes creusées aux commissures, qui donnent un relief et renforcent l'espièglerie.


Quelle idée a-t-elle eu de se bitumer !


Le garçon vient nettoyer et propose de remplacer gracieusement les verres éparpillés.

Il a entendu que ça remuait dans notre coin et dit que ces choses-là arrivent, parfois.


De quoi parle-t-il ?


Des bières qui chutent et se perdent au sol ou de la surprise de tomber sur des gens qui ne ressemblent pas du tout à leur profil ?


J'accepte la remise en place de la table.


Et avec cette femme, telle qu'elle est vraiment maintenant, nous reprenons tout.


Depuis le début.


Je sais déjà qu'elle a du naturel, du cran, de l'humour sur elle et de l'indulgence sur moi.


La conversation peut enfin commencer... à mon tour de baisser le masque.

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