Variation #2

Colin

Pirataire Oculerie

Ça avait tout juste pris quelques années. Qui l'aurait parié, que les lunettes redeviennent l'accessoire à la mode ? Les intellos-binoclards qui se sont fait frapper tout le long de leur scolarité doivent bien rire jaune à l'heure qu'il est. Le bon goût a dépassé tout contrôle le jour où RayBan a sorti ses propres lunettes interactives. En temps réel, tout devant vos yeux : mails, météo, réseaux sociaux, et autant de conneries qui traversaient le champs de vision de tous les bobos qui avaient les moyens de se payer l'objet. En tout cas dans un premier temps. Avant que ces « merveilles » de technologie ne deviennent accessibles à tous les portefeuilles. La plupart du temps, les informations occupent tellement de votre champs de vision que c'est à peine si vous voyez où vous marchez. « Désolé mon gars, ce n'est pas que je ne voulais pas te donner une pièce, c'est tout simplement que je ne t'ai pas vu, à cause de cette publicité ciblée ! ». Avec ce nouvel objet, vous pouvez croiser votre femme demain dans la rue et ne pas la voir.

 

 

M. n'avait jamais eu le tempérament particulièrement rebelle. Bien qu'extrêmement vif d'esprit, il avait plutôt eu tendance à laisser sa vie couler en s'efforçant de ne pas créer de remous, se contentant de regarder d'un sourire distant le temps s'écouler. Il avait traversé le primaire, le collège et le lycée sans trop d'encombre, puis avait poursuivi sur la seule voie qui lui semblait présenter une opportunité de se faire un peu d'argent. Il avait donc choisi l'informatique, seule branche qui à l'époque présentait quelques débouchés, et avait finit au milieu de sa vingtaine chargé de sécurité dans un établissement financier. La vie de M. aurait très bien pu suivre son court si seulement ces foutues lunettes interactives n'avaient pas fait leur apparition sur le marché.

 

Un soir, M. était tombé sur des dossiers inconnus du grand public et qui lui avait fait froid dans le dos. Un algorithme payé très cher par un gros conglomérat d'entreprises faisait disparaitre certains éléments, purement et simplement, du champs de vision de l'utilisateur. M. était tombé sur un échange de mails entre le constructeur et un ingénieur du département R & D de la compagnie fournissant le logiciel installé sur les lunettes :

- Les utilisateurs vont finir par se rendre compte de quelque chose, il faut trouver un moyen plus efficace.

- C'est simple, on leur fera accepter tacitement : il suffit de leur faire croire que ne pas les voir fait partie du système de suggestion. Ils pourront toujours les voir s'ils le souhaitent, mais nous mettrons la configuration par défaut comme cachant des éléments de ce qui les entoure :

« Vous voulez aller quelque part ? Pas de soucis, voici la route la plus simple ! En route, ne perdez pas votre temps avec d'autres établissements qui vous détourneraient de votre but, allez droit à l'efficacité. »

- Faîtes en sorte que cela fonctionne. »

Tout un nouveau régime de visibilité. En plus de ne plus voir certains bâtiments, on pourrait vous empêcher de voir les clochards dans la rue, le vendeur de hot-dogs, mettre des panneaux publicitaires blancs sur lesquels chacun aurait de la publicité personnalisée, et en attendant, on pourrait toujours changer l'affichage des publicités déjà existantes. En plus de contrôler ce que vous voyez, demain on contrôlera ce que vous pouvez voir. Souriez, vous êtes conseillés.

M. n'avait pas su comment réagir à cette découverte. Il avait regardé par sa fenêtre et s'était demandé combien de personnes à l'heure actuelle n'étaient même pas capables de le voir. Il devait faire quelque chose. Quelque chose de symboliquement fort qui marquerait tous les esprit.

Il avait passé un bon moment à étudier autour de la question. Le net regorgeait d'informations sur le sujet. Comme pour à peu près tous les sujets de toute façon. Pirater une paire de lunettes était un jeu d'enfant. Étrangement les développeurs du logiciel n'avaient pas forcé sur la sécurité, et il semblait à M. étrange que d'aussi grosses failles de sécurité puissent exister. Mais le principal est qu'elles existaient. Il avait passé les quelques premiers soirs de piratage à tester quelques manipulations. Il avait réussi à se faire délivrer une pizza gratuitement en piratant le GPS oculaire d'un livreur. Il en avait fait tourner un autre en rond pendant 10 minutes avant que celui-ci se rende compte de son erreur et rentre au magasin. Ces mecs étaient tout simplement incapables de se repérer sans leur gadget. Une autre fois, il avait fait apparaitre des pop-ups sur tout l'écran d'un mec dans le métro, qui avait trébuché et s'était affalé devant l'hilarité générale. Il n'était pas très fier de celui-ci. Bien, il pouvait accéder à la gestion de l'écran sans trop d'encombre.

Étape suivante : le subliminal. Plusieurs fois sur plusieurs personnes, ça avait fonctionné sans difficulté. Suggestions d'achats, choix de programmes tv, emprunt de routes bien définies. Puis, le subliminal de groupe. Il avait suggéré à plus de 400 personnes la vision d'un film. Un véritable pugilat à l'entrée de la salle.

 

M. était effrayé. Les possibilité d'un tel procédé dépassaient tout entendement. Il devait frapper gros. La politique. Il devait tenter le coup. Il devait cibler le vote qui se rapprochait. Il savait que la plupart des utilisateurs ne sortaient plus sans leurs lunettes. Il y a dix ans, le même phénomène s'était produit pour les smartphones. Il savait donc que le matin du référendum quasiment tous les électeurs en possession de lunettes les porteraient en allant au bureau de vote. Il n'y avait également rien de plus simple que de suggérer un simple « oui », dans l'ensemble du réseau du logiciel qui régissait les lunettes.

Ça allait marcher.

 

 

Le matin du vote, tout était en place. Le programme tournait. Il savait qu'il allait être découvert. Le principal était d'avoir envoyé un message. En milieu d'après-midi, on frappa à sa porte. Sûrement des officiels venus l'arrêter. Il savait qu'après ça, ils tenteraient d'effacer toutes les traces, d'étouffer l'affaire, et si cela avait marché, les officiels s'étonneraient du retournement de situation par rapport aux sondages, tout simplement. Ils n'oseraient jamais reconnaitre publiquement le piratage. Il espérait ne pas être le seul, et que d'autres prendraient sa relève. Il espérait servir d'étincelle dans le baril de poudre. Que la rumeur gronde et finisse par éveiller les esprits.

Il prit juste le temps de rédiger la dernière ligne de son journal, écrasa sa cigarette dans le cendrier de la table basse, et alla lentement ouvrir la porte.

  • ça fait plusieurs fois que je l'ouvre ta nouvelle, et puis je me fais distraire par des articles sur le net, des notifications facebook et tout le tralala. Au final, je l'ai lu, et j'ai énormément aimé: tout d'abord le ras-le-bol technologique que l'on sent au tout début. La technologie, à la base c'est bien, mais est-on encore capable de trier le grain de l'ivraie? Je n'en suis pas si sûr. Ensuite, l'histoire en elle-même, qui fait un peu froid dans le dos, on accepte la fiction facilement, on y croit à mort (ce que les anglais appellent 'suspension of disbelief' qui est ici assez facile). et puis la fin en mode "1984" qui serait difficile à accepter sans ce qui précède. Tout ça servi par une écriture simple, fluide, qui nous reste dans le cerveau, une belle voix en somme!

    · Il y a plus de 10 ans ·
    318986 10151296736193829 1321128920 n

    jasy-santo

  • Je pose mes lunettes, je me frotte les yeux… OUF tout va bien, tout va pour le mieux.

    · Il y a plus de 10 ans ·
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    nyckie-alause

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