Vassia - le roi (prologue)

marie-alster

Je pars. J'ai vérifié les lumières et fermé la porte à clé. Je vais revenir, je ne suis pas sûr que je saurais vivre ailleurs que dans mes volcans, dormir dans une autre maison. J'ai seulement besoin d'une bouffée d'air, me promener dans une ville étrangère, et me dire que c'est vraiment beau, si beau qu'une autre vie y serait possible. Une autre vie. Mais pas la mienne. Je m'en vais quelques jours, humer un air différent, plus frais peut-être, chargé d'autres particules que celles qui m'entourent là où j'habite. J'ai hâte d'arriver: on m'y attend.

Quand je repense à ma vie jusqu'à l'année dernière, je vois défiler des images, elles sont plus ou moins floues, ce sont des instantanés qui mis bout à bout forment un film boiteux au rythme syncopé. Il manque des bouts entiers, j'ai du faire un tri sans doute, retenir ce qui m'arrangeait. Mais ce matin dans la voiture, en regardant défiler les paysages mornes et gris sur le bord de l'autoroute, les stations service décorées pour Noël, je pense à cette année, celle qui va bientôt se terminer. Je la vois s'écouler jour après jour, et raviver son lot de chagrin, ses lueurs d'espoir.

On m’appelle Vassia. Un prénom étrange pour quelqu’un de mon pays. C’est le diminutif de Vassili, le prénom que me donna ma mère. Elle aimait ce qui rappelait les pays slaves. Pourtant, elle était comme moi : native des montagnes, fille des volcans.

Ma mère aurait voulu s’appeler Olga, ce genre de prénom où l’on aurait entendu couler de larges fleuves et souffler des vents glacés. Mais elle s’appelait Madeleine. Quand quelqu'un l'appelait par son prénom en ma présence, je pensais à de douces collines; mais c'était rare que cela arrivât, car la plupart du temps nous n'étions que tous les deux; et moi bien sûr je ne l'appelais pas comme ça, je disais « maman » comme la plupart des enfants. En prenant de l’âge, elle s’était mise à se faire appeler Olga. Olga Lipovskaya. A l'époque, je ne savais pas où elle avait trouvé ça. Elle passait des commandes sous ce nom, par téléphone, et disait toujours : « Lipovskaya. Avec un i grec. » Je la reprenais en lui disant d’arrêter ses caprices mais craignais surtout que ce soit plus grave, qu'elle soit en train de perdre la tête. Je l'imaginais oubliant tout petit à petit, et m'oubliant moi aussi à mon tour. Enfin, ça ne sert à rien de repenser à tout ça. Je m’appelle Vassia et ça veut dire « le roi ». Elle n’a pas choisi ce nom par hasard ; sûrement qu’avant même que je sois là, elle savait déjà tout ce que je serai pour elle et le pouvoir que je prendrai sur sa vie. Son roi. Le seul roi que j’aie jamais été. En tout cas jusque là.

D'ordinaire, je ne suis pas très causant. Je n’ai jamais grand-chose à dire, c’est comme ça. Ça n’a pas dû arranger mon cas auprès des femmes mais parler de tout de rien, je ne sais pas faire. D’ailleurs, j’ai choisi un métier en conséquence. Je ne me voyais pas enseignant, présentateur sportif ou animateur radio. Même sans parler du peu de probabilité d’y parvenir un jour. Par contre, j’aurais pu être psy et attendre que les autres s'expriment. Oui, j’aurais fait un bon psy. Mais ce n’était pas mon truc, les méandres de l’âme ; mon truc à moi, c’était ceux des ruisseaux, l’odeur des prairies, le chant des oiseaux. Alors je suis devenu technicien de gestion des milieux naturels, des espaces protégés. Je m'occupe de la préservation de l'environnement au sein d’un Parc Régional. Un chouette métier.

En fait, ces temps-ci, il m’est arrivé des choses pas banales, des choses à dormir debout comme on dit. Et ce sont ces trucs là qui me reviennent ce matin. Je ne vais pas lutter, pas chercher à penser à autre chose, je vais laisser défiler les souvenirs.

Tout ça, c'est à cause de ma mère. Ça a commencé quand elle est partie. Pas les premières semaines. De celles-ci je n'ai aucun souvenir, ou presque pas. Non. C'est au printemps que tout a démarré. 


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