(Vater Clozet) double VC

merlin

Comédien, c'est dur. Apprenti comédien, pas tout à fait comédien, plus ou moins comédien, presque comédien, c'est pire encore.

Prenez une salle d'attente aux murs blancs vaguement éclairés par un néon grésillant. L'endroit est dépourvu d'humanité, pas de meubles, que des chaises, et une vingtaine de types -des petits, des grands, des gros, des transparents. J'étais l'un d'eux. Les uns et les autres semblaient plus ou moins se connaître. Certains échangeaient sourires et numéros de téléphone, d'autres évoquaient leurs filmographies respectives, la pub machin avec X, deux jours de tournages dans une série télé avec Y,” Ouah, bon plan !", une pièce de théâtre subventionnée montée par Z en banlieue nord, "géniale !". En fait, tout le monde parlait, mais personne n'écoutait personne ; ils s'écoutaient parler eux-mêmes avec une satisfaction non dissimulée. Je me demande même si certains n'avaient pas des érections. Pour ma part, j'avais des aigreurs à l'estomac. Depuis la veille, j'avais le ventre en vrille et je savais parfaitement pourquoi : la trouille, le flippe, l'angoisse. Je m'étais inscrit pour le casting de cette pub à la con sur les conseils de mon agent. Il m'avait dit, "Coco j'ai un truc pour toi". Ce devait être la chance de ma vie. J'allais décrocher le rôle c'était sûr, et leur montrer à tous de quel bois j'étais fait. "On ne renonce pas un boulot pour un vague mal au ventre", il a dit. Ou alors tu n'as rien à faire dans ce métier. J'avais donc pris mon courage à deux mains, avalé cinq cachets de Motilium pour calmer tout ça, et j'étais venu.

À notre arrivée, une blonde super canon nous avait remis à chacun le texte : trois lignes de dialogues insipides dactylographiées en tout petit sur une grande feuille blanche. Nous étions sensés être des petits pois ou des tomates ou un truc dans le genre. Sitôt le texte en main, la tension jusqu'ici latente, est montée d'un cran. Une onde électrique gagna les uns et les autres, les types ânonnaient les mêmes phrases religieusement, on aurait dit les prières prophétiques d'un gourou. Ils tentaient des trucs, des envolées, des changements de ton, certains se préparaient la voix en braillant des trucs du genre, les chaussettes de l'archi-duchesse sont elles sèches, archi sèches, mais en plus élaborés. Ils prenaient leur rôle très au sérieux. Leur agent avait dû leur bourrer le mou comme à moi et ils y croyaient dur comme fer. Dans le fond de leurs yeux la même flamme. Ils étaient De Niro ou Gabin, ils étaient des bientôt grands, des incontournables en puissance et le moindre de leurs gestes était le fruit d'un long et laborieux travail sur soi de dix, vingt ans pour certains. Je me suis penché sur la feuille, mais mon cerveau ne retenait rien de ce qu'il y avait d'écrit. J'étais liquéfié, paniqué, perdu à l'idée d'exister sur un écran de télévision. On allait me filmer en vidéo pour les essais, on allait me juger, "trop petit, trop grand, trop maigre", on allait d'un mot me rayer du monde ou me célébrer et j'étais mort de trouille.

J'en étais là de mes réflexions embrouillées quand le rigolo de service est arrivé. Il y a toujours un rigolo de service dès lors qu'on réunit plus de dix êtres humains quelque part, et généralement, il se pointe en retard, allez savoir pourquoi. Le nôtre s'est avancé en riant jusqu'au centre de la pièce. Il a jeté un regard circulaire sur la faune et il a souri, un beau grand sourire de cinéma et il a dit :
- Qu'est-ce qui passe à travers la tête d'un moucheron quand il s'écrase sur un pare-brise ?
Il n'a pas attendu la réponse. Il n'allait quand même pas se faire voler la vedette.
- Son cul !
Et il est allé s'asseoir en pouffant sur la seule chaise de libre. Puis il s'est dressé d'un bond et il a ajouté :
- Bip ! Bip !
Ils ont tous fait, Ouais !

Je les trouvais pitoyables, lui et tous les autres qui se marraient comme des cons. Soudain une porte s'est ouverte et le premier candidat est entré dans la pièce où avait lieu le casting.
- Let's go, il a dit. Et la porte s'est refermée sur lui.
Il y eut un moment de silence.

Mon ventre émit un grognement lugubre, mes intestins se contractèrent et un frisson me fit tressaillir de la pointe des cheveux à l'extrémité des ongles de pieds. Voilà que ça me reprenait. J'en voulais à ce connard d'agent de m'avoir entraîné là. J'étais vraiment pas d'attaque, j'avais les jambes coupées, plus aucun ressort, j'étais blanc comme un linge et j'avais chaud tout à coup, terriblement chaud. Je me suis levé et j'ai filé vers les doubles VC. J'ouvris une porte et là, une douzaine de jupes courtes sexy, longues jambes et gros nichons sur talons hauts, se sont tournés vers moi : un casting pour comédiennes dites de tempérament, c’est-à-dire moche et un peu folle.

- Euh... Les toilettes, c'est où ?

Quelques ongles démesurément longs et vernis ont distraitement remué l'air pour m'indiquer une direction dans le couloir. Une onde parfumée au n'importe quoi se propagea. J'ai refermé la porte en serrant les dents pour ne pas chier tout de suite et je suis tombé sur la blonde super canon en me retournant.

- Tu cherches quelque chose ?
- Non non, tout va bien.

J'ai filé jusqu'aux toilettes -il y avait un petit panneau sur la porte- et j'ai vite fermé le verrou derrière moi en dansant d'un pied sur l'autre. J'ai dégrafé ma ceinture, baissé mon pantalon et tout juste eu le temps de me jeter sur le trône. Je me suis vidé d'un coup en pétant. J'ai relevé la tête, horrifié à l'idée que l'on ait pu m'entendre. Des litres de marécage merdeux se déversèrent dans la cuvette en m'éclaboussant les fesses sans que je ne puisse rien contrôler. Mon anus était transpercé d'une aiguille brûlante. Je suis resté scié en deux, haletant, le corps rompu et exténué quand j'entendis un bruit de l'autre côté de la porte. Quelqu'un avait ouvert un placard, j'entendais distinctement qu'on déplaçait des dossiers. Une odeur putride m'enveloppa. Mon œil exercé vérifia tout de suite s'il y avait du papier. Il y en avait. Un nouveau spasme anal me plia en deux et je ne pus m'empêcher de péter encore. Un prout gras huileux. J'ai serré les dents, les poings et les sphincters, mais le mal était fait. Quelle humiliation. Je restai quelques secondes sans bouger, à épier ce qui se passait derrière la porte. Rien, plus un bruit. Avec un peu de chance, il ou elle était parti avant "l'accident". J'ai soupiré et j'ai tiré sur le rouleau de papier toilette.

- Ouvrez !, tonna la voix. Une voix théâtrale avec des trémolos qui sonnaient faux.

J'ai cessé de respirer, les yeux ronds, mon pantalon au bas des chevilles et deux feuilles de papiers rose écrasées dans la main droite.

- Ouvrez ! Putain ouvrez, il y a le feu !

La porte tremblait sous les coups de poings rageurs. J'ai tout de suite pensé au comique dans la salle d'attente. Un pote de chambrée m'avait fait le même genre de blague pendant mon service militaire et il lui ressemblait un peu. Je n'ai rien dit, j'étais tétanisé.

- Ouvrez nom de Dieu, l'extincteur est à l'intérieur !, fit une autre voix. Ouvrez ! Qui que vous soyez, ouvrez !

Mon regard fit rapidement le tour de la pièce. Il n'y avait pas de désodorisant d'intérieur, mais l'extincteur lui, était bien là, juste en face de moi, une cartouche à poudre de cinq kilos posée sur son support. Et si c'était vrai ? Et si ce n'était pas vrai ? Que fallait-il faire ?

- C'est le réalisateur du film qui vous parle, je vous en conjure, ouvrez cette porte nom de Dieu !

C'était un cauchemar. Après ça, plus personne ne voudrait, ne serait-ce qu'être vu en ma compagnie. J'allais devenir le chat noir, la honte de la profession, celui qu'on montrerait du doigt en détournant le regard. Un nouveau pet aigu s'échappa de mon trou de balle.

- Ah ! Je vous ai entendu !

Le monde s'écroulait autour de moi par pans entiers. Il n'y avait plus que cette porte close pour me protéger encore de l'anéantissement le plus total.

- Écoutez, je vous engage, mais ouvrez tout de suite cette porte, vous m'entendez ?

Tu parles. Je me voyais déjà faisant la une des journaux télévisés. Voilà l'homme par qui le désastre est arrivé : vingt et un mort dont une blonde super canon pour avoir refusé d'ouvrir la porte des doubles VC. Étiqueté monstre ad vitam eternam, la déchéance, le remords, les paradis artificiels comme seules échappatoires, et qui sait, le suicide peut-être. J'ai fixé la poignée de la porte pendant une seconde qui m'a paru durer une éternité, puis j'ai avancé la main vers le verrou.

BANG ! BANG ! BANG !
- Eh ! Beethoven, tu vas bouger ton cul ?

J'ai arrêté mon geste. J'avais reconnu la voix du rigolo de service. Je l'imaginai planqué derrière la porte. Tout cela n'était donc qu'une farce. Le réalisateur, la blonde super canon, les assistants et tous les comédiens, le regardaient faire son numéro, les comédiennes de tempéraments se remaquillaient déjà pour le séduire. Le rigolo possédait sûrement plusieurs voix à son répertoire. Oui, c'était tout à fait possible. Il connaissait bien son affaire ce salaud-là. Ils attendaient tous le moment ou la porte allait enfin s'ouvrir dans un grincement sinistre. Il y aurait sans doute une cascade de rire et un tonnerre d'applaudissement. Le rigolo de service se retournerait alors vers son auditoire conquis, il saluerait bien bas ses "collègues" comédiens qui l'acclameraient, tous unis derrière le héros du jour. Ils se bousculeraient pour le féliciter et la blonde le regarderait avec envie.

- Tu vas ouvrir connard !, claqua une grosse voix de stentor. C'est Depardieu ! Je te préviens, à deux, je défonce la porte !

La voix était plutôt bien imitée. Je ne savais vraiment plus quoi faire.
Et un : Vlam !

- Je vais te refaire le portrait moi, même ta mère elle te reconnaîtra pas !
Et deux : Vlam !

Le verrou vola en éclats et la porte des toilettes claqua violemment contre le mur. Depardieu apparut au milieu des flammes. En chair et os. Il s'est rué vers moi comme un dément, j'ai avalé difficilement ma salive et il a saisi l'extincteur avec sa grosse main de héros de cinéma puis il est reparti dans les flammes qui léchaient les murs et attaquaient le plafond. Au milieu des cris et des larmes, au milieu de toute cette catastrophe qui se répandait tout autour de mes toilettes, des têtes horrifiées, des femmes nues, émergeaient par instants de l'épaisse fumée âcre. Je crus reconnaître le rigolo de service, la chevelure en feu, qui se jetait par une fenêtre en hurlant. Je n'ai pas vu la blonde super canon. J'espérais qu'elle avait pu s'en sortir. La chaleur était insoutenable et me brûlait les poumons. Que pouvais-je faire ?
J'ai repoussé la porte du bout du pied en serrant les dents pour qu'un miracle se produise. J'ai fermé les yeux. Tout cela allait s'arrêter, il fallait juste se détendre, oui se détendre et attendre, attendre rien qu'un petit peu...

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