Vendredi soir, dernier métro

dread

Je n'ai pas picolé depuis 4 mois. Enfin un tout petit peu moins, mon enfant a tout juste 4 mois et j'ai célébré ça dignement le soir même, mais depuis, abstinence. Ça ne me manquait pas, détrompez-vous, simplement avec l'apparition de mon fils et la disparition de mon temps libre, l'ivresse a été reléguée sur une orbite assez périphérique dans la galaxie de mes divertissements.

Mon retour dans le monde se fit lors d'une soirée d'anniversaire passée avec mes potes, arrosée copieusement dans un bar du 9e arrondissement parisien qu'il est inutile de narrer ici; vous en avez certainement déjà vécu, et bien que toutes un peu différentes, elles sont aussi toutes un peu semblables.

Environ deux heures après avoir annoncé mon départ, je le rendais effectif et regardais mes camarades disparaître derrière le volet roulant en pleine descente, contrairement à nous tous. Nul doute qu'il se produirait après cette privatisation déguisée en fermeture des événements hilarants et absurdes cachés aux passants, cependant je me résignais à agir en jeune père de famille responsable, et persistais dans ma décision de rentrer.

J'ai mentionné plus haut le 9e arrondissement. C'était pour faire sérieux, il eut été plus précis de dire que nous étions place Pigalle, coin assez fréquenté des musiciens diurnes et des noctambules libidineux. Le boulevard de Clichy brillait sous les néons du Sexodrome et les étoiles de mon ébriété. Le t-shirt à strass de cette fille, lorsqu'elle vint m'aborder, scintillait d'un éclat encore supérieur.

Un œil sur mon téléphone, tentant de réserver un taxi, et l'autre aux aguets (règle fondamentale de la vie parisienne après la tombée de la nuit et au-dessus d'un certain taux d'alcoolémie), je la vis s'approcher, pimpante et affable, tandis qu'un sourire goguenard se dessinait très probablement sur mon visage. L'égo survitaminé par une consommation excessive de gin-tonic et les barrières psychologiques ensevelies sous un fourré de marie-jeanne, je consentis à accorder un peu de mon attention à la donzelle, qui sans aucun doute venait me faire des avances.

Elle me tend un flyer coloré sur lequel je distingue vaguement une paire de nichons photoshopés.

« Bonsoir jeune homme, ça vous dirait de venir passer du bon temps avec des jolies filles dans notre club ? »

N'ayant ni l'envie ni les moyens d'offrir des coupes de champagne à 90€ à des putes, même jolies, je simule, aidé par le gin, un flegme quasi britannique, lui réponds que non merci, là j'attends un taxi pour rentrer chez moi, mais qu'une autre fois peut-être.

Elle n'insiste pas, mais j'ai pourtant dû ressentir le besoin de m'éloigner rapidement de ce lieu de perdition car, abandonnant ma recherche d'un taxi, je descendis dans le métro, résigné à mettre 30 minutes de plus et 30 euros de moins pour rentrer chez moi.

Arrivé sur le quai, une minute d'attente est annoncée, c'est beau, ma vessie et moi nous réjouissons en silence de cette petite victoire sur les ordinateurs malveillants qui gèrent ce réseau de tunnels glauques et pisseux qu'est le métro parisien. Habituellement le théâtre des pires avilissements de l'espèce humaine et représentation la plus mémorable de la politesse et la ponctualité françaises, il est agréable de constater que les profondeurs du métro, parfois, profitent un peu des éclats de lumière de la surface. C'est ainsi que j'analysais cette coïncidence entre mon envie de pisser naissante et l'horaire du prochain et dernier métro de la soirée.

La ligne 2 est loin d'être la plus chic de toutes. Reliant deux quartiers populaires bien qu'un peu huppés, Nation et les Batignolles, elle passe par d'autres quartiers, moins huppés, et nettement plus populaires, tels que Stalingrad, La Chapelle ou Pigalle. On pourrait qualifier son atmosphère de vivante, par opposition avec la 3bis, moribonde. Un peu comme la ligne 9, cosmopolite (entre Montreuil et Boulogne gravitent en effet plusieurs mondes), mais pas du tout comme la Ligne 1, celle qui se lève tôt ou la 10, bourgeoise.

A ma montée dans la rame, le volume sonore est inhabituellement élevé, même pour un vendredi soir. Un esclandre est en cours. Une femme noire, sapée traditionnellement et parée de bijoux dorés, fichu assorti sur la tête, s'engueule avec un jeune rebeu au look malheureusement inégal bien que plus discret ; on y perçoit l'influence des émissions de télé-réalité, des rappeurs auto-produits ainsi qu'une absence de goût personnel. Les deux s'envoient des saloperies avec humour, et le wagon entier s'amuse de leurs plus belles sorties.

« Héé, c'est la France ici, faut parler correctement français. Faut lire le dictionnaire hein ! »

« Nan mais dtfaçon t'es même pas française toi, moi je suis un algérien je suis français ! »

« Hiiii, moi, pas française, retourne à l'école mon petit, je suis du Mali moi c'était la France ! J'habite ici tu n'étais même pas né »

« Retournes-y au Mali wesh, avec les cannibales, t'as mangé tes enfants j'suis sûr pour être grosse comme ça ! »

« Et toi t'as rien à manger ! Sauterelle, tu fais pitié hein, haa mais oui faut travailler pour manger, voleuuur ! »

Le jeune descend du wagon, rigolant et imitant des cris de singe, ce à quoi la dame embouboutée répond par un « Taa, va-t-en hé terroriste ! TERRORISTE !»

Tout le monde se marre,  ou presque : un vieux monsieur asiatique reste immobile, mains sur les genoux, paupières baissées, statufié sur son strapontin. Il semble immunisé contre les cahots du métro et la force gravitationnelle. Son attitude est intrigante, pas assez cependant pour que je ne remarque pas le groupe qui monte à l'arrêt suivant.

Ils sont quatre, presque encore adolescents, autour de la vingtaine. Je les trouve un peu stéréotypés, mais c'est sans doute une vilaine pensée jalouse née de mon alcoolisation et de mes propres vingt ans largement dépassés.

1 garçon, 3 filles. L'une secoue ses cheveux teints en bleu, son carton à dessins vert et noir sous le bras, pour signifier au monde son côté Beaux-Arts. Ce qu'elle peut foutre avec un vendredi soir à 1 heure du matin reste un mystère, mais les étudiants en art l'ont toujours été pour moi. Bien sûr le style va avec, clocharde chic avec le sac à dos nounours rigolo de celle qui a gardé son âme d'enfant. Les deux autres filles, plus classiques, l'air intello limite austère, me font penser que cette petite bande étudie plutôt l'architecture que l'art en général. Les écoles d'architecture contiennent leur lot de petits originaux prétentieux, mais ils s'y agglutinent tout de même dans des proportions moindres qu'en Art Pur. Quant au type, il cultive un look Bertrand Cantat : cheveux mi-longs en bataille, œil tombant et larmoyant, sourire en coin, frusques sombres, sobres, barbe naissante et anneau de pirate à l'oreille. Le genre qui fera son coming-out dans quelques années sans le savoir encore. L'une des deux intellos minaude à ses côtés, pose la tête sur son épaule. Je souris doucement, et le vieux monsieur n'a pas fait un mouvement.

Mon observation se trouve interrompue lorsque les étudiants descendent à Belleville. Frustré par cette brusque coupure dans mes hypothèses sociologiques, je cherche autour de moi un nouveau sujet d'étude, que je ne tarde pas à trouver assis en face de moi : il s'agit d'un individu de sexe masculin entre 45 et 60 ans, d'origine vraisemblablement subsaharienne, au visage élégamment scarifié et à l'accoutrement résolument européen. Ses yeux sont fermés, sa langue tirée est pincée entre ses lèvres ; la chemise entrouverte dévoile un sternum velu qu'il caresse de la main par mouvements circulaires. En gémissant. Son autre main est bien visible, pendante à son côté. Peut-être étale-t-il consciencieusement sur son torse un onguent miraculeux pour soigner une rare maladie tropicale contractée il y a longtemps, émettant des sons de satisfaction au fur et à mesure que s'apaisent les douleurs de ses poumons affaiblis par l'aspiration de fumée de polystyrène lors de sa jeunesse d'enfant soldat; peut-être est-il juste bizarre et moi plein de préjugés sur l'Afrique : je décide de ne pas gaspiller ma perspicacité plus longtemps sur son cas.

Debout près des portes, un couple s'embrasse. Elle, face à moi, les cheveux sculptés en une banane élaborée rouge et verte au-dessus d'un visage maquillé avec soin et outrance, façon années 80, personnification colorée de la carrière de Cyndi Lauper, domine de son style et ses talons hauts la plèbe intriguée par tant de flamboyance. De dos, blouson d'aviateur et jean large tombant sur des Vans, sa compagne lui prend la main, l'embrasse et s'efface pour la laisser descendre de la rame avant elle. Galanterie.

Quelques stations plus loin, une dizaine de jeunes bourrés entonne une chanson motivante au paroles simplistes (La La La La La). S'asseyant en file indienne au milieu de la rame, la petite bande entreprend de slamer à tour de rôle. Leur bonne humeur semble communicative, à tel point qu'un vieillard maigrichon se lève de son siège, arrache sa chemise, commence à chanter et se jette dans leurs bras élevés. Beaux joueurs, ils l'incluent dans leur happening, malgré son apparence de brindille qu'un rien briserait.

Pour éviter la confusion, sachez que c'est un autre vieillard; celui mentionné plus haut n'a toujours pas bougé un cil, et je me ferais du souci pour lui si j'arrivais à fixer mon attention sur son cas, mais ma vessie, qui s'était fait oublier au milieu de ces distractions, se rappelle vivement à ma conscience alors que j'approche de mon arrêt. Je quitte la rame en espérant que le brave homme se réveillera à temps pour ne pas avoir à passer le reste de la nuit sur une voie de garage.

 Définitivement convaincu qu'il vaut mieux sortir de chez soi que de regarder les informations en continu pour se faire une idée de l'état de notre société, je parcourais le dernier kilomètre me séparant de mon domicile en me réjouissant d'avance, comme tout individu aviné, à l'idée de regagner mon lit.

 J'ouvre la porte, entre, trébuche sur ce con de chat couché en travers du couloir, me rattrape à la poussette laissée là en plan la veille au soir. Comme toutes les poussettes, elle roule, et je m'étale comme une merde en pestant bruyamment contre la gent féline. Je retiens ma respiration puis me relève aussi silencieusement que ma motricité le permet. Las, des petits pleurs montent dans la chambre à coucher, un grognement de ma compagne me guide dans le noir, et je titube vers la cuisine pour préparer le biberon de deux heures du mat', heureux.

Signaler ce texte