version revu: Les mémoires plus ou moins vrai de Maitre Scarabée le plus grand des faussaires, ou le sucide par la justice. 5eme Partie.

Remi Campana

5. LE PREMIER AMOUR

J’étais de retour depuis quelques mois déjà. Exit le vieil Armand et la dame en noir, j’avais de nouveau goût à la vie. Par ce savoir qu’il m’avait transmis, j’arrivais à gagner ma pitance pour payer ma soupe; mais dans cette représentation d'entités religieuses, je m’ennuyais. Travaillant tout le jour comme un besogneux, la nuit je transposais mes folies en symboles profanes qui me correspondaient mieux.

J’avais pris de nouvelles habitudes, dormant peu et fumant beaucoup, m’étant même trouvé une nouvelle drogue aux plaisirs de ma vie, « le café », et grâce à elle, chaque jour aux alentours de dix-huit heures trente, je pratiquais les mêmes rites. Lavé et pomponné, je m’accoutrais des mêmes guenilles et m’apprêtais à sortir, (il faut dire que je n’étais pas un virtuose de la mode, et ne me souciais guère de ces artifices). Prudent, je redevenais Scarabée et verrouillais ma porte, vérifiant à trois reprises qu’elle était bien fermée.

Une fois le cérémonial accompli, ce bon vieux Maître trottinait jusqu'au bar le « Carlsonne ». A son approche, la patronne qui l’attendait, coquine et désintéressée, l’embrassait goulûment. Plotinien dans l’âme, il restait philosophe à cette dictée des sens et préférait s’émerveiller de peu de chose, le décolleté de la belle pour l’affaire faisant merveille, et laissant entrevoir mille trésors. Après les avoir butinés, apaisé, il s’asseyait.

Du coin de l’oeil, il matait une dernière fois les grosses mamelles généreuses qui nous redonnent des désirs de nouveau né et le goût de la vie. Dégustant son café, détendu, il prenait le temps d’observer ce lieu propre, où les papiers muraux d’une décennie précédente se décollaient inexorablement ; bien que recollés maintes et maintes fois, rien n’y faisait ; les couleurs pâlissantes, les fissures mal colmatées laissaient apparaître un puzzle abstrait, la moisissure composait une impression de vieilles enluminures. Quant au plafond d’un blanc pisseux, il donnait l’illusion d’une céleste Jérusalem. Pour lui, la poésie de cet endroit lui conférait les fastes d’un Versailles.

Au comptoir, les vieillards semblables aux courtisans noyaient dans l’alcool leur chagrin de n’être plus rien. Malicieux, il s’amusait à les croquer et en griffonnait les pages de ses carnets. Dans cette atmosphère paisible, le tic-tac du vieux carillon caressait les heures, et le lieu s’emplissait à chaque minute un peu plus. Les jeunots remplaçaient les oubliés de la journée et les alambics se vidaient au rythme du cliquetis des verres. Dans une bacchanale des sens,les demoiselles éméchées s’émancipaient et les garçons s’enfiévraient, les corps se dévoilaient, les premières amours voyaient le jour et, sans complexe, en croquaient les abricots.

A la vue de tout ce bonheur, envieux et renfrogné, Scarabée ne prenait pas part à la fête ; il dévisageait les gourgandines qu’il ne posséderait jamais. Dans toute cette cohue, interpellée par la table voisine, il laissa son regard toiser la crinière d’une jolie rouquine. A son manège, elle lui sourit. Pris en flagrant délit, comme lorsqu’il rencontra la jolie Floriane, il ne sut que faire et, lâchement, détourna la tête. Surprise de voir son prince charmant déserter aussi vite la bataille, elle s’approcha du brave, et s’assit face à lui :

- Bonjour, je m’appelle Lada, et je viens juste d’arriver de ma terre natale, Kaliningrad, tu connais ? Et toi, comment t’appelles-tu ? Que dire à cette bavarde, déjà qu’il cherchait dans sa mémoire où pouvait se trouver cette lugubre cité communiste ! Sans trop réfléchir, il bredouilla : -Scarabée. Elle se mit à rire d’un rire fin à vous ensorceler : - Que voila un petit prénom charmant qui te vient tout droit de tes parents. Dépité, il restait à la regarder. D’expérience, il n’aimait pas ces familiarités, mais aujourd’hui tout était différent. Déroger à la règle ne le stressait pas, au contraire, il était d’humeur guillerette et papotait avec hardiesse. Pour la première fois, il se sentit en sécurité au côté de son opposé.

Ils prirent le temps de se découvrir, elle lui raconta sa vie, et les difficultés à survivre dans ce monde en déperdition qui était le sien. Elle avait eut une fille à l’âge de douze ans, à la suite d’un viol. Rejetée, elle dut abandonner sa chair dans un orphelinat de misère. Après que son corps fut souillé, elle dut le vendre pour subsister. Et elle se mit à pleurer. Scarabée semblait touché de la confiance qu’elle lui accordait.

Le temps n’étant qu’un songe, la fermeture se dessinait ; avec hardiesse, il se risqua et lui proposa de la revoir. D’un signe de tête, elle lui dit oui : -Voici ma carte, je suis tragédienne, quand tu auras cinq minutes, téléphone-moi, mais ne viens pas me voir à mon travail, après on verra. Elle se retira et, ne lui donnant pas le temps de se ressaisir, elle disparut. Désabusé, il se leva, paya la note et sortit, perdu dans les méandres de ses pensées.

La nuit fut longue, peuplée de mille interrogations. Il ne trouvait pas le sommeil et, de bonheur, éclata en sanglots. Le lendemain, après moult dilemmes, il se décida à la revoir, désirant savoir ce qu’elle lui cachait. Soignant son apparence, il déambula dans les rues, fit demi-tour, chercha mille prétextes pour annuler la rencontre, mais son désir était trop fort pour être raisonné. La marche fut laborieuse mais, arrivé à destination la surprise fut encore plus grande. En plein milieu du trottoir, les yeux rivés sur la devanture, un frisson le parcourut. Elle était marquée en lettres rouges : « Aux foisonnements de l’Hadès », tout un programme! Il tira encore deux dernières taffes sur sa cigarette pour se donner du courage, l’écrasa et entra.

À l’intérieur tout était lugubre dans ce capharnaüm de la misère humaine, l’envie de vomir lui tirailla les entrailles. Comme un automate, il se dirigea vers un obséquieux petit homme : -Vous désirez ? Ne sachant que répondre, Scarabée lui fit une simple réponse : - Lada. D’un mouvement, il acquiesça d’un « oui » approbateur : - Très bon choix que vous avez fait là, vous avez besoin de jetons ? Sans réfléchir, il sortit quelques billets froissés, que l’autre s’empressa de lui changer. - Derrière le rideau de tafta, troisième étage, deuxième porte à droite. Et d’un clin d’œil il lui souhaita une bonne soirée.

Scarabée n’avait pas aimé ses airs complaisants. S’engouffrant dans ce long lupanar crépusculaire, il croisa toutes les tristesses du monde. Au premier étage, au bas prix, les vieilles usées qui avaient trop servi. Au suivant, un assortiment de tentations exotiques, allant de la peau d’ébène à celle de jade. A l’arrivée, honteux d’être le complice d’une telle mascarade, il se trouvait aux portes des denrées rares, les beautés slaves. Fermant les yeux, il força l’entrée de sa belle, à l’aide d’un mouchoir.

Une fois l’accès clos, dans l’intimité, il fut surpris par les senteurs écœurantes de sperme, d’alcool et de bien d’autres choses qui s’en dégageaient. Dans une demi-pénombre, au milieu des velours noir qui insonorisaient la pièce, seule une lampe bleutée relevait tout le relief de cette misère. Un tabouret poisseux et déglingué se trouvait planté là, en plein centre. Il posa délicatement un journal et s’assit, tout en se demandant ce qu’il faisait là, face à un miroir sans teint maculé comme le reste.

Dans un coin, une petite machine l’obsédait, il la palpa et, sous ses doigts, en découvrit l’orifice. Comprenant le mécanisme, il sortit délicatement sa première pièce, et l’infiltra dans la fente. Après qu’elle fut tombée, une musique emplit la salle, et derrière le verre l’illumination commença.

Elle était là.

D’un pas lourd, elle gesticulait dans tous les sens pour nous faire croire à sa danse. Scarabée ne put s’empêcher de sourire au ridicule de la demoiselle, l’effeuillage de ces sept voiles manquant singulièrement de panache. Mais il est vrai que, d’habitude, on ne se trouve pas ici pour la qualité du spectacle ! Malgré tout, décontenancé, il approcha de ses lèvres un vieux micro qui pendouillait, et lui dit : -Bonjour, Lada. -Scarabée ? -Oui, je suis heureux de te revoir. Pour la première fois, il la vit émue, elle s’arrêta et, avec pruderie, repassa son costume. Heureuse, la larme à l’œil, elle prit sa balalaïka et se mit à chanter une de ces mélodies si propre à son pays. A l’écoute de cet ange tentateur, pris de mélancolie, il ferma les paupières. S’oubliant, il se caressa ; pensant à sa mère, il s’arrêta, et déchargea aussi sec. Il se sentait partagé entre délivrance et détresse, et l’aimait trop pour se comporter aussi médiocrement. Il devenait fou et suffoquait, il avait envie de lui dire tout le mal qu’il subissait. Se levant, il trébucha, prit sa ceinture et se cravacha. Il devait payer, s’absoudre de ses péchés.

Entendant ses râles de plaisir, elle fut prise de panique et, derrière sa vitre, hurla son nom. Lui, en extase, avait besoin de se renouveler. Epuisé, il peina à se relever. A ce moment-là, il aurait aimé mourir, se taillader les veines et libérer son âme pour rejoindre son père. Pourtant, elle était là, impériale à demi dévêtue, telle une madone ; elle le rejoignit. Elle se baissa avec grâce, le prit dans ses bras et l’embrassa : - Pleure, petit Scarabée au cœur attristé. Malgré ses stigmates, à la douceur de cette phrase, il se blottit contre elle, et lui susurra à l’oreille : -Je t’aime, maman.

Ce soir-là, j’atteignis mon Walhalla, elle m’avait transformé et, de cette relation incestueuse, l’enfant qui était en moi sortit de sa chrysalide et devint enfin un homme. (A suivre)

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