Victimes et coupables de harcèlement

la-rouquine

Un témoignage improvisé dont j'avais besoin

Victimes et coupables de harcèlement, je ne cherche à accabler personne. Ces mots ne servent ni à dénoncer, ni à me plaindre. Il s'agit seulement de fermer définitivement, je l'espère, la plaie qui souille mon esprit depuis trop longtemps. 

C'est le souvenir de cette affiche de campagne qui m'a ouvert les yeux sur ce besoin que j'avais d'exprimer ces sentiments et ressentiments. Sur cette affiche, trônait aux côté de mon grand-père ce jeune homme que j'avais connu. D'abord, j'ai ri de l'ironie de cette image dont mon grand-père était si fier, sans savoir. Puis, j'ai été si triste de repenser à ce qu'il avait fait. La colère est ensuite montée lorsque j'ai lu les mots qui lui étaient prêtés. Enfin, j'ai compris. Ou du moins, j'ai envisagé car je ne serai sans doute jamais sûre de la véracité de ce que j'ai déduis de cette affiche. J'ai envisagé que ce jeune homme, Fr, ait pu changer. Il a évolué, s'est amélioré avec les années. Peut-être même regrette-t-il les erreurs qu'il a pu commettre. Ou peut-être pas. Après tout, combien d'entre nous reconnaissent qu'ils ont un jour été des harceleurs ?

            

            Car oui, je pense que nous avons tous au moins une fois participer au harcèlement de quelqu'un. J'assume cette pensée car moi-même, j'ai fait du mal et j'en fait encore parfois. Pourtant, j'ai connu le harcèlement, la discrimination. De mes six ans à la sortie du lycée, je n'avais pas de prénom. J'étais « l'intello ». La tête de classe qui insupportait ses camarades à cause de ses notes, qui disait qu'elle avait raté son contrôle parce qu'elle savait que d'une part si elle disait qu'elle elle l'avait réussi, elle passerait pour une crâneuse, d'autre part grâce à ses facilités elle savait qu'un seize c'était déjà largement en dessous de ce dont elle était capable. Quoi qu'elle dise, quoi qu'elle fasse, elle passait soit pour la fayotte, soit pour une désespérée qui cherche des amis.
J'étais « la rousse », « poil-de-carotte », « Fifi brin d'acier ». Réduite à ma couleur de cheveux, moquée parce que c'est normal de se moquer des roux. C'est une chose tellement banale que lorsque je m'en plaignais, on me répondait qu'il suffisait que je me teigne les cheveux. C'est vrai, après tout. C'était sûrement de ma faute si j'étais rousse. C'était de ma faute si je portais cette couleur de cheveux si dérangeante. C'était à moi de changer ce qui dérangeait les autres. Ou bien, ce n'était rien. Il fallait les ignorer. Ils s'amusaient seulement. Vous comprenez. « Ignore-les. Ils arrêteront. ». C'est vrai ; ils ont arrêté. Je ne les entends plus. Je suis heureuse de vous dire que grâce à vos conseils, aujourd'hui, après douze ans de remarques, de moqueries, de rabaissements quotidiens, de réduction de ma personne à l'état d'objet, ils ont arrêté. Ils ont arrêté car on ne se côtoie plus. Ils sont trop loin. L'école est finie. Je suis enfin libre de ne plus les croiser chaque jour, de ne plus m'asseoir à leurs côtés, de les voir et les entendre jour après jour, huit heures par jour.
            Je pense qu'aujourd'hui, j'en veux moins à ces imbéciles qui m'ont torturée qu'aux lâches qui ont préféré me regarder souffrir, ou plutôt qui fermaient les yeux devant l'évidence en me demandant de me taire pour ne pas entendre ma souffrance et pouvoir mieux feindre sa non-existence. Il est toujours plus simple de dissimuler un problème que d'y faire face. Pourtant, si ces jeunes avaient été éduqués, si le harcèlement leur était convenablement expliqué, sans doute que mes pleurs auraient suffi à les arrêter et non à les stimuler.

            Contrairement à la représentation du harcèlement qu'on nous donne dans les médias, les auteurs ne sont pas des individus fondamentalement méchants, identifiés, identifiables. Il s'agit de la masse. Dans mon cas, les harceleurs étaient autant des enfants odieux que de très bons amis. Des gens qui par leur simple remarque quotidienne me rappelaient chaque jour à petite dose régulière que j'étais l'intello, rousse, petite, ronde, à lunettes. Rien de plus, rien de moins. De l'insulte intentionnelle, à la remarque d'une inconnue dans la rue. Parfois même, une remarque anodine qui devait être presque un compliment. Je me souviens d'un voyage scolaire dans une ambiance médiévale. Nous apprenions à danser la tarentelle lorsqu'un animateur commença à saluer la performance de certains élèves. Bruno, Chloé, Kévin et la sorcière. Il m'avait appelée la sorcière. Il se justifia immédiatement en expliquant que les rousses étaient des sorcières au Moyen-Âge. Ça m'avait anéantie. Je pensais que les adultes étaient mon seul refuge ; les seuls à me considérer davantage que par mon physique et plus encore, davantage que par ma couleur de cheveux et j'avais tort.
            Déçue, écœurée, seule. La solitude. D'entendre chacun répéter qu'on exagère ou qu'on devrait ignorer les autres, je me murais de plus en plus dans la solitude. Seule, je ne souffrais pas des autres. Je ne souffrais pas de la masse. Je souffrais de la solitude, identifiée et que tout le monde reconnaissait. Car si personne ne reconnaissait que j'étais harcelée ou du moins discriminée, tout le monde s'accordait à dire que j'étais associable. Il est toujours plus facile de vivre avec une maladie sur laquelle on peut poser un nom. Alors je suis devenue associable. Je détestais les autres autant qu'ils me faisaient souffrir. Mais la souffrance qu'ils m'infligeaient était méritée, j'étais associable. Je ne pouvais pas être victime alors je suis devenue coupable de ma souffrance. Et le monde se contentait volontiers de ce jugement. « Si tu étais moins renfermée sur toi… », « Tu n'as qu'à aller un peu plus vers les autres », « Tu ne fais aucun effort aussi ».

            Pour ma part, le lycée a changé ma vision de la discrimination que je subissais. J'avais la chance de ne plus être autant moquée qu'avant. Cependant, le résultat n'était pas meilleur. J'avais eu le temps d'intégrer cette image de moi-même et je n'existais plus qu'à travers les étiquettes qu'on m'avait soudées dans l'esprit. J'avais peur de ne plus exister si je n'étais pas la rousse ronde intello à lunette. Toutefois, je ne réalisais toujours pas que j'étais et avais été victime de harcèlement. Je n'eue le déclic que lorsque je rencontrais celle qui devint ma meilleure amie et qui, elle, subissait encore de plein fouet le harcèlement, à la fois moral, physique, sexuel et le cyber-harcèlement. Et ce, de la part d'une classe toute entière. Un harcèlement qui étais si pesant qu'elle avait de noires pensées. Un harcèlement qui la fit quitter un cours de maths en pleurs. Je ne pouvais pas rester sans agir. Je ne connaissais que trop cette souffrance et cette envie d'embrasser la mort pour s'en défaire pour laisser qui que ce soit endurer cela. Pourtant, mon action, qui fut de retourner en classe et dire devant la professeure tout ce qui devait être dit n'eut absolument pas l'effet escompté. Aucun de mes camarades ne se sentit concerné, aucun d'entre eux n'était coupable. Personne n'en a plus jamais parlé. Sauf, notre professeure principale qui fit référence à « l'événement récent » comme d'un « clash » qui ne devait pas se reproduire, insistant non pas sur le fait que le harcèlement devait cesser mais que je ne devais plus « faire de vagues ». Après tout, cette prise de parole de sa part avait lieu peu après une discussion avec l'élève harcelée au cours de laquelle la professeure avait insisté sur le fait que si elle subissait des remarques de ses camarades, c'est qu'il devait y avoir une raison.
            C'est sûrement là que se trouve mon plus grand regret. A cet instant précis, lorsque j'appris ce qu'avait dit cette professeure, j'étais dans une colère noire. Je voulais la voir et m'expliquer avec elle. Je voulais voir les surveillants, les professeurs, le directeur et leur exposer clairement la situation, ma pensée, tout. Tout dire. Mais comme je l'avais été auparavant, ma meilleure amie ne se sentait pas victime, elle était coupable. Elle me supplia de ne rien faire. J'ai la lâcheté d'accepter. Car il est plus facile de fermer les yeux que d'affronter tout un monde. Et le monde a continué de tourner comme il l'avait toujours fait. Souffre en silence pour qu'on ne t'entende pas.

            

            C'est là que l'affiche de campagne intervient car ce cher Fr, n'était pas le moins actif dans le harcèlement de ma meilleure amie, bien qu'il n'était pas le seul. Or, cette affiche était ponctuée de ces quelques mots : « l'individualité nous conduit au bord du précipice, si on essayait le collectif avant de tomber ». Je ris de ce que le collectif avait fait de moi et de beaucoup d'autres. Je pleurai de ce que l'individualité avait fait de moi et de beaucoup d'autres. J'étais en colère de voir que cet être qui passait ces journées entières à rire d'une élève soit ainsi montré comme un exemple à suivre. J'ai compris qu'il avait bon fond.
            On ne se réveille pas un matin en se disant qu'on a envie d'être un connard. Tout le monde change. Ces deux principes m'ont permis de croire en la bonté de Fr. Le problème de ce monde est de vouloir conserver ses acquis par peur de ce qui pourrait arriver. C'est pour cela que le harcèlement est dépeint de manière erronée. Le manichéisme est plus simple à traiter. Remettre cela en cause, c'est risquer de révéler que nous sommes tous des méchants à un moment de notre vie. C'est difficile à accepter. D'où le fait que le monde se protège en occultant ceux qui souffrent de ces gens « biens », des « gentils ». Il faut ouvrir les yeux au monde. Arrêter de croire qu'on n'est pas coupable simplement parce que « je ne l'ai dit qu'une fois ». Une fois chacun, c'est autant d'approbation. Entendre « bouboule » d'un connard c'est facilement oubliable car il n'a aucun crédit. L'entendre d'une dizaine de personne, plusieurs fois par jour, y compris de la part de « gentils », pour rire, contient le crédit de l'honnêteté de ces gens. C'est ça le harcèlement. Même pour rire. 
            Il faut cesser de culpabiliser les victimes. Il faut cesser de les bâillonner. Il faut cesser de les responsabiliser dans leur souffrance. Non, si tu ne les écoutes pas, ils n'arrêteront pas, simplement tu arrêteras de dénoncer l'existence d'un problème. Non, s'ils se moquent de toi, ce n'est pas parce que tu l'as cherché. Non, ce n'est pas juste pour rire, c'est pour se moquer et rire de ta souffrance. Oui, tu es une victime. Non, ce ne sont pas forcément des méchants mais des coupables. Oui, tes amis peuvent être des harceleurs même envers toi. Oui, tu as le droit d'être ce que tu es et de ne pas subir de harcèlement. Non, t'isoler ne te sauvera pas. Non, si tu t'isoles, ce n'est pas ta faute. Non, ce n'est pas toi le problème. Oui, le monde doit comprendre ce qu'est véritablement le harcèlement et éduquer les individus et les institutions sur ce qu'il est véritablement.

 

            Enfin, je souligne que la souffrance du harcèlement n'est pas une chose qui passe avec le temps. Se défaire de ses effets est un travail quotidien et de longue durée durant lequel nous faisons face a beaucoup d'incompréhension y compris de la part de proches. Regagner sa confiance en soi est très difficile même en y mettant de la bonne volonté car le harcèlement, ce n'est pas seulement la perte de confiance en soi. C'est aussi la perte de confiance envers les autres. Or, les proches souhaitent aider en faisant des compliments, sûrement sincères, en faisant de belles actions, ou autres. Mais la confiance est perdue. Toute parole, toute action semble hypocrite ou du moins non sincère. Elles apparaissent forcées car elles concernent essentiellement le caractère qui a été discriminé. C'était comme s'ils cherchaient à nouveau à dissimuler la souffrance. Par exemple, depuis que j'ai appris à ma mère la souffrance que j'ai vécue avec mes cheveux, je me prends beaucoup de réflexions vis-à-vis de la beauté de mes cheveux et du fait que beaucoup de personnes sont décrites comme « rousses » lorsqu'on cherche à les identifier. Je sais qu'elle cherche à m'aider mais son incompréhension me fait plus mal encore car à travers ses paroles, elle me rend coupable du sentiment de rancœur et de tristesse que j'ai toujours vis-à-vis de ma couleur de cheveux. 
        D'ailleurs, je ne crois toujours pas les gens que je connaissais à cette période de ma vie. Sans doute parce qu'ils sont un peu coupables dans mon esprit ; des suspects potentiels. Bien que je sache qu'ils m'aiment et me respectent. Ce sont les nouvelles personnes ou bien des personnes avec lesquelles je n'étais pas très proches à l'époque qui me redonnent petit à petit la confiance dont j'ai besoin.
            Lorsque je repense à cette époque, je suis toujours très émotive, mais aujourd'hui je ne l'envisage plus comme une page à effacer mais une page à tourner. Une page nécessaire à comprendre mon histoire et à lui donner du sens que ce soit dans son passé, son présent ou son futur. J'espère guérir de cette blessure même si je sais que j'en garderai une cicatrice et j'espère plus que tout que mon expérience me permettra d'intervenir correctement la prochaine fois que je serai témoin d'une pareille souffrance.

  • Un très beau et enrichissant témoignage, sincèrement. Un proverbe dit, "ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort". Je crois que c'est la seule chose à retenir. Je n'ai que trop connu cela étant jeune mais j'ai bien changé depuis, même si j'en garde toujours un souvenir amère. Le gros de la classe etc ... mais c'est de bonne guerre et franchement aujourd'hui à pas loin de 60 ans j'ai très largement pris ma revanche :o) Je pense que la réponse est en chacun de nous, à travers l'intelligence, la volonté de se surpasser et finalement avec l'age atteindre la sagesse et le pardon.

    · Il y a plus de 4 ans ·
    Gaston

    daniel-m

Signaler ce texte