Victoria

Julie Bobine


Elle l'avait rencontré la veille en allant acheter quelques pommes chez le primeur, et depuis, ne pensait qu'à lui.  Elle se posait mille questions sur la personne qu'il était, et n'en revenait pas qu'il soit venu lui parler. Surprise, elle avait accepté le rendez-vous sans trop réfléchir : elle n'aurait rien pu refuser à ce gentleman de supérette.

Il l'avait abordé avec un sourire charmeur, en lui demandant si elle serait disponible le lendemain pour faire connaissance.  Il avait eu coup de cœur pour son allure, pour ce qu'elle dégageait, pour ses courbes pulpeuses qu'il devinait sous son jean moulant, pour ses mains soignées tatillonnant les « Pink Lady » de l'étale…

Ils avaient échangé leurs numéros de téléphone et dès le lendemain matin, elle reçut un texto lui indiquant de se rendre pour 19h30 dans un bistrot du 18eme arrondissement.

Toute pimpante, jupe crayon noire et chemisier blanc, son style à la fois classique et décontracté avait fait mouche dès son arrivée au Café Rouge.  

Il l'attendait là, assis en terrasse, vêtu d'un costume gris clair et d'une chemise blanche légèrement ouverte. Les jambes croisées, il observait la carte du bistrot avant de rabattre ses lunettes de soleil sur ses cheveux châtains.

Lorsqu'il leva les yeux, il la vit arriver et la laissa chercher quelques instants parmi la dizaine de convives attablés, sirotant leurs jus sous un soleil orange de fin d'après-midi.  Elle ôta ses lunettes noires, et mordillant une branche, elle fronçait ses grands yeux aux longs cils maquillés, à la recherche du bel inconnu.

Son visage s'éclaircit enfin quand leurs regards se croisèrent. Titubant légèrement sur ses escarpins vernis, elle s'approcha de lui d'un pas hésitant. Enivré par son parfum musqué, il l'invita à s'asseoir et à choisir un rafraîchissement.

-          Un jus d'abricot et un Cognac s'il vous plait.
Adressa-t-il au serveur qui passait rapidement par là.

Les premiers mots après leurs salutations de courtoisie mirent du temps à sortir de leurs bouches. Ils se dévisageaient puis baissaient les yeux à tour de rôle. Intimidés l'un comme l'autre, il prit les devants en demandant si elle habitait le quartier. Elle lui répondit avec un accent espagnol dans un parfait Français qu'elle y vivait depuis 3 ans. Dans le cadre de son travail elle s'était installée à Paris.

-          Alors tu t'appelles Victoria… C'est vraiment joli. D'où vient cet accent ? Tu es espagnole ?

-          Équatorienne plus exactement.

-          Tu as toujours vécu en France ?

-          Non j'ai ne connais la France que depuis 5 ans. Avant j'étais à Marseille car j'ai un cousin qui vit tout près du port et c'était pratique par rapport à mon travail. Et toi ? Tu vis dans quel quartier je ne t'ai jamais vu ? Tu es parisien ?

-          J'habite en banlieue mais je travaille ici. Tu  fais du sport ?

-          Je n'ai pas le temps malheureusement mais j'aurais aimé pouvoir courir de temps en temps surtout qu'à Paris il y a de beaux espaces verts.  Et toi ?

-          Je fais de la natation depuis que je sais nager. J'ai même fait un peu de compétition… Je te dis ça car j'ai dans ma résidence la possibilité d'aller à la piscine. Ça te plairait de venir avec moi ce week-end ? On serait tranquilles et on pourrait profiter du soleil.

Elle sourit puis s'interrompit. Elle avait l'expression gênée des jeunes filles timides, et remuait son nectar d'abricot avec un rythme irrégulier. Victoria faisait des mouvements répétitifs avec son escarpin, laissant apparaître son talon nu de temps à autres comme pour chercher de l'air dans un espace confiné. Julien admirait ses chevilles fines et musclées. Il avait envie de la chatouiller délicatement avec la pulpe de ses doigts, elle aurait retenu son rire avant de lâcher prise et d'exploser.

-          Il sera difficile pour moi de venir. Mon métier est très prenant…

-          Ah… Mais au fait tu travailles dans quelle branche ?

-          Je suis infirmière.

Elle baissa la tête l'air distrait et amena son index à ses lèvres pour en ronger légèrement son ongle verni d'un rouge flamboyant. Il la regardait intensément, et se perdait dans ses yeux. Elle avait tout pour plaire. Son visage aux traits fins, sa petite mimique embarrassée… Il sentait son cœur battre et l'envie de l'embrasser montait en lui.

-          Et toi ? Je suis sûre que tu es commercial.

Il s'esclaffa bruyamment et elle répondit par un rire enthousiaste.

-          Tu as deviné. J'ai l'impression de te connaître.

-          Moi aussi, je me sens bien avec toi.

Après quelques discussions, ils partir se balader dans le Paris de nuit quand tout d'un coup, Victoria se sentit mal. Semblant souffrante, elle avait sur le visage une expression maladive et angoissante.

-          Je dois rentrer je suis vraiment désolée. Je vais prendre un taxi je pense que j'ai un peu trop bu et je suis fatiguée…

-          Mais tu n'as rien bu d'autre que du jus de fruit… Tu es sûre que ça va aller ? Je peux t'accompagner jusqu'à chez toi en scooter si tu préfères.

-          Non merci vraiment… Julien tu es super. Je vais rentrer. On s'appelle bientôt si tu veux bien ?

-          Ok… Comme tu voudras. Laisses moi t'accompagner au moins jusqu'à la borne…

-          Non vraiment, je t'en prie.

Elle tourna ses Louboutin vernis entourant ses pieds fragiles et boitant légèrement, elle disparut dans une petite ruelle.

Une curieuse et inquiétante façon de terminer la soirée. Julien restait là, perplexe, fit un tour à pied pour rejoindre son Vespa puis enfila son casque et retrouva sa maison de banlieue.

Arrivé chez lui, il envoya un message à Victoria pour savoir si elle était bien rentrée et si elle voulait qu'ils se revoient le lendemain. L'équatorienne ne répondit qu'à l'aube qu'elle avait dormi convenablement suite à une terrible migraine, et qu'elle serait disponible le midi pour déjeuner dans le quartier.

Julien, rassuré et enchanté d'avoir eu des nouvelles après une longue nuit de doutes, accepta de la rejoindre dans un japonais tout près du Café Rouge. Ils se retrouvèrent vers 13h00 et savourèrent ensemble un bateau de sushis à la sauce soja. Il l'observait déguster les petites boulettes de riz vinaigré et s'essuyer le coin de la bouche délicatement avec sa serviette. Plus ses lèvres charnues remuaient plus Julien sentait l'excitation grandir en lui, rêvant d'un baiser à pleine bouche.

-          Tu es vraiment très belle Victoria.

-          Merci Julien, je te trouve très beau aussi.

-          J'ai envie de t'embrasser.

-          Julien, n'allons pas trop vite, on ne se connait que depuis deux jours. J'en ai envie aussi mais je voudrais apprendre à te connaitre… Il est bientôt 14h00 et je vais retourner travailler. J'ai des patients à soigner cet après-midi mon planning est chargé. On peut se revoir demain si tu es là, nous pourrions aller au Cinéma…

-          Tout ce que tu voudras, je me rendrai disponible…

Ils sortirent du restaurant, se saluèrent sans se toucher, et Victoria s'évaporait comme la veille dans une petite rue adjacente.

Julien repensait à leurs échanges agréables, aux doigts si fins de sa douce, à ses seins bombés et fermes, à ses chevilles galbées… Il retourna travailler tourmenté par cette rencontre. Victoria n'était pas comme les autres… Elle avait ce charme envoûtant qui le rendait fou et elle le faisait attendre. Avec son minois et sa peau hâlée, sa chevelure longue et brune, et son parfum de miel aux effluves orientaux… la délicieuse infirmière le mettait en émoi. Mystérieuse, Victoria renfermait mille et un secrets que Julien décryptait vainement au cours de leurs rencontres. Qui se cachait derrière cette plantureuse infirmière équatorienne ?

« Victoria, je pense à toi et à notre rendez-vous de demain, je rêve de t'embrasse… bon courage pour cet après-midi et à demain, Julien » Il tapait sur le clavier de son Smartphone effaçant les caractères puis revenant dessus, doutant des mots qu'il employait. Il cliqua sur « Envoyer » sans réfléchir puis son téléphone sonna.

-Victoria ?

- Julien, je suis retenue demain après-midi, je ne pense pas que ce soit une bonne idée que l'on se revoit. Je suis très prise et j'ai énormément de patients.

- Ah… Victoria je suis malade.

- Comment ça malade ?

- Pourrais-tu t'occuper de moi, j'ai une étrange douleur au cœur.

Elle marqua un silence puis reprit

-          Julien… Je ne soigne que les plaies superficielles, je désinfecte les égratignures et mets des pansements. Je ne suis pas médecin…

-          Mais tu ne comprends pas… je suis malade de toi.

-          Julien je dois te laisser, tout ça est trop compliqué.

Elle raccrocha laissant à nouveau Julien abasourdi. C'est bien la première fois qu'une femme se refusait à lui de la sorte. Mais pourquoi fallait-il qu'il ressente cela pour elle ? Après tout la secrétaire se donnerait à lui en un claquement de doigt, sa voisine de palier serait prête à tout pour une aventure torride avec lui… « Victoria… » Ce prénom martelait sa tête.

Deux jours passèrent et l'été réchauffait de plus en plus l'atmosphère parisienne. Deux jours d'enfer… Elle ne décrochait presque jamais son téléphone et répondait brièvement aux SMS de Julien qui demandaient la date d'un prochain rendez-vous… Sans doute que le français bloquaient ses écrits… ? Ou peut-être qu'elle avait déjà quelqu'un… ? Non… Elle était de ces femmes indépendantes qui n'ont pas besoin d'hommes dans leurs vies.  Victoria a trente-cinq à peine et  un regard émotif et profond qui obsédait Julien : cette femme avait vécu toutes les vies, son immigration et l'éloignement de sa famille, de ses amis, les soins qu'elle procurait aux malades… et sans doute les hommes qui ont dû la faire souffrir. Il les haïssait tous…et dans le même temps, il ressentait aussi une grande gratitude à leur égard. Grâce à eux, Victoria l'insaisissable était la femme la plus troublante que Julien ait connu.

Son téléphone vibra dans sa poche : « Bonjour Julien, rendez-vous ce soir à 20h00 au Chat noir, ok pour toi ? »

« Doucement … »pensa Julien se retenant de répondre immédiatement au message. Il attendit une heure avant de répondre un simple « OK », histoire de la faire languir un tout petit peu, elle aussi.

Cette fois, Victoria n'avait mis aucun maquillage, elle était habillée d'une robe longue en lin beige. Julien la trouvait encore plus belle avec cette prestance toute naturelle. Sa robe dévoilait ses courbes à travers les mouvements fluides de ses hanches enrobées. Victoria était là, avec ce charmant antagonisme qui la caractérisait, ce charisme de femme d'expérience et l'innocente jeunesse de sa gueule d'amour.

La soirée était folle. La chaleur aidant, ils burent tous deux à en perdre la tête. Leur face à face était mêlé d'œillades séductrices, de rires et de silences perplexes. Le désir s'invitait entre eux, attisé par des moments de flottements à la fois gênants et intrigants, énervants et doux.  Ils sortirent du Chat Noir vers 2h du matin.

Titubant, Victoria dont le front perlait de quelques gouttelettes délicates se tourna vers Julien.

-Je ne me sens pas bien Julien, il vaut mieux que je rentre.

A ces mots, il lui prit la main mais elle s'en détacha rapidement, et s'éclipsa dans un élan précipité à travers une rue sombre.

Julien sentait la colère monter dans son for intérieur : bon sang mais qu'avait-elle encore ?! Elle a décidé de me rendre complètement dingue !

Inquiet, il prit son scooter et décida de suivre Victoria. Son prénom l'obnubilait et lancinait dans sa tête. Il n'avait jamais vécu une telle attirance pour une femme si énigmatique. Se hâtant, il emprunta la rue sombre dans laquelle elle avait tourné, et cherchant son chemin il fit trois fois le tour de l'arrondissement. De Barbès au Sacré Cœur, de Pigalle à Anvers… Ne retrouvant pas sa belle, il hésita avant de l'appeler. Pas de réponse.

Désemparé, il gara son Vespa devant le café Rouge, point de départ de leur douce et platonique idylle. Il refit le chemin à l'envers d'un pas lascif. Une heure s'était écoulée entre le moment où il l'avait quittée et le sombre instant qu'il était en train de vivre, seul et dubitatif, ses pieds traînant sur les pavés gris de la capitale.

Il s'arrêta boire quelques shots dans un PMU puis continua sa route en quête de… plus rien du tout. Il ne la reverrait sans doute jamais et elle ne voudrait pas de lui… Ivre, il continuait d'avancer à la recherche du temps perdu. Son éternité s'était envolée.

Il tournait à droite puis à gauche dans les rues du quartier, tantôt amusé par les sex-shops tantôt attristé par les SDF gisant sur le trottoir. En cette soirée de juillet, Paris était animé, et les lumières jaunes et rouges, les phares des voitures, la Croix verte de la Pharmacie et les discussions des passants lui donnaient le tournis. Il jeta un œil sur sa montre : 4h00. Fatigué, il se laissa tomber sur un trottoir. Sa tête lourde dans ses mains, il renversa ses lunettes de soleil sur le bitume. Se penchant pour les ramasser, il aperçut quelques pavés plus loin des escarpins Louboutin noirs vernis… Plissant les yeux pour distinguer les ombres dans le flou de son ivresse, il reconnut le visage de l'infirmière équatorienne. Elle s'était changée... Elle avait grossièrement maquillé ses yeux et sa bouche… Victoria vit Julien sur son trottoir, et avec un réflexe adolescent, mit la main sur sa poitrine dénudée, papillonnant sur son corset en latex noir.

-          Victoria ?

-          Julien…. Qu'est-ce que tu fais ici ?

-          Je …. Je ne sais plus…

-          Julien… je travaille.

Il peina à se lever en s'appuyant sur sa main droite puis s'approcha de Victoria. Son odeur de musc ambré lui emplit les narines en note de tête. Une exhalaison de rose rouge exaltait son désir en note de cœur. Un relent de caniveau refrénait son ardeur en note de fond.

Le souffle coupé, il recula d'un pas.

L'œil hagard, dans le vide, elle se mit à pleurer. 

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