Vieillesse

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Carré blanc sur fond blanc, le lit de mon grand-père. La morne austérité de la vieillesse. Cette couleur d'absence qui teinte tous les jours avec la même lassitude. Préfère-t-ton le souvenir, ou le fantôme ?

Il ne cesse de dormir, est-ce pour s'entraîner à mourir ? Peut-être espère-t-il, lorsqu'il ferme les yeux sur sa fatigue d'exister, se perdre enfin dans son dernier rêve, se séparer du corps qui ne lui appartient plus mais qu'on le force à habiter. Et lorsqu'il s'enfonce de tout son poids dans son fauteuil, c'est comme pour se détacher de son corps, le laissant, gisant là, lourd et faible pour que son âme, légère à nouveau et enfin, puisse danser dans les souvenirs sans plus en être attristée. Il a l'air d'y croire, à la mort, lorsqu'il ferme ses yeux avec toute la force qu'il parvient à y mettre, froissant ses paupières sur ses pauvres pupilles qui ne regardent plus depuis quelques années, et qui se contentent de voir sans conviction, comme si plus rien  jamais plus ne changerait de couleur. Pourtant il ne parvient pas, quand bien même il s'y efforce peut-être, à s'endormir une fois pour toutes. C'est sans doute son corps qui a peur de rester là inerte et qui murmure à son âme « reste encore un peu avec moi je t'en supplie. Nous ne savons pas ce qui nous attend et j'ai peur. »

Vieillir, en somme, c'est désapprendre à vivre, et perdre peu à peu tout ce qu'on a construit en devenant hommes. Perdre sa mobilité, perdre le contrôle de ses muscles, perdre peu à peu l'usage des oreilles ou bien des yeux ou bien du langage, perdre la mémoire. Perdre tout cela, redevenir un nourrisson de l'autre côté de la vie. Comme si, à partir d'un certain âge, il fallait gagner le droit de mourir. Attendre patiemment la fin comme on attend le prochain repas, la sieste, la visite des petits enfants. A chaque fois comme si c'était la dernière fois, et en même temps en sachant que ça n'est pas la meilleure, parce qu'on est plus vraiment capable de s'amuser,  et qu'on regarde trop tout avec les yeux du souvenir. C'est d'ailleurs à cela qu'on reconnait celui qui est passé dans l'attente. Il n'est plus acteur, il devient spectateur. Spectateur des choses et des gens du présent, spectateur de ses souvenirs, spectateur impuissant parfois, souvent, de leur disparition progressive, et spectateur enfin de son propre rôle de spectateur, regard absent sur sa propre absence, attente ennuyée à défaut d'autre chose, attente sans contenu, attente perpétuelle, trop longue et qui peut se résumer si vite à la fois, tant dès qu'il y entre tout devient si identique, répétitif, monochrome que le temps y prend l'allure d'une seconde éternelle.

Et puis  il ne prend plus la peine d'avoir un avis sur les choses. Peut-être parce que plus rien ne lui importe, il a déjà eu trop d'opinions toute sa vie durant, sur tout et n'importe quoi, comme tout le monde d'ailleurs, on existe par ce qu'on pense du monde, et il ne veut plus rien penser. Du monde et du reste. Tout est égal, parfaitement égal car rien ne fait taire l'ennui. Et Il n'a même plus la force de s'ennuyer comme le font les honnêtes gens, avec conviction. C'est vrai que la conviction vient avec le caractère temporaire de l'ennui. Et quand, comme lui, on est condamné à l'ennui, on est déjà las de s'y adonner. C'est paradoxal, mais on ne parvient à s'ennuyer correctement que lorsqu'on n'en a pas vraiment besoin. L'ennui de mon grand-père, le vrai ennui, est insupportable parce que tout ce qu'il demande c'est d'être supporté, rien d'autre, rien de plus, affreusement rien. L'ennui et c'est tout. L'ennui et lui-même, pour beaucoup trop longtemps. Heureusement qu'il y a le sommeil pour faire taire le silence.

 

-« Ils se sont mariés sans nous en informer alors ?

-Mais si, bien sûr, enfin ! Que crois-tu, nous avons reçu une jolie lettre, que tu as lue d'ailleurs. Et puis ils nous ont montré des photos par dizaines.

-Une lettre dis-tu, je ne m'en souviens pas.

-Et des photos ! Il y en avait beaucoup.

-Ah.

-C'était la semaine suivant le mariage de Paul, nous y avons été.

-Le mariage de Paul.

-Oui, nous ne sommes pas restés au repas. Mais nous avons assisté à la cérémonie.

-Moi je n'y étais pas.

-Ne dis pas de bêtises, nous y étions tous les deux.

-Alors je ne m'en souviens pas.

- C'est  bien l'impression que tu me donnes.

- …Pardonne-moi. Je ne me souviens de rien.

- Viens, nous allons manger. »

Qu'est-ce que je suis si je ne suis plus la somme de mes souvenirs. Je suis une présence arrêtée dans le temps. Un point fixe. Tous les jours, je suis une nouvelle journée. Fait-il beau, fait-il froid ? Ai-je déjà eu froid comme cela ? Qui me le dira. Aujourd'hui est comme un premier jour, mais il a un goût de déjà-vu qui lui enlève toute sa saveur. Comment est-ce possible. Rien n'a changé et je suis un étranger dans ma carapace. Et je suis condamné à être un observateur. La couleur du fauteuil, ses accoudoirs usés, l'armoire qui croule sous les bibelots ramenés de voyage, de je ne sais plus où si ce n'est du passé.

 

-Quel jour est-on aujourd'hui ? demanda Jean

- Nous sommes le douze. Hier nous étions le onze.

-Ah bon

Suzanne s'en alla dans la cuisine finir la vaisselle.

Alors donc nous sommes le douze. Je n'aurais pas cru. Après tout, cela n'a pas d'importance. Demain nous serons le treize et pourtant ce sera comme aujourd'hui. Depuis le temps qu'on est le douze. Quel ennui. Tous les jours sont un douze. Et moi je les regarde passer depuis mon fauteuil, trône parmi les trônes de l'empire spatial de mon ennui et ils ne m'intéressent pas. C'est vrai, parfois, nous avons de la visite. Le médecin, l'infirmière, l'aide-ménagère, les enfants. Mais les visites ça créé de l'agitation, du désordre, du mouvement, au point qu'on arrive pas à saisir l'instant, on attend, sur le côté, on se dit qu'il faudra s'en souvenir comme une photo quand on sera à nouveau seuls dans l'obscurité silencieuse de la maison vide, mais sur le moment, c'est épuisant les visites. D'ailleurs le docteur doit venir bientôt, mais quand ? Tout dépend de quel jour nous sommes.  Si je savais. On ne me tient jamais au courant de la  date. C'est pourtant peu demander.

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