VIES
Doris Dumabin
> : lors des dialogues indique que le personnage précédent reprend la parole…
La pénombre tombait irrémédiablement sur la ville laissant son voile glacé m'envelopper. La multitude de sons m'avait depuis longtemps forcé à m'engoncer dans mes pensées, à faire abstraction du tumulte. Un feu rouge : je m'arrête ; un feu vert : je passe, une mécanique quotidienne dictée par la société. Tout paraissait dicté par la société. Je marchais, sans but, sans me soucier de l'heure… cela avait-il de l'importance ? Qu'est-ce qui avait de l'importance finalement ? Je me sentais maussade… quelque peu mélancolique en fait. De toute façon, je devais rentrer à un moment ou un autre… j'étais attendu… contrairement à d'autres, j'avais un foyer. Mais alors pourquoi mes pas se faisaient-ils si lourds ? La suite de ma vie m'attendait pourtant là-bas… mais quelle vie ? N'arrivais-je pas déjà à la fin de celle-ci ?
Empêtré dans ces sombres réflexions, je ne me rends pas compte que mon environnement a changé autour de moi. Les gens semblent bouger plus vite. La lumière est par ailleurs beaucoup plus vive. On ressent une certaine excitation dans l'air…
Des lumières clignotantes ?
Des cris ?
Des hommes en uniformes ?
Il faut que je me reconnecte à la réalité. Je m'approche du lieu de l'agitation. Et là, je découvre cet amas de ferraille compressée, de verre brisé, et de sang… tout ce sang… du sang qui appartenait d'ailleurs à un jeune homme étendu sur le sol. Contusionné, mortellement blessé, il respire péniblement. Et je me sens attiré par cet homme, comme si je le connaissais, comme s'il m'appelait…
Des infirmiers lui parlent, ils lui demandent de garder ce lien avec la vie. Et je sais. Je sais à ce moment là qu'il est déjà trop tard. Je regarde cet homme se vider de son sang, laisser filer sa vie. Il doit avoir à peine vingt ans. Et je sens au fond de moi, que je ne peux pas laisser faire. De toute façon, que me reste t-il à vivre dans cette vie ? J'approche des quatre-vingts ans. Depuis que je suis à la retraite, je constate que ma femme est silencieuse, sûrement à cause de mes trop fréquentes absences passées. Lorsque je travaillais, je ne prenais pas vraiment le temps de me retrouver avec elle, avec nos enfants. Peut-être une conséquence directe de ma seconde vie qui n'avait été tournée que vers mon amour et les enfants que nous avions conçus. À la fin de celle-ci, je me sentais aussi vide que pour ma première vie, qui n'était pourtant qu'un parcours égoïste et autodestructeur : une vie à cent à l'heure : drogue, sexe… aucune restriction. Je me sentais libre. Libre de penser à l'anarchie comme un système politique providentiel. Libre de fumer n'importe quoi, de boire avec excès et de manger tout ce qui me tombait sous la main, et cela, même quand mon corps le refusait. Libre de sortir avec autant de types de femmes possibles. Libre de quitter un travail quand mon patron me tapait sur les nerfs. Et aussi, libre de ne plus rendre visite à ma famille qui m'angoissait pour un rien. Et à la fin de cette vie : une dépression sans fin. Je me sentais vide, creux, comme si je n'étais rien. Je n'avais rien construit, j'allais mourir seul et malheureux sans laisser de moi le moindre souvenir positif. À ce moment là, je ne savais pas encore que j'aurais eu une seconde vie. À ce moment là, je m'étais simplement dit, que si je pouvais avoir une autre chance, je rattraperais mes fautes, je serais un bon fils, un bon élève, puis un bon employé et ensuite un bon mari, un bon père. Un homme sain, aimant et aimé… Et malgré tout, après avoir, par miracle, réalisé ce souhait au cours de ma seconde vie, je me sentais bien inutile, bien pauvre intellectuellement et terriblement limité.
J'eus alors envie de diriger une équipe, de créer un empire, de changer le monde. Lancé à corps perdu dans les études, cette fois-ci j'avais fait des choix stratégiques, rencontré les bonnes personnes, au bon moment ; épousé la bonne partenaire, eu des enfants, au bon moment ; à travers eux rencontré d'autres personnes, eu des relations dans tous les milieux et finalement construit cet empire. Et ma femme avait fini par s'éloigner de moi, petit à petit, sans vouloir divorcer… par peur du scandale, je dirai. Cette fois-ci, je ne me souvenais même pas de la date de naissance de mes enfants alors que j'avais su être un père irréprochable lors de ma seconde vie. Et je ne savais plus profiter de l'instant présent pour ce qu'il était et être moi-même sans faux semblant, comme mon premier moi. J'étais tout aussi vide. Seul. À nouveau pauvre, malgré ma fortune. Je laisserai sûrement une trace dans l'Histoire mais à quoi bon ?
Que me restait-il encore à vivre de cette vie ? Rien. Devais-je encore tenter de rattraper les choses ? Prendre le meilleur des trois hommes que j'avais été et profiter des quelques années qui me restait pour…
Pour quoi ?
Pourquoi ?
Non il était trop tard.
Non il est temps.
Qui est cet homme ? Qu'a t-il fait de bien ? Est-ce même quelqu'un de bien ? Je ne sais jamais à l'avance, je sais juste qu'il le faut, que le moment est venu. Un secouriste me laisse approcher. Je ne lui réponds pas. Que dire de toute façon à ce sauveteur, je ne connais pas ce jeune homme, je sais seulement qu'il est moi, mon futur moi. Mon âge avancé le touche sûrement car il me laisse m'agenouiller près du corps du malheureux. Je me sens à la fois triste et serein. À chaque fois que je dois tourner une page, c'est le même émoi. Quitter sa vie d'avant, changer d'être, un bouleversement auquel je ne m'habituerai jamais. Mais je me sens poussé par des forces au delà de ma conscience. Je ne peux pas laisser cette vie s'évanouir dans le néant. Je dois lui laisser une chance de poursuivre son œuvre quelle qu'elle soit. Quel que soient son univers, ses ambitions, sa famille, ses amours, il mérite de les vivre… à travers moi. Je lui prends donc la main et l'aventure continue. Mon ancien corps s'écroule et j'ouvre les yeux dans ce nouveau corps, cette nouvelle mémoire, ces nouvelles capacités et ce nouveau moi. Cette fois je m'appelle Gabriel, quelle coïncidence…
"Dédiée à mon père, Claudius Gabriel DUMABIN, d'après son idée originale autour d'une table de petit déjeuner le dimanche 10 avril 2011 à 11h. Comme nous tous, un homme dont le génie n'a pas été suffisamment exploité dans cette vie…"
· Il y a plus de 9 ans ·Une nouvelle qui lance aisément la réflexion sur ce que l'on doit oser faire dans une vie. Amorce d'un cas de conscience, au centre l'égoïsme, en font la satisfaction d'une existante réussie mais inévitablement toujours cette impression de "Peut mieux faire". Il serait si simple de remettre les compteurs à zéro. L'idée est de prendre conscience suffisamment tôt de la vie que l'on souhaite, tout remettre en question (courage) et surtout ce donner les moyens, provoquer la chance et le destin si toutefois celui-ci existe - autre débat. Merci Doris pour cette belle écriture qui nous transporte dans ton univers qui est également et sous certains aspects un peu le notre. Vivement la suite...
pma108
Merci c'est une très bonne analyse et je suis contente d'aborder cette question qui nous préoccupe tous en effet. Gros bisous et merci
· Il y a plus de 9 ans ·Doris Dumabin