Vingt ans à vivre - Rock'n'Roll Business - #1

riatto

Le biz ne s'apprend pas à l'école.



Chez Rock'n'Roll Business il n'y a aucune étiquette. Guitares, basses, amplis, effets. Tout se négocie tout se discute. Sans cruauté particulière, mais sans pitié non plus.
Des étiquettes… Et pourquoi pas des crédits sans frais pendant qu'on y est ?
Non non. Ici c'est vite acheté vite vendu, tout à la dégaine du client. Faut que ça bouge ! Que ça circule ! En liquide s'il vous plaît !
Les chèques ça m'arrange pas question trésorerie. Je dois expliquer ça à chaque type qui commence à me parler pognon.

_ La Gibson noire ? Attends une seconde… Je vérifie sur le cahier…

Sur le cahier je fais surtout des dessins. Je dessine des guitares et d'autres trucs au stylo bic. Je tourne les pages, je prends l'air concentré tout en matant le type par en-dessous.
Le type est accroché, il tient déjà la guitare dans les mains, il est cuit.
Je lui ai branché le Marshall, je le laisse jouer tranquillement, on fume une clope, il me raconte sa vie, je l'écoute massacrer Led Zep avec un sourire complice.

_ Je peux te la faire à 2000.

Le type réfléchit. C'est dans son budget. Un poil au-dessus mais la Gibson est déjà presque à lui. Le voilà qui se prend pour Jimmy Page. Il tente une esquive :

_ En deux chèques c'est possible ?

Ça m'arrange pas du tout. Je prends l'air ennuyé du vendeur qui veut vraiment faire quelque chose pour aider le type.

_ Tu sais elle est rentrée hier, je te fais un super prix parce que t'as l'air sympa et que tu joues du Led Zep, mais bon ici ça part vite ce genre d'occaze… Elle peut partir à 2500 avant demain, bon attends je regarde.

Je rouvre le cahier, je me frotte la tête. Le type a déjà suffisamment massacré Stairway to heaven, il est mûr, faut le cueillir.

_ Bon allez ! La Patronne va me tuer mais je te la fais à 1800 ! (court silence)... En cash.

Là c'est le type qui est ennuyé.
Je sors m'asseoir sur le pas de la porte et j'allume une cigarette pendant qu'il mijote.
Normalement j'ai plus rien à faire qu'à attendre.
Dans les trente secondes le type me rejoint sur le trottoir, il en peut plus de panique.
Je le rassure :

_ T'as la Poste là-haut sur Le Boulevard si tu veux tirer du cash… Mais non t'inquiète, je te la garde au chaud, je t'attends, y'a pas de problème…

Le type fait l'aller-retour en courant. Parfois il revient une heure plus tard avec sa mère, son père, son oncle, un cousin, n'importe qui pour l'aider à faire l'appoint.

Je lui emballe ça dans une housse. Évidemment à ce prix-là y'a pas l'étui Gibson-qui-va-avec, faut pas déconner. Des étuis j'en ai un ou deux en expo pour faire joli, mais ils bougent pas.

Je lui fais promettre sur la tête de Jimi Hendrix de ne surtout pas répéter le prix à ses potes, sinon tout le monde va vouloir venir faire des bonnes affaires et j'aurai des ennuis. Il jure tout ce qu'il a et le voilà parti.

1800. Pour une gratte achetée 800 la veille à un tox en manque c'est correct. Les joues creuses et l'oeil vitreux, le tox en voulait 1500, ben voyons ; et puis il a vu le cash et il a pas cherché à comprendre. Il a pris les billets et s'est mis à transpirer des yeux. Un numéro de carte d'identité griffonné sur le cahier, c'est réglé.
Pas de caméra ou de signature en bas de la page. Pas le temps pour ces conneries.
Mille balles en moins de 24h —oui parce qu' en général les tox sont plutôt pas du matin, j'ai remarqué qu'ils vendaient surtout le soir c'est marrant.

Cette fois je sors le registre, le vrai, celui qui est sous la caisse. Dans la case de gauche j'écris bien proprement :

Mardi - Achat Gibson Les Paul, 900 francs. (et non pas 800)

Dans celle de droite :

Mercredi - Vente Gibson Les Paul, 1700 francs.(au lieu de 1800, logique)

Je prends la différence en billets de cinquante et de vingt, je fourre ça en poignée dans mon jean.
800 pour le magasin, 200 pour moi. C'est pas compliqué la comptabilité.
L'important c'est de toujours écrire au crayon à papier, on le répète jamais assez.

Bon mais ça peut arriver qu'un truc soit chourré. Dans ce cas y'a deux possibilités.

Si la gratte est déjà revendue, je sors mon cahier à dessin.
La bouche ouverte j'explique au propriétaire (ou aux flics, ça dépend) que non j'ai rien vu passer, je suis super désolé… De toutes façons y'a aucune trace et les flics du quartier ont vraiment autre chose à faire qu'à courir après des guitares.

Si la gratte est encore dans le magasin c'est un peu plus délicat mais c'est pas arrivé souvent.

Je me retrouve face à un proprio furieux qui vient de se taper tous les bouclards de Pigalle avant d'atterrir chez moi. Sa guitare est là, bien en vue dans la vitrine, le proprio est soulagé de retrouver son bébé.
Cette fois je sors le registre et j'explique que c'est moi qui vais avoir des soucis, à moins qu'on trouve une solution. Je suis qu'un vendeur de dix-neuf ans vous comprenez…

Sa guitare moi je l'ai achetée cash évidemment. Cinq cent balles c'est pas grand-chose mais quand même… Je pouvais pas savoir qu'elle était volée, M'sieur.

Je lui propose d'appeler les flics pour régler ça. En explication, déclaration et plainte, y'en a pour la soirée. Le proprio réfléchit. Ça sert à rien de courir après le voleur puisqu'il l'a retrouvée sa guitare. Et neuf fois sur dix le voleur est un copain du proprio. Cette fois-là c'était même son gamin. Après un moment je lui explique que bon… Je peux faire un geste mais faut qu'il m'aide. On va pas dénoncer le fiston hein ?

Donc je lui revends sa guitare, mais prix coûtant. Il me file 500 et on en parle plus !
Il râle un peu, maudit son tox de fils et finalement commence à bredouiller des excuses.
Ensuite il sort du liquide, je lui rends sa guitare et je lui montre bien comment j'efface tout sur le cahier, pour qu'on en finisse.

La guitare rentre chez elle. Le proprio est soulagé. Le fiston a eu ses deux grammes. Et comme j'avais sorti que 200 pour la guitare, j'ai quand même gratté 300 balles au passage.
 Tout est bien qui finit bien.

Dans Rock'n'Roll Business y'a rock'n'roll, mais y'a surtout business.


J'ai qu'un seul problème : les fournitures. 
À ce rythme je consomme un nombre de cahiers à spirales ça commence à me coûter cher en faux frais.


***

Signaler ce texte