Vis Ta Vie...

Frédéric Lamoth

Il s'est réveillé au milieu de la nuit. Ce n'était pas la première fois que cela lui arrivait. Comme d'habitude, il s'est empressé de regarder l'heure sur son réveil pour se repérer dans le vide et l'obscurité. Il était deux heures trente du matin. Cela voulait dire qu'il avait dormi au moins pendant trois heures et qu'il lui restait encore quatre tours de cadran avant la sonnerie fatidique du réveil. Devait-il s'en réjouir ou s'en inquiéter ? Quatre heures de repos ou d'attente interminable ? Il s'est levé pour aller aux toilettes. Il a ouvert le tiroir sous le lavabo pour prendre la boîte de somnifères en se demandant s'il était raisonnable d'avaler un demi-comprimé à cette heure-ci. Il a finalement choisi de ne rien prendre et de laisser le hasard décider de son sort pour le restant de cette nuit.

En passant devant la porte du salon, il a remarqué cette belle clarté lunaire qui emplissait la pièce et s'est dit qu'il valait mieux attendre un peu avant de se recoucher. Il s'est installé sur le canapé face à la fenêtre. Il ne voyait pas la lune, mais les lumières de l'éclairage public. Il contemplait cette vision nocturne faite de points tantôt noirs, tantôt phosphorescents, qui se prenaient dans la toile des rideaux tels des insectes. Tout était immobile, suspendu. Soudain l'un d'eux s'est mis à bouger, à vibrer. On aurait dit une luciole. Elle luisait presque outrageusement dans ce paysage d'ombres calfeutrées. Il s'est approché de la fenêtre et a suivi le point qui divaguait dans l'obscurité. Il est parvenu à le situer de l'autre côté du chemin de fer, contre le mur en béton anti-bruit qui longeait la voie. On aurait dit que quelqu'un promenait le faisceau d'une torche. On ne le voyait pas, mais il devait forcément se trouver dans ce défilé étroit, obscur, où un train pouvait déboucher à tout moment, aspirant tout sur son passage. La lueur oscillait, semblait retracer les points et les liés d'une écriture minutieuse. Ce manège a duré encore quelques minutes, et puis soudain, un bruit sourd a annoncé la venue d'un train. La petite lumière s'agitait encore, comme si elle cherchait encore fébrilement à se faire entendre. Une vague noire l'a submergée. Un long convoi de marchandises qui martelait la nuit. La lumière s'est éclipsée, sans faire d'étincelles. Il n'y a pas eu de sifflement, de grincement d'essieux, pour annoncer sa mort certaine. Il n'y a eu que ce bruit assourdissant, presque apaisant, qui se répandait dans l'obscurité, et son écho qui occupait le vide.

Il est allé se recoucher après avoir pris un somnifère. Il a dormi d'un sommeil noir jusqu'au petit matin. Le réveil n'avait pas encore sonné quand il a ouvert les yeux. Une lueur grise repoussait les ombres contre les murs. Il s'est dirigé vers la fenêtre. Dehors, les réverbères étaient encore allumés. Leur haleine jaune s'essoufflait dans une brume épaisse. Les câbles électriques formaient une ligne ininterrompue au-dessus de la voie ferrée. Son regard la parcourait sans savoir où s'arrêter. Des panneaux de Plexiglas se dressaient devant la façade des immeubles. Transparents, étanches, ils ne portaient pas la moindre trace d'éclaboussure. Il fallait chercher plus bas, vers les herbes folles qui poussaient contre le socle en béton. La pierre était couverte de graffitis. Ceux-ci ne dataient pas d'hier, mais c'était la première fois qu'il s'intéressait au langage de ces couleurs familières. La première fois qu'il s'interrogeait sur les individus qui se faufilaient le long des voies au péril de leur vie, pour donner libre cours à leur fantaisie dans cette marge étroite, cet ultime rempart avant la mort. Une inscription a attiré particulièrement son attention. Un tag d'un rouge criard qui s'étalait par-dessus les autres. Il était certain que celui-ci ne s'y trouvait pas auparavant et qu'il était l'œuvre de la petite lumière de cette nuit. Il a mis du temps à le déchiffrer, à l'assimiler, le percevant d'abord comme une chose abstraite, une sorte de signe cabalistique, avant de comprendre ces mots qui s'adressaient à lui:

"Vis ta vie de M..."

Il est resté un moment songeur en regardant la brume qui se dissipait. Les réverbères se sont éteints tous en même temps et le jour a pris un air ombrageux. Des bruits provenaient de l'appartement du dessous. Le bip d'un réveil qui n'arrêtait pas de sonner et dont la fréquence s'accélérait au bout de quelques secondes. Il est allé à la cuisine pour se tirer un café. Il a consulté son téléphone portable tout en prenant son petit déjeuner. Son ex-femme avait laissé un message:

"Chloé est malade. Pas de chance, c'est ton jour de garde. Tu vas devoir manquer."

Ce genre de nouvelle aurait dû susciter en lui un sursaut d'angoisse et de dépit. Or, il l'a accueillie avec résignation, comme si sa vie n'était plus qu'une suite de fatalités. Il n'a pas pris la peine de téléphoner et s'est contenté d'envoyer un email à son patron. Il s'est préparé, puis a attendu sur le canapé du salon, jusqu'à ce que l'horloge indique sept heures trente. Son ex-femme habitait en dehors de la ville. Il a pris l'autoroute, sans avoir pour une fois à se soucier du retard car le trafic dans ce sens était fluide. Il n'était pas encore huit heures quand il est arrivé devant la maison. On guettait sans doute à la fenêtre, car il n'a pas eu besoin de sonner. Chloé est apparue sur le seuil avec son petit sac de gym et son doudou pingouin. Elle avait les joues rouges, les cheveux emmêlés et cet air renfermé, absent, qu'il lui connaissait depuis qu'elle avait emménagé dans cette jolie maison avec sa mère et le nouveau compagnon de cette dernière. Elle a descendu les marches du perron, l'a embrassé, puis est venue s'installer dans la voiture sans dire un mot.

- Bon, Chloé, je te ramène chez moi. Tu dois être fatiguée.

- Je veux pas faire dodo. J'ai déjà dormi.

- Mais tu es malade.

- Ça va.

- Tu veux peut-être manger quelque chose ?

- Non... Je veux aller à l'aquarium.

Il s'apprêtait à lui faire son sermon habituel. "Chloé, je t'en prie, soit gentille, soit raisonnable. Papa est fatigué. Papa a déjà assez de problèmes comme ça." Il savait qu'il parviendrait à l'amadouer au prix de quelques efforts. Pourtant, il ne se décidait pas à prononcer ces mots qui auraient dû lui faire entendre raison. Il a fini par l'emmener à l'aquarium.

Ils ont passé toute la matinée à déambuler dans la pénombre des couloirs, entre les murs d'un silence qui vibrait, pépiait, avec des reflets bleus, des bulles et des langues phosphorescentes. Ils se sont assis sur un banc devant le grand bassin. Des squales parcouraient cet espace avec leurs yeux obnubilés, insensibles à l'onde d'excitation qu'ils laissaient dans leur sillage. Chloé avait sorti un petit cahier à anneaux et dessinait sur le rebord de la vitrine. Elle venait de temps en temps vers lui pour lui montrer ses œuvres. Elle a joliment esquissé les contours d'une rascasse avec sa moue étrange. Les requins n'avaient pas de bouche et des ailerons surdimensionnés. Il lui a demandé pourquoi elle n'avait pas dessiné la raie qui évoluait avec grâce près de la surface et elle l'a fait pour lui, sans conviction.

A midi, il l'a ramenée à la maison et lui a servi à manger. Pendant qu'elle faisait sa sieste, il s'est installé derrière son ordinateur pour passer en revue ses emails du travail. Au bout d'un quart d'heure, il s'est mis à rêvasser devant son écran bleu. Il songeait à une histoire qu'il voulait écrire depuis longtemps. Un souvenir d'enfance. Un jour, il était dans un parc avec sa mère. Il ne saurait dire lequel, car ils avaient l'habitude de venir s'échouer sur le premier îlot de verdure qui se présentait à eux après avoir déambulé pendant des heures à travers la ville, allant de  boutique en boutique, passant d'un trottoir à l'autre. Sa mère, chargée de cabas, finissait par lâcher sa main devant la grille d'un jardin public. Elle allait s'asseoir sur un banc, pendant qu'il explorait les limites de cet univers. Il longeait toujours les haies en scrutant le sol, les tapis de feuilles mortes au pied des arbustes, comme s'il s'attendait à découvrir quelque trésor enfoui. Il n'a jamais rien trouvé, jusqu'au jour où un vieillard a fait volte-face devant lui. Il ne le distinguait pas très bien à l'ombre du bosquet sous lequel il s'était réfugié. Dans sa mémoire, l'homme avait une grande barbe hirsute et un élégant costume, avec un gilet et un blazer. Il se souvenait d'un seul détail avec certitude: il était pieds nus. Il avait ôté ses souliers et marchait dans l'humus, il lui souriait et semblait vouloir partager avec lui ce bonheur d'être au contact de la terre fraîche. Sa mère l'avait aussitôt rappelé. Elle lui avait répété avec sévérité qu'il ne devait jamais accepter de bonbons ou d'autres choses à manger de la part des étrangers.

"Des bonbons de la part des étrangers..." C'était une sorte de leitmotiv un peu obsédant qui ponctuait les sermons des adultes, comme si les étrangers en question, c'est à dire tous ceux que l'on ne connaissait pas, n'avaient d'autre objectif que de vous attirer par quelque douceur ou saveur irrésistible dans l'inconnu d'un monde fascinant où l'on finirait forcément par perdre pied, puisqu'ils ne respectaient pas les conventions en décidant de s'intéresser à vous plutôt que de vous ignorer. A maintes reprises, il avait été tenté de faire de telles recommandations à Chloé, quand il l'emmenait au zoo, à la fête foraine ou dans quelque endroit un peu ésotérique ou l'on vendait du rêve. Il s'en était abstenu à chaque fois en se remémorant cette histoire, mais il ne manquait pas de l'observer sans relâche avec une certaine anxiété. Était-ce à cause de cela qu'il avait envie d'écrire cette histoire ? Il avait lu un jour une anecdote à propos de Johannes Brahms qui avait l'habitude d'être pieds nus dans ses souliers et d'offrir des bonbons aux enfants quand il se promenait sur le Prater. L'image de l'excentrique compositeur, avec sa longue barbe frisée et son costume d'une autre époque, s'était probablement substituée à celle du vieillard dans son imaginaire. Sans doute était-ce la raison qui le poussait à écrire. Mais qui lirait un tel récit que personne n'accepterait de publier ?

Il avait écrit à peine cinq lignes et était encore perdu dans ses réflexions, quand Chloé est apparue sur le seuil du salon. Elle avait fini sa sieste et il a constaté avec une pointe de découragement qu'il n'était même pas trois heures de l'après-midi. Il ne savait pas quoi faire pour l'occuper. Il lui a servi un goûter. Elle voulait jouer au domino. Ils ont fait quelques parties, puis il l'a laissée regarder la télé. Il l'a ramenée chez sa mère à six heures précises, comme convenu. Il n'est pas sorti de la voiture. Il a attendu qu'elle monte les escaliers, sans se retourner, et qu'on lui ouvre la porte. Il s'est attardé encore quelques minutes sans trop savoir pourquoi. Il a vu une lumière qui s'allumait au deuxième étage, du côté opposé au jardin, là où passait la route avec un grand chêne juste en face. La chambre de Chloé, a-t-il pensé en prenant conscience qu'il ne savait même pas où celle-ci était située, n'ayant jamais pénétré dans cette maison. Puis il est rentré chez lui.

Il a attendu que la nuit tombe, ou plutôt que le jour s'épuise en laissant peu à peu l'obscurité combler ce vide. Dans le gris du tableau, il voyait toujours les graffitis sur le mur le long de la voie et leurs couleurs ternes qui elles aussi semblaient se vider lentement de leur substance. Les lampadaires se sont allumés et la marque rouge s'est imposée par-dessus les autres avec une singulière vivacité. Il a guetté à la fenêtre. Un train a passé, et puis un autre. Leur vacarme se dissipait et l'écho semblait contenu dans la tension de ces quelques lignes. Son regard ne parvenait pas à s'en défaire. "Vis ta vie de M..." Il se répétait intérieurement ces mots Il a fini par se coucher tout habillé sur le canapé du salon. Il a fermé les yeux. Il songeait aux événements de cette journée, à la raie manta que Chloé avait dessinée pour lui, à la partie de domino, à la chambre de Chloé dans sa nouvelle maison, à la réaction de son patron quand il se pointerait le lendemain à son travail, à l'histoire du vieillard qui souriait pieds nus dans l'humus sous le couvert d'un bosquet, aux bonbons qu'il ne fallait jamais accepter de la part d'un étranger.

Au bout d'une demi-heure, ne parvenant pas à dormir, il s'est levé brusquement, a enfilé ses souliers et a quitté l'appartement. L'air au-dehors était doux. Il s'est dirigé vers la ligne du chemin de fer. Des clôtures étaient érigées au-delà des dernières habitations. Il les a facilement enjambées. Il s'est faufilé le long d'un hangar aux vitres cassées, puis est parvenu devant les voies de garage, où étaient stationnés quelques wagons de marchandises. Il a regardé le mur d'en face et a compris qu'il n'y avait pas d'autre moyen d'y parvenir qu'en traversant les voies. Des écriteaux se dressaient de toute part. "Interdiction de traverser les voies" "Ne pas toucher aux câbles tombés ou rompus" "Danger de mort". Il avait l'impression d'entrer dans un monde totalement nouveau et irréel. Une forte lueur orange polluait l'atmosphère. Un grésillement permanent maintenait tous ses sens en éveil. Il a écouté longuement afin de déceler la longue plainte qui finirait par crever le rideau. Comme rien ne venait, il s'est décidé à traverser.

Personne ne l'a vu, personne n'a crié. Il est parvenu sur l'autre rive. Quelques briques en béton s'alignaient le long du mur. Il est monté sur ce parapet. Il était à présent si près du graffiti que ses yeux ne pouvaient plus le déchiffrer. Il ne voyait que des taches rouges, des bouffées écarlates qui envahissaient son esprit. Il a posé ses mains à plat sur le béton lisse. Une longue vibration a percé le silence. Un souffle profond et sourd s'est extirpé de la gorge d'un tunnel. Sa joue est venue au contact de la pierre. Le train a poussé un sifflement strident, interminable. Il a senti cette bourrasque qui le plaquait contre le mur. Un souffle qui l'aspirait, comme celui du temps, de l'éternité.

Il pensait s'être figé à tout jamais, comme ces inscriptions à la peinture indélébile, quand il a recouvré ses esprits. Lentement, il a essayé de bouger ses doigts, ses bras engourdis. Il s'est extrait de ce mur comme une décalcomanie fragile qui aurait peur de se déchirer. Il a traversé les voies dans le sens inverse, sans se soucier du danger, comme s'il était devenu un spectre. Ce ne fut qu'une fois parvenu de l'autre côté, sur la rive d'où il était venu, qu'il a eu la sensation de reprendre forme, de reprendre vie. Il est rentré chez lui en respirant cette nuit à pleins poumons.

Il s'est mis à rire tout seul en entendant la voix de sa mère qui disait: "tu n'accepteras jamais de bonbons des étrangers." Et puis qui d'un coup se penchait vers lui depuis son petit coin de ciel, sa petite étoile, pour lui murmurer à l'oreille: "contente-toi de vivre ta vie de M..."

Il a entendu Chloé qui l'appelait là-bas au loin, depuis le fin fond de cette nuit, pour lui montrer ses dessins. Et il répondait à voix-haute: "c'est merveilleux, ma chérie, tout ce que tu fais est merveilleux !" Et puis il s'est mis à fredonner l'ouverture d'une symphonie de Brahms.

Une fois couché dans son lit, il a fait le vide dans son cerveau. Il s'est abandonné au sommeil avec facilité, comme s'il avait subitement appris à mourir... Appris à vivre et à mourir.

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