Voir Venise, y revenir

Totem De La Nuit Belle

Voir Venise, y revenir

 

 

"Aucun coin de la terre n'a donné lieu, plus que Venise, à cette conspiration de l'enthousiasme."

Guy de Maupassant in La Vie errante

 

Essaye d'être un type bien, ne lui cambriole pas son intimité. Prête attention, en particulier à ce qu'elle ne dit pas clairement. Fais la rire si tu peux, contredis-toi. Provoque son rire quand elle a envie de toi, joue-la sulfureuse quand elle sourit, contredis-toi pour mieux l'intriguer, pour affermir le halo mystère. Enfin mise sur la surprise, c'est la clé de la séduction, étonne la. Ne lui fais pas de cadeaux, ni pour l'annive, ni pour la valentine. J'me dis tout ça en choisissant les dates d'aller, de retour, les défilant au curseur sur le site d'Easy Jet. Etonne-la. Venise semaine prochaine. T'as pas le choix j'ai pris les billets. Rendez-vous à Marco Polo, je n'aurai pas de rose à la boutonnière…

Là la lagune, qu'as-tu donc de Sérénissime ma belle? Dévoile moi tes trésors. Des ruelles chargées d'antan… Par leur nom, leurs demeures… les piazzas auxquelles elles mènent, le rocambolesque des storia qui s'y sont déroulées… Points de suspension comme autant d'envie d'y retourner… Ponts et pontons comme autant d'enjambées de pierre sur des canaux au clapotis discret, arpentés par des gondoliers à la gouaille espiègle… Palais seigneuriaux en guise d'appartements, basiliques bombées comme musées, collections uniques où chaque tableau est un chef d'œuvre... Canaletto (fixez les points de détail), Véronèse (mangez l'énergie solaire du Repas chez Levi*), étonnez moi. Goût de revenez-y. La cité lagunaire est à la démesure de son rayonnement et les siècles n'en ont rien estompé.  

Per Rialto/ Per San Marco. Laissez votre appareil photo à la maison, ouvrez grands les yeux. Tous les clichés, même numériques, sont depuis longtemps jaunis. Comme un enfant ou un poète, on doit regarder Venise avec une capacité infinie d'émerveillement. Votre "Routard" vade-mecum multiplie à l'envi les encadrés "Ne pas manquer", vos amis se sont déjà fait leur propre idée et s'intronisent guides… Vous êtes en droit de vous en foutre. Sensation de sa paume contre la vôtre, jusqu'à croiser ses doigts, au moment du sourire d'apaisement, c'est le temps de la grande inspiration. Place Saint Marc. Bon sang, toutes les villes italiennes sont donc éternelles? Les coupoles, le lion, le quadrige. Ca y est, vous écarquillez.

A l'avenant du premier, second pré-requis avant de se gondoler d'extase : s'imprégner sans boussole, sans itinéraire. Vous regimbez à l'idée de suivre les cohortes de touristes préférant allez à la rencontre de l'inattendu. Perdez-vous ! Vous n'aurez pas de mal. Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau. Une légende raconte qu'il n'existe pas de carte véritablement fiable de la ville… Vous tomberez sur des chemins de traverse et des raccourcis improbables sans vous fouler. Au pire lorgnez sur un vaporetto omnibus à quai ou à venir, calez vous le fondement sur la poupe et laissez le vent d'adriatique vous dessiner des coiffures improbables.

O Sole nostro ! Seuls au monde. En solitaire, l'escapade n'est pas aussi heureuse, aussi emplie. La contemplation ne saurait souffrir l'introspection. Seul à Venise? Quel égoïsme ! Ville à partager, à voir à quatre yeux, à sentir main dans la main. C'est d'ailleurs une aberration que les gondoles ne soient pas exclusivement biplaces. Loin de l'agitation cinéphile de la Mostra (fin août/début septembre), des masques du Carnaval (mars) et des cocktails de la Biennale (été/automne), Venise désertée est plus encline à vous dévoiler ses atours. Une ou deux journées d'acqua alta, la légendaire montée des eaux, sont le prétexte pour se balader aux musées en bottes. Si snob. C'est catégorique, il faut tout voir à Venise, ad nauseam. L'écœurement en est succulent. Inutile de cracher ce que vous retrouverez avec n'importe quel tour operator. Notez juste ma préférence toute subjective au musée Peggy Guggenheim, la salle consacrée à Jackson Pollock (Circumcision et Moon Woman devraient vous sauter au visage), l'Antipope de Max Ernst (amant de miss Peggy à l'époque) et Magritte l'ovni (La Voix des airs, obsédant). Une et multiple, Venise est éternelle pour cette ambivalence (gardez-vous de dire paradoxe) entre l'intérieur et l'extérieur. Jaillissement d'art moderne, tournez la tête, le grand Canal, le pont Rialto. Cette intensité ne peut se vivre partout dans le monde.

Vous voguez. Derrière les fenêtres des bâtisses, vous rêvez comme vous supputez. A base de détails historiques et de fantasmes lettrés. Des siècles de drames et de bagatelles, de coups de poings sur la table – conspiration princière, de parties de jambes en l'air – transpiration princesse. Votre embarcation en frôle une autre fantôme, le Bucentaure du Doge, jetant son anneau d'or dans la lagune en guise d'épousailles de la ville avec les eaux – "Nous t'épouserons, ô, mer, en signe de véritable et perpétuelle possession". Dans votre rêve, les belles au balcon se pâment. Campo San Polo, vous revoyez Lorenzaccio poignardé, agonisant devant la maison de sa maîtresse Elena. Seule l'abside aurait pu témoigner… Cinquecento passionnel. C'était il y a une éternité, c'était il y a cinq minutes à peine.

Totem

*Le Repas chez Lévi est une œuvre magistrale (13 m de long) de Véronèse que l'on peut voir à Venise dans le palais des Doges. A l'origine, il s'agit d'une Cène censée remplacer celle du Titien (détruite dans un incendie) commandée par les Dominicains de l'église Santi Giovanni e Paolo. Anachronique et profane, on y voit le dernier repas du Christ dans une fête où des buveurs, des nains, des noirs et des animaux se côtoient… Véronèse fut accusé d'impiété par l'Inquisition et sommé de se justifier devant le tribunal du Saint Office en 1573. Il refusa de changer le chien par une Sainte Marie Madeleine et eut cette réplique magnifique. "Nous autres peintres, nous prenons de ces licences que prennent les poètes et les fous". Le tableau est aujourd'hui tel quel".

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