Vous prendrez bien un peu plus de rouge ?
David Charlier
Vous prendrez bien un peu plus de rouge ?
Sous les éclairs bleutés des gyrophares, la Villa Carpentier, en périphérie de la Ville Rose, présentait une silhouette inhabituelle, remarqua Fred Marosky en passant le portail. L’immense maison en briques rouges du XVIIIème en imposait d’ordinaire. Il le savait pour avoir tant de fois rêvé de la visiter lorsqu’il passait devant tous les jours sur le trajet de l’école. Mais ce soir-là, l’agitation des policiers, révélatrice d’un drame, lui enlevait une part de ce charme séculaire. L’occasion était offerte à Marosky d’en découvrir l’intérieur, après tant d’années, mais il aurait souhaité que cela soit pour une autre raison qu’un meurtre sanglant.
Seul OPJ de permanence à avoir répondu à l’appel de Police-Secours (ou le seul à avoir une vie sociale suffisamment pauvre pour être disponible à toute heure), il était sorti de la léthargie dans laquelle l’avait plongé les programmes télé de la nuit pour prendre la route. Sur le trajet, il pensa à la victime, Robert Carpentier, issu d’une famille de notables locaux. Arsène, l’arrière-grand père, dirigeait d’une main de fer une fabrique de médicaments. Par hasard, en élaborant la recette d’un sirop destiné à combattre les coliques, il découvrit une nouvelle boisson, au goût incomparable. Il la vendit d’abord de manière confidentielle, sur la ville, avant d’abandonner totalement la pharmacie pour la produire exclusivement. Il la baptisa : La Carpite. Les ventes explosèrent et la famille s’enrichit rapidement. Robert était la quatrième génération à veiller sur les secrets de fabrication de leur boisson. On venait de retrouver son corps dans un des salons de la demeure familiale.
Marosky s’engagea sur les marches du perron, à la recherche du sous-officier qui avait demandé l’intervention d’un gradé. Il le trouva dans l’entrée, en grande conversation avec un agent.
— Bonsoir. Lieutenant Marosky. Le central vient de me prévenir.
— Bonsoir Lieutenant. Je suis le Brigadier-chef Dumesnil. Je demandai à mes gars de sécuriser la zone et de ne pas pourrir la scène de crime.
— Très bien. Dites-leur aussi de se poster près de la grille d’accès pour guider les autres véhicules et éloigner les badauds. Ça se passe où ?
— Par là, répondit le sous-officier en désignant une porte entrouverte. Nous n’avons touché à rien pour que vous puissiez faire les premières constatations. Vous allez voir, ce n’est pas banal.
Et en effet, le tableau sortait de l’ordinaire, comme la vie des Carpentier. Le corps se trouvait dans une bibliothèque d’inspiration Victorienne, farcie d’ouvrages anciens. Des trainées rougeâtres montraient que la victime s’était trainée sur le sol pour tenter de fuir. Une vilaine plaie à la tête. Près du cadavre, un tisonnier maculé de sang. Très simple de comprendre ce qui s’était passé : une arme improvisée dénichée sur place, un crime d’opportunité, à la suite d’une dispute ou d’un cambriolage. Ce qui ne cadrait pas dans le scénario était ces mots, « carton rouge », tracés en lettres de sang sur le mur par un Robert Carpentier agonisant.
Marosky se rendit compte qu’il avait oublié d’interroger Dumesnil.
— Que s’est-il passé au juste ?
— Un voisin a entendu des cris et a composé le 17. Lorsque nous sommes arrivés sur place, trop tard pour la victime, j’ai envoyé deux hommes fouiller la maison et les environs. Ils ont trouvé l’employé de maison de Carpentier caché dans le jardin, couvert de sang. On le garde au chaud dans une voiture pour l’emmener à l’Hôtel de Police. Pour moi, c’est plié : le type a pété les plombs et a tué son patron.
— Le suspect est encore là ?
— Oui, venez avec moi.
Ils retrouvèrent les voitures à l’extérieur. L’une d’elles était encadrée par deux gardiens de la paix. Un homme était assis sur la banquette arrière, les mains menottées dans le dos. A leur approche, l’un des flics ouvrit la portière sans un mot. Marosky jaugea le suspect : trente-cinq à quarante ans environ, un visage ovale qu’encadraient une barbe de trois jours et des cheveux bruns coiffés sans grande recherche, un nez déformé (probablement par un mauvais coup reçu un jour), des yeux sombres derrière lesquels se lisaient beaucoup de colère. Pas le genre de type rassurant pour un poste d’employé de maison. Mais Carpentier se moquait peut-être de l’apparence de son personnel.
— Bonsoir. Je suis le Lieutenant Marosky. Vous êtes ?
— Alexandre Sanchez. Je travaillais pour Carpentier.
— C’est vous qui êtes à l’origine de ce massacre ?
Une lueur mauvaise passa dans le regard de l’homme.
— Oui. Mais je ne voulais pas que cela finisse comme ça. Au départ, je voulais juste une augmentation et il s’est emballé. Il m’a reproché des trucs inventés, a commencé à me frapper et j’ai dû me défendre avec ce qui me tombait sous la main. Après, j’ai vu qu’il ne bougeait plus, j’ai pris peur et je suis sorti. Mais trop tard. Vos collègues étaient déjà sur place.
— Et ce « carton rouge », ça vous évoque quoi ?
— Rien de particulier, je ne sais pas pourquoi il a écrit ça.
— Ok. On verra tout ça au poste. Vous pouvez y aller, les gars. Dumesnil, venez avec moi.
Soucieux, il reprit le chemin de la bibliothèque pendant que la voiture démarrait. Le Brigadier-chef se tenait à ses côtés, dans l’attente d’instructions. Marosky décida de le faire réfléchir aussi.
— Vous en pensez quoi, vous, de ce carton ?
— Pas grand-chose. Un ultime pied de nez à son employé ? J’ai déjà fait un tour dans la maison, à la recherche de cartons rouges. J’en ai remarqué plusieurs, mais ils n’ont pas l’air de contenir quoi que ce soit d’intéressant.
— Portez-les au labo tout de même. À l’article de la mort, j’ai du mal à croire que Carpentier nous adresse un message sans aucun sens. Ce doit être important pour lui.
L’arrivée du légiste mit fin à leur réflexion. Le laissant œuvrer près du cadavre, Marosky entreprit de visiter la maison. De la cave bourrée à craquer de bons vins, en passant par la chambre de Carpentier et la cuisine, jusqu’au grenier : pas de carton rouge susceptible d’éveiller l’intérêt. Trois heures plus tard, Marosky quittait les lieux amèrement.
La semaine suivante, il n’était pas plus avancé sur la signification du message. Entendu par un collègue, Sanchez avait avoué avoir frappé Carpentier. Le procureur avait retenu l’homicide involontaire et l’avait placé en mandat de dépôt. Le Lieutenant avait insisté auprès de sa hiérarchie pour poursuivre l’enquête. Ce qu’on lui avait accordé en rechignant, de guerre lasse. La pression des salariés de Carpentier, inquiets pour leur avenir, y était peut-être aussi pour quelque chose. Pour tous, l’inscription ne pouvait être que le produit du délire d’un homme en train de mourir.
Depuis, Marosky avait retourné la maison de fond en comble, sans rien trouver de plus. Le notaire de la victime avait épaissi le mystère en déclarant qu’aucun testament n’était déposé dans son étude. Sans héritiers directs connus, les biens de Carpentier seraient vite l’enjeu d’une bataille rangée entre prétendants plus ou moins légitimes. En attendant le rapport d’autopsie, il avait demandé que l’on explore le passé de Sanchez, à la recherche d’une autre explication que le coup de colère. Le labo avait examiné minutieusement les cartons, jusqu’à en décoller les couches qui les constituaient. En vain.
Depuis deux jours, Marosky se repassait en boucle la dernière vidéo sur laquelle apparaissait Carpentier. Un repas avec des proches, où il riait à chaque apparition, allant jusqu’à s’abandonner à un show d’imitation après plusieurs verres. De fait, Carpentier se montrait sous des atours à mille lieux de l’archétype du chef d’entreprise engoncé dans un costume de droiture et de rigueur. Épicurien, il aimait s’entourer d’amis pour des soirées arrosées. Peut-être pour lutter contre la solitude. On ne lui connaissait aucune relation intime suivie. En laissant les images imprégner sa rétine, Marosky tentait d’imaginer ce qu’avait été la vie de Carpentier. Ces moments volés sur bandes numériques, dans le cercle intime, lui parlaient plus sûrement que les rares fois où il l’avait aperçu près de sa maison, lorsqu’il était adolescent. Il remit la vidéo au début et la regarda avec attention pour la centième fois, comme si Carpentier allait changer le cours de l’enregistrement.
Ce qui fut en quelque sorte le cas, à un moment du repas où il prononça une phrase anodine, mais qui pouvait expliquer pas mal de choses. Le cœur de Marosky s’emballa. Il repassa l’enregistrement sur le passage qui l’avait interpellé. La musique était assourdie, presque en sourdine, des convives beuglaient derrière, mais il n’y avait pas de doute.
— Comment j’ai pu passer à côté ?! cria Marosky en prenant sa veste pour sortir de l’Hôtel de Police.
Il fonça à la Villa pour vérifier son intuition. L’endroit était redevenu calme, avec des scellés sur les accès pour seules traces du drame qui s’était joué. Il les brisa, ouvrit la porte et descendit directement à la cave, là où il avait repéré d’énormes quantités de vin. Il fouina sans trop savoir par où commencer et tomba en arrêt devant une niche dans laquelle les bouteilles semblaient plus vieilles. Les yeux de Marosky se posèrent sur une caisse poussiéreuse. Il fit sauter le couvercle. Une douzaine de bouteilles, qu’il aligna en rang. Rien au fond. Il soupira d’abattement. Pourtant, tout concordait. Il prit une bouteille et la présenta à la lumière crue d’une ampoule. Et un sourire illumina son visage.
La salle d’interrogatoire était glacée. Sur sa chaise, Sanchez conservait son regard dédaigneux, pendant que Marosky s’installait.
— Comment Robert Carpentier vous a recruté ? attaqua-t-il.
— Bof… Il avait entendu parler de moi, parait-il. Pourquoi ?
— Vous étiez mécano, répondit Marosky sans relever. Pourquoi Carpentier, qui recherchait un employé de maison, aurait-il remué ciel et terre pour vous embaucher, vous ? Vous ne vous êtes jamais posé la question ?
Haussement d’épaules.
— Bon. On y reviendra… Sachez que nous avons épluché vos appels téléphoniques et vos e-mails. Nous avons retrouvé la trace de cet industriel pour lequel vous deviez voler la recette de la Carpite. Il a avoué vous avoir versé un acompte de 15000 euros en liquide. Autant vous prévenir que le procureur revoie déjà sa copie et abandonne l’homicide involontaire. Votre plan était stupide. Nous vous aurions retrouvé de toute manière. Et cette recette, alors ?
La rage déformait les traits de Sanchez.
— Jamais trouvée, éructa-t-il. Le vieux l’avait bien planquée. Au moins, elle est perdue pour tout le monde.
— Non, nous l’avons.
— Co… Comment ? J’ai fouillé partout…
— Le « carton rouge », Sanchez ! Ou plutôt devrais-je dire : le carton DE rouge. Plus jeune, Carpentier a vécu plusieurs années en zone rurale, dont il a adopté les usages. On le voit clairement demander aux serveurs sur sa dernière vidéo d’ouvrir un autre carton de rouge. Incroyable le temps que j’ai mis à faire le lien. Et dans sa cave, écrite au dos des étiquettes d’une série de bouteilles de son année de naissance, j’ai trouvé son testament, avec la fameuse recette. Vous avez perdu, Sanchez.
— Allez-vous faire voir !
— Chut ! Le meilleur est pour la fin… Vous avez grandi avec votre mère en Bourgogne, si j’ai bien lu votre dossier. Vous ne savez pas qui est votre père.
— Et alors ?
— Je vous ai dit où Carpentier était parti pendant sa jeunesse ? Près de Chalon-sur-Saône. Lisez ça…
Marosky ouvrit son dossier et lui donna une série de feuillets sur lesquels la photocopie des étiquettes permettait de découvrir les dernières volontés de Robert Carpentier.
« Cher lecteur sagace,
Sache que tu tiens entre les mains l’objet de la convoitise de mes adversaires. Plusieurs m’ont harcelé pour leur céder ce secret de famille, mais j’ai toujours su résister.
Pour savoir à qui léguer la Carpite qui fit notre fortune, il faut d’abord que j’explique que j’ai un fils inconnu de tous, Alexandre. Je veille sur sa mère, un amour contrarié de jeunesse, depuis ma tour d’ivoire. J’espère de tout cœur qu’il sera un homme dont je pourrai être fier… »
Il reste "par miracle", c'est déjà pas mal... ;-)
· Il y a environ 12 ans ·David Charlier
Avec un grand plaisir David !
· Il y a environ 12 ans ·Je l'espère bien pour le livre :)
Le si est à bannir, un livre sortira, j'en suis convaincu.
chris-mo
Pas bête, ça... Je vais y réfléchir. C'était pour un concours à la base. Avec thème imposé. Merci à toi pour cet avis enthousiaste. ;-)
· Il y a environ 12 ans ·Si par miracle je sors un jour un bouquin rien qu'à moi, je te préviens direct.
David Charlier
Imprégné sur le champs ! J'espère découvrir ton ou tes livres un jour ! Je ne peux que te parler de mon feeling car le technique me boude. Lu facilement, intrigué, rapide, je vois bien ce bout d'histoire en version longue, genre 300 pages he he he!
· Il y a environ 12 ans ·chris-mo