Voyage intérieur, Uçhisar

Anne Malbosc

Comment j'ai appris à ouvrir mes ailes (et comment j'ai enfin réussi à copier mon texte et valider ma nouvelle....)

25 ans que je n'étais pas partie en vacances. Quelques galères, les enfants qui grandissent, manque de temps et d'argent, petit taureau les sabots plantés dans ma terre de Haute Loire, je n'avais pas eu l'esprit aux voyages. Et puis, voilà, je pars avec ma soeur. Uçhisar via Istanbul, ces noms sonnent doux à mes oreilles évoquant des images de bazar, des couleurs, des parfums, des contes de mille et une nuits, des épices, des femmes toutes voiles dehors, des hommes à moustache, des derviches tourneurs, des poteries, des mosquées magnifiques. Nous avons prévu une balade en montgolfière à la fin de notre séjour. Je m'imagine flottant dans mon ballon, aussi légère qu'une plume, tout glisse, facile, j'ai le soleil dans les yeux et puis d'un coup, catastrophe, je panique, j'étouffe, une vague d'angoisse me submerge, le rêve se brise. Depuis longtemps, ces crises d'angoisse me plombent et me pourrissent la vie. Elles rythment mon quotidien. Entre autres, j'ai le vertige. Chaque jour, je dois franchir un petit pont pour aller au travail, je retiens ma respiration avant de m'engager et pousse un grand soupir quand je suis passée de l'autre côté. Alors, la montgolfière ce serait merveilleux mais j'ai peur, j'ai peur, j'ai peur. J'ai bientôt cinquante ans. Ma soeur m'offre un cadeau surprenant, une séance d'hypnose par téléphone pour pouvoir monter dans cette foutue montgolfière. Elle a écrit "bon pour pouvoir s'envoyer en l'air". J'ai tout essayé, le yoga, la PNL, la kinesiothérapie. Je suis perplexe. Par téléphone? Et pourquoi pas? Je conviens d'un rendez vous téléphonique avec Madame D. Elle a une belle voix. Elle me dit que pour les peurs profondes, les phobies, en principe une séance ne suffit pas mais on peut essayer. Je suis excitée et inquiète. Et si elle m'endort, là toute seule dans ma ferme au milieu de nulle part, et si je ne me réveillais pas, et si, et si... Me voici confortablement installée dans un relax au milieu de ma cuisine, une couverture sous le menton. Les enfants sont dehors, une copine reste dans les parages au cas où. On a scotché le téléphone sur le mur à hauteur de mon visage pour que je puisse converser avec Madame D. Le téléphone sonne, Madame D entre dans le vif du sujet. Nous commençons par la relaxation, puis j'entamerai le décompte de à zero et vous serez plongée en hypnose profonde. Vous monterez dans la montgolfière et je reviendrai vers vous. Je me laisse guider par la voix, mes bras sont lourds, mes jambes sont lourdes, mes paupières sont lourdes. Trois, deux, un, zero. Une clochette tinte. Je me sens parfaitement détendue, pas du tout envie de bouger, bien au chaud sous ma couverture. J'entends le cheval hennir dans le pré. Je vais donc devoir monter dans cette montgolfière mais comment? personne pour m'aider. Je vais utiliser le tabouret de la cuisine. j'enjambe le bord du panier péniblement et me laisse tomber au fond peu élégamment comme un sac de patates. Bon, et maintenant, je fais quoi? Le temps passe. Je ne bouge plus tétanisée. Soudain la voix de Madame D à travers le téléphone. Sophie, j'imagine que vous etes bien installée, que vous profitez du paysage? silence Sophie? silence Sophie que faites vous? D'une toute petite voix, je me décide à lui répondre. Je suis au fond du panier et je joue de l'accordéon. Madame D hausse le ton. Ah mais non, ça ne va pas du tout. Vous allez poser cet accordéon, vous lever et regarder par dessus la rambarde. Allez y. Que voyez vous? Je regarde à travers les mailles en osier du panier. Je vois les champs dessous, des taches de couleur vertes et brunes, la cloture, les vaches du voisin, la camionnette du facteur. Puis je mets le nez au bord du panier. J'oublie mes jambes qui flageolent, la neige au dehors, Madame D et je laisse les paysages défiler. Je suis bien tout simplement, il ne fait ni chaud, ni froid. Je passe au dessus des montagnes. la cloche sonne. Madame D me souhaite bon voyage. Uchisar, nous arrivons à la nuit. Sous les étoiles, le village domine la plaine sur son éperon rocheux. Le vol est réservé pour demain. Mehmet nous accueille dans sa jolie pension. Nous mangeons des baklavas avec délices et léchons consciencieusement nos doigts collés de miel avant de rejoindre notre chambre troglodyte. Le ciel est avec nous, les étoiles brillent au dessus du minaret et de la vallée des pigeons. L'appel à la prière résonne, l'air est frais, je respire à pleins poumons. A 4h du matin, la camionnette vient nous chercher, puis tout se passe comme dans un rêve. Nous survolons la vallée rose, la vallée verte, la vallée de l'amour. Nous dansons au milieu des cheminées de fées. Je profite de la moindre seconde, des premiers rayons du soleil et de la caresse du vent. Mon ballon flotte, monte et descend, frôle les pigeonniers et les rochers. Le soufle rauque du gaz rythme ce voyage fantastique. Autour de nous, le ballet magique d'une centaine de ballons multicolores. J'ouvre grand mes yeux et mes ailes.

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