Wrong Stars.
Marc E.
Stars est née avec une recette de cuisine. Une simple recette de cuisine : le jambalaya aux épices marinées de teriyaki. Le teriyaki avait remplacé un ingrédient oublié depuis que le Commodore Perry en apporta du Japon quelques décennies auparavant. Bien que Stars ne visita jamais la Louisiane, son destin fut étrangement lié à ce plat typique du sud des États-Unis, d'une façon aussi étrange qu'anodine. Le rapport peut paraître abstrait mais Stars se mit très tôt à définir l'existence comme un concept fait de mystères ; les ingrédients qui la composent, mélangés avec précision et hasard, peuvent donner de bien curieux effets. Ainsi, les péripéties de Stars au cours de sa vie ont été liées à l'évolution de la recette du fameux plat ; l'effet qu'il produisait sur le comportement de ses proches, - elle savait le cuisiner et appréciait de le partager, - à son insu, jouait indéniablement sur les choix qui s'imposèrent à elle au fil de l'eau ; à travers ses relations avec l'homme et la nature, ses joies et ses amours, ses craintes et ses doutes, ses passions et ses rancœurs. Tantôt pimenté, tantôt exotique, tantôt coloré, le caractère de la jeune fille refléta parfaitement l'éventail de saveurs offertes par le jambalaya, et les préparations furent si nombreuses et si complexes que nul ne sut jamais vraiment quelle fut la recette initiale. Même les créoles ne s'en souvenaient plus et ne l'avaient probablement jamais tout à fait sue, même si quelques vantards se plaisaient à revendiquer leurs lignées comme les authentiques créatrices. D'ailleurs, tout le monde s'en fichait.
L'histoire de Stars fut pour le moins atypique, bien qu'un vieux jazz pourrait l'illustrer, — tout comme les romans de gare qu'elle adorait lire, — le plateau de ses actions fut composé de la récolte des émotions qu'elle avait semées. Ainsi, dans les années 20, un ambassadeur ibère d'une quelconque association la croisa à l'occasion d'une soirée populaire alors qu'elle servait quelques plats dans un restaurant d'avant-garde ; il l'appela Paella...Elle, quoique spontanée, lui aurait fait part de son projet de cultiver les grandes plaines pour étendre de larges bandes de rizières. Elle lui avait dit que de toute façon, en Louisiane, ils avaient les pieds dans l'eau et la tête au soleil. L'endimanché rit aux éclats et paradoxalement, faillit s'étouffer avec un haricot vert qui s'était égaré dans le jambalaya que Stars avait préparé aux convives, — bien sûr avec amour. L'anecdote passée, il convient de revenir sur les origines de Stars, de commencer par le commencement.
Stars a été conçue lors d'un crépuscule, par une nuit d'amour relatif, à la frontière du Nevada et de l'Ohio. Deux étranges contrées aussi disparates que proches ; l'une étalée d'étendues, l'autre d'encre ancrée. L'idée de Stars naquit au bord d'un champ, sous un soleil estival qui avait peint et rejoint deux êtres de sexe opposé. La paille distillait son bouquet chaud et mimait l'évanescence des éclats de plaisir printaniers de ses parents. La saison était fleurie et la fin du XIXème siècle apportait son renouveau. La femme était obsessionnelle, particulièrement « du bien faire » comme elle disait. Elle avait une gestuelle de dentelle, – pour une paysane bourrue –, qui avait surtout plu au garçon qui n'avait de toute façon connu que la campagne. Elle vécut une vie de détails ; compulsive et honnête, elle vécut. L'impair de cette aventure lui fit prendre grand soin de son enfant. D'ailleurs, elle ne la fit naître que 15 ans plus tard, forte d'une gestation millimétrée quoique controversée, et bien entendue très commentée. Autant de retard aurait pu s'expliquer par la quantité pharaonique de jambalaya dont elle se nourrissait, mais faute de preuves concrètes, les commérages s'évanouirent, et les secrets de cette fable fantasque restèrent tapis dans le sol aride du Nevada et de l'Ohio. L'Amérique, loin à l'Est, voyait les brumes d'Ellis Island découpées par ses heureux enfants. Loin à l'Ouest, les pelles d'or se changeaient en pellicules et parfois, inversement. Des cris montaient des montagnes, et les lézardes des canyons semblaient scintiller du bruit des pionniers.
À la naissance de Stars, deux cowboys moururent à la frontière du Mexique. Tous deux tombèrent sur un puits de pétrole et nivelèrent la Terre en abattant une futaie de sequoias. Ils se noyèrent dans leur argent, dit-on, en clamant leur lien de parenté avec Al Swearengen. C'est que les histoires allaient bon train lorsqu'elles empruntaient les déserts ondulés du Central Pacific. Sa mère fut dans tous ses états ! Non par l'annonce de la mort des deux pauvres malheureux car le journal était rare à la ferme, et ces incidents encore peu relatés en 1903, mais bien du premier cri de sa fille. Le père avait passé sa journée à refaire l'étanchéité de la toiture de la ferme, - pour s'occuper comme il disait, - et la mère fut tellement occupée à se remettre de quinze longues années de grossesse qu'elle laissa les vautours finir le jambalaya qu'elle avait préparé pour le dîner. Et ce fut bien la première et la dernière fois que de si drôles d'oiseaux, aux yeux diaphanes, la narguaient avec leur manteaux macfarlanes. Cela dit, ils s'étaient régalés.
Les vapeurs de l'industrie bercèrent son enfance, avec le soleil rouge de Denver, et les tornades régulières qui passaient la tondeuse sur les frêles bourgades éparses du Texas à l'Illinois.
À ses dix ans, le jour de son anniversaire, Stars s'était retrouvée avec ses parents pour aller pêcher. Un pêcheur du nom de Tom Shean se fit dévorer par un alligator, et l'on trouva la dépouille à la sortie d'un de ces égouts des petits faubourgs de Floride, constituant ainsi dans la sordidité, une légende urbaine solide. La presse locale avait nommé non sans humour, l'alligator « Jambalaya », Stars crut que l'accident était de sa faute. Elle avait vu l'alligator filer dans la rivière, se faufiler dans une nuée de roseaux et de macettes. Elle aurait dû lui proposer un peu du pique-nique, se dit-elle mais la coïncidence du menu la ceintura de culpabilité.
Pendant la Première Guerre mondiale, son père fut appelé vers l'Europe qu'il avait toujours eue envie de voir ; à tel point qu'il y resta. On raconta à Stars qu'il s'était transformé en statue que les Français vénéraient non-loin d'une plage de Normandie. Elle ne comprit que très tard, lors d'un trip hippie, que les époques ne correspondaient pas et ne sut jamais comment sa tendre enfance avait pu être salie avec un mensonge échappé du temps. Dans sa dernière lettre, reçue bien des mois après le sinistre événement, il raconta que ce qui lui avait manqué le plus, après les sourires respectifs de sa femme et de sa fille, était le bon vieux plat de la maison. Une tâche de plus sur le tableau de sa vie, Stars voulut être cuisinière et redorer le blason de la recette, redorer le nom à l'image des morceaux de poulets qui le composait. C'est ainsi que la recette évolua.
Un après-midi de l'été 1934, le soleil de Wall Street combattait la poussière et le vent, et ce n'était pas pour réchauffer les cœurs. Le chômage était à la mode et Stars le rencontra sous la forme d'une de ses supportrices. D'origine irlandaise, Adleen Nowerson passait son temps à embrasser le front de l'un ou l'autre de ses enfants. Ses parents avaient immigré à New-York quand la ville n'était qu'un port dont la société évoluait comme les remous de l'océan. Des haillons raccommodés témoignaient de son expérience dans le textile. Elle regardait le ciel comme on ne regarde rien. Le soir venu, elle échangeait l'azur contre le fond d'un verre. Les speakeasies improvisés dominaient les sous-sols des quartiers irlandais. Quand Stars y entra, elle se sentit privilégiée. L'air y était pur comme un cendrier et les discussions intellectuelles la firent se sentir spéciale. Elle y était belle, loin de sa campagne abrupte, cachée entre les tours des lieux les plus civilisés du monde. Pourtant, aucun ne semblait se préoccuper du fait que l'alcool était redevenu légal l'année précédente. Tout n'était finalement qu'une histoire d'apparence. Peu avant le suicide d'Adleen Nowerson, Stars lui avait parlé de sa fameuse recette agrémenté d'un nouvel ingrédient secret ; elle lui avait promis une assiette. Faute de chance, Stars abandonna le secret et, à sa place, elle connut pour la deuxième fois de sa vie le goût des larmes. Il était cette fois plus salé.
La meilleure amie de Stars était française. Marguerite, tout comme Stars, était née dans des circonstances étranges. Elle disait qu'elle était née toute habillée. Vêtue d'une robe noire courte et d'un pantalon, elle se disait à la pointe de la mode depuis l'état embryonnaire. L'histoire s'était répandue comme une traînée de publicité et elle voguait, dans une certaine admiration tout à fait hypocrite, dans les hautes sphères des rejetés. Dans une itération des États-Unis autre que celle que nous connaissons, Internet l'avait faite connaître en même temps que les camps de concentration ; elle s'y éteignit dans un lagon de remords. Elle était un visage parmi tant de noms n'étant plus.
Fort heureusement, dans son monde, elle demeura cette Française à l'accent dur que les Américains venaient adoucir à coups de baisers fougueux. Depuis, Stars assaisonnait son jambalaya de thym et d'herbes de Provence.
Elle eut alors 64 ans, mais sa physionomie trompait tout le monde. On n'y voyait que la candeur et la virginité : le visage d'une jeune fille de 19 ans, tout au plus trahi par des yeux murmurant la force d'une femme dans la fragilité d'une pupille. Elle traversa les années pop, folklore intempestif et kaléidoscopique d'une jeunesse déchirée entre musique et passion florale, emprunte de la fraîcheur de son corps et de la vieillesse de ses sentiments. Son jambalaya alimenta la quête de pensée lointaine, de portes et de déserts inexplorés, les arcs-en-ciel oniriques des rêves qui n'étaient déjà plus les siens d'une génération qui n'était plus la sienne.
Et les années passèrent. Sa formule traversa les époques, les atmosphères électriques, synthétiques, elle avait nourri les plus petits comme les plus grands, et Stars ne changeait pas. Elle laissait immaculé son sourire, un brin triste, un brin songeur. Autour d'elle, les gens passaient, mourraient quelquefois ; elle savait pourtant qu'elle n'était pas immortelle. Elle leur servait avec le sourire de ses vingt ans son plat, dans un mouvement perpétuel, enrichi un peu plus chaque jour du poids de ses connaissances. Des aventures des vieux explorateurs qu'elle eut connus aux chimères numériques, elle continua à faire la seule chose qu'elle avait faite toute sa vie.
Aujourd'hui encore, âgés de 111 années, ses traits n'avaient fait que mûrir ; ils parlaient de la vie mais jamais du temps. Devant une coiffeuse d'une autre époque, dont la couronne d'ampoules blanches plastifiait la pièce d'une lumière épaisse et opaque, Stars se regarda, elle et ses autres. L'image d'un passé qu'elle ne connaissait pas l'interpella. Une image de parchemin, d'un regard brûlé qui n'était pas le sien.
Les reflets sur la glace froide de son visage se figèrent un instant. Stars prit un morceau de coton qu'elle humidifia légèrement. Puis, d'un pinceau d'eau, les applications lestes de ses mains légères épongèrent la transparente crème sur son visage. Les commotions d'années de soin disparurent par vagues en effleurant ce qui semblait être des grains de riz, ses années de détails. La joie, que son plat avait procuré depuis tant d'années, avait fui les macabres gouffres lacérant son visage. Elle fut l'image d'une émotion, le mirage d'une fable, une vapeur sans saveur.
La couche était épaisse, agglomérée sur une peau âgée. Elle n'était plus que la recette d'une vie sans âge, la recette du maquillage.