Les castors paient les peaux cassées

Pierre François Thomas

Cette nouvelle traite des causes d'un conflit majeur (vraiment?) de l'Histoire de l'Amérique avant les Etats-Unis. Bien que certains faits soient réels, ceci est une oeuvre de fiction.

Un soleil timide se levait sur le campement. Les tipis commençaient à s'ouvrir et laisser passer de grands guerriers tatoués. Tout doucement, les activités de la veille reprenaient et le village bruissait de ses occupations familières. Dans le tipi du Chaman-Aigle, pourtant, il y avait ce jour-là un invité spécial. Ce dernier était un Mohawk, mangeur-d'homme, de la tribu des Iroquois. Or la guerre trouvait toujours un moyen d'éclater entre les Hurons et les Iroquois. Cette fois, il a fallu que les castors s'en mêlent.


Ce jour là donc, le Mohawk était dans un tipi Huron, dénué de toute attitude belliqueuse ; en effet il ne cherchait pas la guerre mais des réponses. Même en temps de guerre, les deux tribus se retrouvaient pour fêter pendant l'hiver la saison des castors. A cette occasion, les guerriers Mohawks en profitaient pour faire interpréter leurs rêves aux Chamans Hurons.


Ce Mohawk avait passé une nuit agitée, peuplée de rêves étranges et violents (même pour un Indien). Il s'était pourtant couché comme tous les soirs, avec la satisfaction d'avoir terminé un autre jour vivant et en bonne santé. Il occupait une place de choix dans sa tribu, quelque chose qu'on appellerait aujourd'hui député-adjoint au chef ou, en Indien, Grand Influent à la Parole Dorée. Il était fameux orateur, proche de tous, éminent guerrier et très bon conseiller. Autrement dit, il était Sachem. C'est pourquoi ses dires étaient toujours pris en compte et tout le monde le respectait.

La veille de cet épouvantable cauchemar, il s'était rendu à un important Conseil de Guerre, qui traitait justement de l'avancée des conflits contre les Hurons. Etaient présents la crème de la crème, la hache de la guerre, les crêtes des Iroquoises et les Indes des Indiens. Il a été reporté lors de ce meeting d'Indiens d'Amérique qu'un certain Kondiarok, chef Huron particulièrement charismatique et malin avait fait une alliance marchande avec les Français quant au commerce des peaux de castors.

Au cours des longs discours où ils avaient surtout fumé, fumé et fumé, ils s'étaient d'abord mis en condition pour pouvoir recevoir ouvertement l'information dans leurs esprits : nettoyage des oreilles et prise en charge des fesses par des tapis colorés qui tels des oiseaux migrateurs évoquaient la liberté de la parole qui allait s'exprimer au dessus d'eux.

Mais je m'égare. Dès qu'il était question de castors les Mohawks entraient dans une excitation qui n'était pas causée, elle, par le calumet. En effet les castors étaient pour les Iroquois à cette époque, c'est-à-dire dans les débuts de ce 17ème siècle américain, ce que les Burger Kings sont aux lycéens français : un Eden proche, mais non encore réalisé. Et de fait, le marché colonial nord-américain étant principalement dominé par la vente-échange de fourrures, celle du castor équivalant à une fourrure Yves-Saint-Laurent parmi des contrefaçons de bisons, renards et autres Pumas, vous comprendrez l'importance qu'avait une tribu d'être le premier consommateur et exportateur de fourrures de castors. Seulement cette obsession atteignit rapidement ses limites : en effet les Iroquois chassaient le castor comme nous chassions la croissance; et comme la croissance en France, le castor finit par déserter complètement le territoire iroquois. ll fallut donc aller en chercher ailleurs : le rêve de la GAI P.R.I.D.E était né : la Grande Amérique Iroquoise Pour le Rassemblement Inter-tribus Des Echimyidae (c'est la famille des castors).


Le conseil statua donc sur la disparition de cet animal de leurs terres bien-aimées qu'il faudrait malheureusement délaisser pour envahir amicalement les espaces voisins si bien habités de gras et multiples castors - la Suisse Huronne, là où l'impôt sur le castor n'était pas encore trop élevé. A ce moment là notre Mohawk du début de l'histoire intervint pour poser la question philosophique que tout le monde redoutait : “Le castor est-il à ce point l'absolu de notre époque pour que nous soyons prêts à renoncer au soleil de notre terre, aux étoiles de nos forêts et à la fougue de nos étalons sauvages ? Mes frères sachem, pourquoi ne pas se tourner vers un autre animal, attendons les conseils de la Bisonne Blanche!”

Ce à quoi un autre député adjoint au chef répondit “Mon ami, les paroles mielleuses de l'homme blanc t'ont étourdi, le castor est la réponse la plus sensée à la dégradation de nos forêts dont tu parles. C'est pourquoi nous devons les quitter, le castor ne représente que le moyen de ce nouveau développement durable qui s'ouvre devant nous. Quant à nos étalons, ils n'ont pas de fourrure à vendre, et pour la prospérité de notre tribu, pour que les Iroquois restent et assoient plus encore leur position de leaders du monde libre, nous devons nous étendre sur les territoires Neutres, Pétuns et surtout Hurons. Par ailleurs ces derniers commencent à se convertir aux pratiques bizarres des étrangers, ils ne croient plus en la Bisonne Blanche ou dans les esprits de la nature ! Nous devons les ramener dans le droit chemin. Mes frères, n'oublions pas notre devise : surgir comme un renard, se battre comme un lynx, s'envoler comme un faucon.”  (Bien sûr les Mohawks ne s'exprimaient pas ainsi, pour commencer ils parlaient le mohawk et n'employaient pas d'expressions telles que “leaders du monde libre”)


C'est ainsi que le conseil de guerre resta sourd aux réticences de notre Sachem et décida qu'il valait mieux suivre la ligne traditionnelle de la tribu : la guerre. Alors Sahale - c'était bien là le prénom de notre protagoniste, dont la signification “au-dessus” reflétait bien les considérations qui étaient les siennes par rapport à celles de ses congénères - partit rejoindre son tipi, pas très serein mais tout de même avec l'assurance d'avoir fait son devoir en faisant entendre ses doutes. ll mit en ordre ses quelques affaires et s'endormit en pensant aux célébrations hivernales du lendemain qui réuniraient Hurons et Mohawks, ce qui lui permettrait de connaître l'état d'esprit des Hurons quant à un conflit possible entre les deux tribus. Cependant son inconscient en avait décidé autrement cette nuit-là : il peupla ses rêves de manière inhabituelle et lui donna des images tourmentées.


Dans une vallée inexplorée (comme quoi il y a un nouveau monde pour chacun), Sahale se trouvait accompagné de ses frères Mohawks, ils étaient en chasse, probablement de castors. Ils avaient voyagé tout un jour et toute une nuit jusqu'aux confins des territoires Iroquois pour trouver les derniers castors encore vivants. Les chasseurs étaient silencieux, ils parcourraient la vallée boisée sans avoir besoin de communiquer par la parole, ils se comprenaient parfaitement tout en regards et en signes. Ils avaient repéré les traces de l'animal autour d'un mince cours d'eau. Ils se tenaient aux aguets, les muscles tendus dans l'espoir de tomber à chaque détour sur l'animal tant convoité.

Ils l'entendirent avant de le voir. Il n'était pas seul. On entendait le battement de leurs queues sur le bois et l'eau, qui emplissait le silence alentour. Ils étaient toute une famille, ils grouillaient ! C'était comme l'eldorado des castors. Les chasseurs Mohawks restaient abasourdis de tant d'opulence. Ils s'étaient approchés sans plus vraiment faire attention au bruit qu'ils faisaient. Mais les castors ne réagissaient pas, ils continuaient à construire leur habitat sans se soucier un tant soit peu de la présence de ceux qui voulaient leur peau. Les chasseurs venaient d'entrer dans un monde à part, où le temps et les actes semblaient suspendus, où l'homme et l'animal n'étaient plus en conflit.  A cet instant, où les chasseurs s'étaient figés pour observer, presque en admiration, le vivre ensemble du castor, la façon qu'ils avaient de travailler sans empiéter les uns sur les autres, dans cette harmonie incroyable, le bruit de la guerre les rattrapa et des flèches venues de nulle part commencèrent à toucher les animaux qui n'y comprenaient rien et n'eurent pas le temps de fuir. Sahale et quelques compagnons eurent vite fait de se retourner, décocher des flèches et se mettre à l'abri. Ils furent malheureusement rattrapés par une horde de guerriers plus haineux les uns que les autres. Leurs visages étaient figés dans des expressions d'horreur à faire pâlir un macchabée, leurs torses nus dégoulinaient de sang - probablement pas le leur- et Sahale se rappela au réveil s'être demandé avec dégoût si la même expression s'imprimait sur son visage lorsqu'il faisait la guerre à ses ennemis. Tout de suite après il reçut un premier coup de hache dans l'épaule, ce qui lui fit perdre l'équilibre. Il sentit qu'on attrapait ses cheveux par derrière et presque immédiatement son front se décolla au contact tranchant d'un couteau soigneusement aiguisé. Tandis qu'autour de lui tout devenait rouge, il perçut indistinctement sa peau se faire trouer à divers endroits, il ne savait même plus s'il était la cible d'hommes ou d'acier. La sensation de la mort n'était pas douce, il ne s'agissait pas de s'envoler vers un au-delà merveilleux. Pour Sahale, ça n'avait été que douleur, conscience exacerbée d'une douleur tailladante, la sensation plus que réelle de sentir la vie couler hors de son corps. A la seconde où il a vu, de ses yeux mourants, le dernier filament d'énergie quitter son corps moribond, un néant s'était installé qui l'avait presque immédiatement sorti de son sommeil.  

Suant et haletant, Sahale revint à lui brutalement. Il mit une bonne dizaine de minutes à réaliser qu'il était vivant. Peu rassuré il se leva et se prépara pour les cérémonies du jour.

Il partit avec sa tribu vers la fin de matinée; il avait été décidé que les fêtes hivernales se feraient en terrain neutre cette année. Les Hurons arrivèrent à peu près en même temps, et chacun commença à installer son tipi et faire des feux pour préparer les festivités du soir. Les guerriers se reconnaissaient entre eux, heureux de célébrer ensemble la culture commune des deux peuples, surtout visible au premier abord par leurs hautes coiffures colorées qui ont inspiré tant de footballeurs par la suite. Les Hurons et les Mohawks s'apprêtaient à danser ensemble autour des feux et pratiquer les rituels qui honorent la nature, assurant les hommes d'une année prospère et riche en castors. Des sujets plus politiques et guerriers seraient abordés le lendemain.


Sahale, pour sa part, conservait une grande anxiété que la réalité du jour n'avait toujours pas dissipée depuis sa nuit agitée. Il était méfiant et ne parlait pas. Ses compères s'interrogeaient de plus en plus et sous le feu de leurs questions il finit par leur raconter son rêve étrange. Ils furent tous autant effrayés que lui, les Indiens prenaient leurs rêves très au sérieux en ce qu'ils étaient toujours annonciateurs de quelque chose, et assurément celui de Sahale n'annonçait pas de bonnes choses. L'un des Sachem lui conseilla d'aller trouver le Chaman Huron, spécialisé dans les aigles apparemment, qui avait grande renommée en ce qui concernait l'interprétation des rêves. N'arrivant pas à secouer son malaise, Sahale se rendit au tipi du Chaman aigle.


Devant son tipi, deux grands feux brûlaient, comme pour prévenir l'étranger qu'il allait entrer dans une zone dangereuse. Se dégageant momentanément de ses superstitions, il entra d'un pas décidé dans la tente. Le Chaman-aigle était assis là, le regard droit et fixe sur l'entrée, semblant attendre celui qui franchirait le seuil.

“Chaman-Aigle, je suis Sahale des Mohawks. Que les étoiles brillent longtemps sur toi et ta famille. Je viens à toi à la suite d'un rêve que je ne saurais interpréter seul et qui menace de me plonger dans l'incertitude pour le reste de mes lunes.  A mes oreilles sont parvenues les rumeurs que les rêves avaient moins de secrets pour toi que le réel.”

“Tu as bien entendu, Mohawk. Dis moi ce rêve qui te dérange tant alors, mais sois averti : l'arbre qui croit ne plus pousser, pousse encore, et la feuille qui se nourrit de lui le sait bien.”

Sahale s'éxecuta docilement. A mesure que le récit se déroulait, le Chaman perdait sa tranquillité et entrait en transe. Ses yeux brillaient d'une rougeur inquiétante, et sa bouche écumait. Sahale, au contraire, reprenait confiance, s'allégeant du poids de ce présage funeste. Dans un soupir de soulagement, Sahale ferma les yeux en finissant son histoire. Le Chaman saisit une lance dont il transperça lestement le Mohawk. Pour lui il n'y avait aucun doute. Il devait tuer l'indien, le rêve le lui commandait. Il n'existait de frontières entre le rêve et la réalité que le sommeil, mais le rêve est un message, sinon à son rêveur, à celui qui est capable de l'entendre - Freud aurait peut-être averti notre naïf Mohawk. Le Chaman, en répondant aux instances supérieures qui lui avaient commandé de tuer Sahale, avait ouvert le véritable contentieux entre Hurons et Mohawks : la chasse aux castors.


La nouvelle de la mort de Sahale mit peu de temps à se répandre dans le campement. Le jour commençait à décliner lentement et le ciel était encore pourpré de rayons tardifs. Les Mohawks ne pouvaient laisser passer un tel affront : la mort de l'un des leurs était une insulte suprême. Ils mirent donc un terme aux festivités en rentrant chez eux préparer une guerre dont l'ampleur ne cesserait de grandir. Les Français se rangèrent du côté des Hurons, car après tout ils étaient alliés dans le commerce des castors, tandis que les Anglais vinrent prêter main forte aux Iroquois afin de prendre le monopole du commerce des peaux- ou bien était-ce pour chasser les Français de ce nouveau monde ?

En revanche l'Histoire ne mentionne pas si la mort de Sahale est la cause véritable de la guerre ou bien si les castors y ont un petit rôle eux aussi. Mais chez les castors la société n'est pas idyllique non plus, il leur arrive également de se manger entre eux parfois.

  • C'est plein d'humour, j'ai ri surtout à la GAI PRIDE! bonne chance pour le concours!

    · Il y a presque 10 ans ·
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    jasy-santo

    • j'ai oublié de dire que c'était complètement barré! du coup voilà j'aime bien barré!

      · Il y a presque 10 ans ·
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      jasy-santo

    • Merci beaucoup jasy-santo, j'ai par ailleurs beaucoup aimé ta nouvelle, surtout le style au début, très cinématographique, j'ai été transporté dans un western ! Et nous avons les Indiens en commun ^^

      · Il y a plus de 9 ans ·
      Default user

      Pierre François Thomas

    • oui en effet! merci d'être passé et bonne continuation!:)

      · Il y a plus de 9 ans ·
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      jasy-santo

  • Très intéressante et subtile cette nouvelle de concours. Le titre est très bien choisi et donne vraiment envie de lire. Bonne continuation!

    · Il y a presque 10 ans ·
    Img 1518

    divina-bonitas

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