«Bienvenue chez les fous». C’est avec ces mots simples que Florian (les noms ont été changés) m’accueille à l’entrée du village de La Peyregade, en cette matinée ensoleillée mais fraîche du mois de mars. Florian est chargé de m’escorter au sein de cette congrégation wysiwyg de cent-cinquante âmes, dans ce village abandonné juché à mille mètres dans les montagnes escarpées de l’Ariège. «C’est un ancien village cathare, que nous avons racheté, et que nous rénovons petit à petit». Les cathares, ces membres d’une secte manichéenne du moyen-âge, étaient pourchassés par l’Inquisition, ce qui les poussait à s’établir sur ce genre de corniches isolées du monde -et de leurs persécuteurs. L’analogie fait-elle sens pour Florian ? Il en rit doucement. «Non, nous ne sommes pas les nouveaux cathares, même s’il y a quelques points communs...». Il me précède dans la lumière crue du printemps montagnard. Je me surprends à le dévisager en douce dès que j’en ai l’occasion. Florian, mon premier interlocuteur «organique» depuis plus de huit ans, n’est ni horriblement grand, ni ridiculement petit, ni terriblement beau, ni affreusement laid : voici donc battues en brèche deux des rumeurs les plus solidement établies au sujet des wysiwyg (acronyme pour l’anglais what you see is what you get, allusion ironique au surnom de l’interface utilisateur révolutionnaire qui a lancé la carrière de Jobs), ces congrégations pirates qui se sont multipliées depuis deux ou trois ans, et qui se fondent sur le refus systématique d’utiliser le iMe, l’invention qui a pourtant révolutionné le monde voilà dix ans. Notre monde, mais pas -plus- le leur.
À La Peyregade, c’est une journée comme les autres, rythmée par un travail incessant et des échanges courtois mais mesurés. Certains cimentent, terrassent, remblaient, maçonnent, tandis que d’autres préparent à manger, s’occupent des enfants, ou assurent la subsistance de la communauté grâce au télétravail. À première vue, rien d’extraordinaire chez ces gens qu’on présente tantôt comme des résistants avant-gardistes, tantôt comme les membres d’une secte rétrograde et pernicieuse adepte de la souffrance, de la violence et de la ségrégation. La plupart sont même assez normaux, selon les critères mêmes de nos apparences neuro-numériques : on est loin de la foire aux monstres ou du club réservé aux beaux-organiques-donc-véritables qu’évoquent certains médias. Marie, trente-deux ans et un fils de cinq ans accroché à elle comme à une bouée de sauvetage, d’une corpulence assumée devenue, c’est vrai, rare chez les chipés (c’est ainsi que les unplugged désignent les membres de la Communauté des Utilisateurs), a accepté de recevoir et de se confier. Plus que son apparence, c’est sa voix qui frappe : elle ne ressemble à aucune de celles qu’on a l’habitude d’entendre. Elle explique : «j’ai la voix nasillarde, ça ne se fait pas trop pour les avatars, et en plus j’ai l’accent des Ardennes, ça aussi, ça a plus ou moins disparu.» Je réalise que ma voix n’est pas enrouée, comme je le pense depuis mon arrivée à La Peyregade, enrouement que j’attribuais à l’altitude et à la fraîcheur, mais que j’entends de nouveau ma propre voix, ma voix d’origine, rauque et un peu agressive, désagréable. Avant d’arriver dans le village, je m’inquiétais surtout des réactions quant à mon physique. Que verraient-ils, tous ces débranchés, en me regardant ? J’ai beau chercher dans mes souvenirs d’adolescence, je ne me rappelle plus guère les traits de mon visage organique, en tout cas pas avec précision. Et près de huit ans ont passés. Quand à mon corps, je préfère ne pas y penser, tellement stress professionnel et amour de la bonne chère se conjuguent pour me pousser à ne pas me priver... Je me garde bien de me palper pour vérifier mon volume, et me félicite de ce qui étonne d’emblée chez ces mormons des temps modernes : l’absence totale de miroirs. Et même de la moindre surface réfléchissante (vitres, inox, etc.) dont on ne réalise pas à quel point notre environnement quotidien est saturé. Il n’y a pas non plus d’appareil équipés d’une caméra -j’ai même dû confier mon téléphone à Florian pour la durée de mon séjour. «Si tu tiens absolument à te voir, je peux te dessiner, propose-t-il. Sinon, tu as deux solutions : ton reflet dans le Touyre, qui passe à quelques dizaines de mètres en contrebas, ou dans les pupilles de quelqu’un. Mais en général, ce reflet-là est réservé à une certaine intimité», ajoute mon guide avec malice. «Nous ne refusons pas la technologie, tente plus tard de me convaincre Abou, solide quinquagénaire grisonnant roulant les «r» d’une voix de stentor. Nous l’acceptons, en tant qu’outil, tout comme vous : c’est simplement la définition de ce qu’est un outil qui nous différencie». Pourquoi alors vivre isolés du monde, dans cette vallée inaccessible ? «Ce n’est pas vraiment de notre fait, m’explique Abou. Les premiers tel-quels (il préfère cette dénomination à wysiwig ou débranché) vivaient au milieu des chipés. Le problème, c’est que l’appareil est conçu comme un tout et n’est pas modifiable : on ne peut pas garder son apparence organique au yeux des autres, et bénéficier de leur apparence neuro-numérique... Du coup, on est vite mis à l’écart, la plupart des gens n’ayant pas envie qu’on les voit, disons, organiquement... Forcément, il est plus naturel de vivre au sein d’une communauté au sein de laquelle règne la réciprocité...» Je lui fais remarquer que le monde nouveau imaginé par Jobs repose, précisément, sur cette réciprocité qui fait respecter la liberté de l’autre, la première étant bien entendu de choisir sans contrainte comment les autres nous voient, nous entendent, nous sentent et nous touchent, dans un échange mutuel généralisé de ce bon procédé : personne ne peut nier que cet hédonisme narcissique n’ait débouché sur la réalité mondiale la plus proche du bonheur et de la paix qu’on puisse envisager, grâce à la révolution iMe. Les débranchés ne nient d’ailleurs pas son efficacité. «Tout succès est-il pour autant un progrès ? Et tout progrès est-il obligatoire ?» s’interroge naïvement Abou. Il m’assure que la plupart d’entre eux n’ont aucune croyance religieuse. «Nous ne croyons ni en Dieu, ni en Jobs, précise-t-il en riant. Nous ne sommes pas sectaires».
Il a pourtant fallu montrer patte blanche pour avoir accès à ces révoltés du Bounty des temps modernes. Pas moins de deux mois d’approches lentes, pas moins de onze entretiens avec huit personnes différentes ont été nécessaires pour que me soit accordée la possibilité de rencontrer les habitants de La Peyregade. «Les gens ici n’aiment pas qu’on les considère comme des bêtes curieuses. Ils pensent qu’ils ne font rien d’extraordinaire, et qu’il n’y a par conséquent rien à en dire», explique posément Florian. Lui-même fait partie des pionniers, parmi les premiers à s’être «débranché», dès 2017. S’il reste évasif sur ses motivations, son choix l’a définitivement éloigné de sa compagne et de ses proches. «Je voulais que mon fils ait le choix, mais je ne peux plus le voir». Pudique, il n’en dira pas plus. Marie avoue pour sa part un parcours classique. Ses premières expériences de «débranche», c’est avec Said, son compagnon d’alors, qu’elle les a menées. «Au début, c’était un jeu, un peu dangereux, qu’on faisait pour se faire un peu peur. Comme on était fous amoureux, et qu’on lisait tout le temps de la poésie ancienne, on se disait qu’on ne risquait rien, qu’on s’aimerait quoi qu’on découvre, peut-être encore plus... Et, en même temps, on était excités par la peur que ce soit l’inverse qui se produise, de voir une sorte de monstre en face de soi, de l’obésité, de la difformité... Bien sûr, il n’y a rien eu de tout ça. Mais le rewiring de l'iMe a été très difficile. On avait le sentiment d’une sorte de barrière entre nous, alors que ça n’avait jamais été le cas depuis le début de notre relation. Et puis lorsque les neurochips sont apparues, directement greffées sur le cortex cérébral, celle que vous possédez certainement (je lui confirme que c’est évidemment le cas) et qu’il est donc devenu techniquement impossible de switcher, on a tous les deux fait une énorme dépression, et on a finit par se séparer. Je suis entrée en contact avec Sonia, une ancienne copine de fac, dont j’avais entendu dire qu’elle était devenue unplugged. Elle vivait dans une communauté wysiwyg et ça se passait bien. C’est grâce à elle que j’ai eu la possibilité de me retrouver ici, et après ça et avec l’aide de la congrégation, j’ai pu réaliser l’intervention chirurgicale pour ôter ma neuropuce». Car c’est là une des difficultés à adopter ce mode de vie marginal : si l’acquisition et la pose de l’iMe n’est pas très onéreuse (par exemple en France, à peine plus de trente mois du salaire minimum pour les modèles d’entrée de gamme, soit le prix d’une automobile neuve, avec un système de crédit pouvant échelonner le prix sur trente ans, ce qui explique un taux d’équipement estimé à 99,7% en décembre 2023), son extraction est bien plus compliquée et coûteuse, et rares sont les chirurgiens à la pratiquer -du moins ouvertement.
L’iMask -c’est comme ça que les unplugged aiment appeler l’iMe- a pourtant changé radicalement la face du monde, abolissant en quelques mois un système social fondé sur une apparence organique arbitraire, et amenant l’exclusion, le rejet et la violence. Tous ce qui avait trait à la présentation de soi en fut définitivement bouleversé : les conflits entre apparence et personnalité, les troubles liés au genre, le vieillissement... Plus de racisme, plus de vieillesse, disparition des névroses, du viol, des liftings, des guerres ethniques... en somme ce fut un tarissement de la quasi intégralité de la violence, physique comme symbolique. Depuis son adoption généralisée par les peuples du monde entier (hormis les pauvres bougres soumis à des totalitarismes d’un autre âge), lors de ces mois glorieux qui ont suivi son lancement en janvier 2014, ce sont des milliers d’années de souffrance qui ont disparues miraculeusement. Qui se rend compte aujourd’hui du malheur d’être gros quand on se rêvait mince, maigre quand on se fantasmait pulpeuse, de la gêne à se dénuder sur la plage ou lors des relations sexuelles, des roux victimes de quolibets sur leur odeur et des accidentés défigurés, du désespoir de ceux qui ne pouvaient pas bronzer ou de ceux qui voulaient avoir la peau plus blanche, des suicides de personnes mal dans leur peau ou martyrisées par l’acné, du vieillissement inexorable avec les rides (les gens dépensaient des fortunes en crèmes plutôt peu efficaces) et les cheveux devenant blancs ou disparaissant carrément, les chairs en voie d’affaissement ou de durcissement, sans oublier la misère sexuelle des personnes atteintes de laideur et de complexes, engendrant crimes odieux, prostitution dégradante et pornographie incessante et avilissante. D’ailleurs, lors du lancement mondial du iMe, si quelques modèles d’avatars étaient proposés dans l’appareil, rien n’obligeait l’utilisateur à privilégier les critères de beauté physiologique objective (taille élevée, minceur, peau lisse, symétrie générale, jeunesse). On pouvait tout à fait choisir d’être petit, vieux, gros, aux traits irréguliers et anarchiques. C’est même devenu comme un rite de passage pour de nombreux adolescents, qui se font les plus laids possibles par désir de provoquer ou d’essayer... ce n’est évidemment qu’un jeu qui ne dure pas, accepté momentanément par toute la Communauté des Utilisateurs. Bien sûr, il y a une tendance indéniable à un certain conformisme, à une uniformité parfois navrante dans les partis pris esthétiques. On relève finalement peu de créativité dans le choix des avatars, et nombreux sont ceux qui préfèrent s’acquitter des droits pour utiliser l’apparence d’une célébrité, actuelle ou passée, qu’une création de leur cru. Mais, après tout, comment leur reprocher ? Ce choix ne leur appartient-il pas, en toute liberté ? Bien sûr, Abou a raison lorsqu’il rappelle que l’humour, aussi, a presque disparu, faute d’utilité. Mais c’est parce que le monde n’a jamais été aussi heureux. A quelques exceptions près. Car le phénomène wysiwyg serait en pleine expansion. Les chiffres sont rares, et compliqués à obtenir, mais on dénombrerait des centaines, peut-être des milliers de ces congrégations réfractaires en Amérique du Nord, tout comme en Europe. Des rumeurs font état de gigantesques communautés en Amérique du Sud, dans les Andes, certaines de l’ampleur de véritables états. Ces réalités, difficile à établir avec certitudes, inquiéteraient Jobs lui-même, depuis sa Cité Idéale de PaloAltOlympe.
Une fois quitté le village, je retrouve mon téléphone et mon apparence iMe avec soulagement -Jobs ! Ce que l’odeur organique d’autrui peut être difficile à supporter... Je me rappelle subitement à ce moment que c’est grâce à cela qu’a été façonné le monde d’aujourd’hui et de demain. En 1974, Il croyait dur comme fer que son régime ultravégétarien évitait la production de toute odeur corporelle : Il se passait donc de douches comme de déodorants. Les autres employés d’Atari ne le ressentirent pas de la même manière. La théorie de Jobs était fausse : Il puait. Quarante ans plus tard, grâce à l’ iMe, sa théorie était devenue juste. «Je vous offre la liberté. Je vous offre le bonheur universel. Je vous offre la paix dans le monde. Je vous offre vos désirs devenus réalité». C’est ainsi que débuta la fameuse conférence de lancement de l’iMe que tint Jobs en ce fameux 24 janvier 2014. Ce jour là, Jobs avait créé -pas modifié, créé- le monde. «Je veux que mes projets servent à faire le bonheur des autres», a-t-Il toujours répété comme un credo. Il a rendu plus de gens heureux qu’il ne l’envisageait lui-même, c’est vrai. Mais pourquoi ne peut-il rendre heureux Florian, Marie, Abou et les autres habitants de La Peyregade ? «Les cathares se nommaient eux-mêmes les parfaits, conclut modestement Florian. Nous, nous sommes plutôt ceux qui ont choisi d’accepter de ne l’être point».
«Bienvenue chez les fous». C’est avec ces mots simples que Florian (les noms ont été changés) m’accueille à l’entrée du village de La Peyregade, en cette matinée ensoleillée mais fraîche du mois de mars. Florian est chargé de m’escorter au sein de cette congrégation wysiwyg de cent-cinquante âmes, dans ce village abandonné juché à mille mètres dans les montagnes escarpées de l’Ariège. «C’est un ancien village cathare, que nous avons racheté, et que nous rénovons petit à petit». Les cathares, ces membres d’une secte manichéenne du moyen-âge, étaient pourchassés par l’Inquisition, ce qui les poussait à s’établir sur ce genre de corniches isolées du monde -et de leurs persécuteurs. L’analogie fait-elle sens pour Florian ? Il en rit doucement. «Non, nous ne sommes pas les nouveaux cathares, même s’il y a quelques points communs...». Il me précède dans la lumière crue du printemps montagnard. Je me surprends à le dévisager en douce dès que j’en ai l’occasion. Florian, mon premier interlocuteur «organique» depuis plus de huit ans, n’est ni horriblement grand, ni ridiculement petit, ni terriblement beau, ni affreusement laid : voici donc battues en brèche deux des rumeurs les plus solidement établies au sujet des wysiwyg (acronyme pour l’anglais what you see is what you get, allusion ironique au surnom de l’interface utilisateur révolutionnaire qui a lancé la carrière de Jobs), ces congrégations pirates qui se sont multipliées depuis deux ou trois ans, et qui se fondent sur le refus systématique d’utiliser le iMe, l’invention qui a pourtant révolutionné le monde voilà dix ans. Notre monde, mais pas -plus- le leur.
· Il y a plus de 10 ans ·À La Peyregade, c’est une journée comme les autres, rythmée par un travail incessant et des échanges courtois mais mesurés. Certains cimentent, terrassent, remblaient, maçonnent, tandis que d’autres préparent à manger, s’occupent des enfants, ou assurent la subsistance de la communauté grâce au télétravail. À première vue, rien d’extraordinaire chez ces gens qu’on présente tantôt comme des résistants avant-gardistes, tantôt comme les membres d’une secte rétrograde et pernicieuse adepte de la souffrance, de la violence et de la ségrégation. La plupart sont même assez normaux, selon les critères mêmes de nos apparences neuro-numériques : on est loin de la foire aux monstres ou du club réservé aux beaux-organiques-donc-véritables qu’évoquent certains médias. Marie, trente-deux ans et un fils de cinq ans accroché à elle comme à une bouée de sauvetage, d’une corpulence assumée devenue, c’est vrai, rare chez les chipés (c’est ainsi que les unplugged désignent les membres de la Communauté des Utilisateurs), a accepté de recevoir et de se confier. Plus que son apparence, c’est sa voix qui frappe : elle ne ressemble à aucune de celles qu’on a l’habitude d’entendre. Elle explique : «j’ai la voix nasillarde, ça ne se fait pas trop pour les avatars, et en plus j’ai l’accent des Ardennes, ça aussi, ça a plus ou moins disparu.» Je réalise que ma voix n’est pas enrouée, comme je le pense depuis mon arrivée à La Peyregade, enrouement que j’attribuais à l’altitude et à la fraîcheur, mais que j’entends de nouveau ma propre voix, ma voix d’origine, rauque et un peu agressive, désagréable. Avant d’arriver dans le village, je m’inquiétais surtout des réactions quant à mon physique. Que verraient-ils, tous ces débranchés, en me regardant ? J’ai beau chercher dans mes souvenirs d’adolescence, je ne me rappelle plus guère les traits de mon visage organique, en tout cas pas avec précision. Et près de huit ans ont passés. Quand à mon corps, je préfère ne pas y penser, tellement stress professionnel et amour de la bonne chère se conjuguent pour me pousser à ne pas me priver... Je me garde bien de me palper pour vérifier mon volume, et me félicite de ce qui étonne d’emblée chez ces mormons des temps modernes : l’absence totale de miroirs. Et même de la moindre surface réfléchissante (vitres, inox, etc.) dont on ne réalise pas à quel point notre environnement quotidien est saturé. Il n’y a pas non plus d’appareil équipés d’une caméra -j’ai même dû confier mon téléphone à Florian pour la durée de mon séjour. «Si tu tiens absolument à te voir, je peux te dessiner, propose-t-il. Sinon, tu as deux solutions : ton reflet dans le Touyre, qui passe à quelques dizaines de mètres en contrebas, ou dans les pupilles de quelqu’un. Mais en général, ce reflet-là est réservé à une certaine intimité», ajoute mon guide avec malice. «Nous ne refusons pas la technologie, tente plus tard de me convaincre Abou, solide quinquagénaire grisonnant roulant les «r» d’une voix de stentor. Nous l’acceptons, en tant qu’outil, tout comme vous : c’est simplement la définition de ce qu’est un outil qui nous différencie». Pourquoi alors vivre isolés du monde, dans cette vallée inaccessible ? «Ce n’est pas vraiment de notre fait, m’explique Abou. Les premiers tel-quels (il préfère cette dénomination à wysiwig ou débranché) vivaient au milieu des chipés. Le problème, c’est que l’appareil est conçu comme un tout et n’est pas modifiable : on ne peut pas garder son apparence organique au yeux des autres, et bénéficier de leur apparence neuro-numérique... Du coup, on est vite mis à l’écart, la plupart des gens n’ayant pas envie qu’on les voit, disons, organiquement... Forcément, il est plus naturel de vivre au sein d’une communauté au sein de laquelle règne la réciprocité...» Je lui fais remarquer que le monde nouveau imaginé par Jobs repose, précisément, sur cette réciprocité qui fait respecter la liberté de l’autre, la première étant bien entendu de choisir sans contrainte comment les autres nous voient, nous entendent, nous sentent et nous touchent, dans un échange mutuel généralisé de ce bon procédé : personne ne peut nier que cet hédonisme narcissique n’ait débouché sur la réalité mondiale la plus proche du bonheur et de la paix qu’on puisse envisager, grâce à la révolution iMe. Les débranchés ne nient d’ailleurs pas son efficacité. «Tout succès est-il pour autant un progrès ? Et tout progrès est-il obligatoire ?» s’interroge naïvement Abou. Il m’assure que la plupart d’entre eux n’ont aucune croyance religieuse. «Nous ne croyons ni en Dieu, ni en Jobs, précise-t-il en riant. Nous ne sommes pas sectaires».
Il a pourtant fallu montrer patte blanche pour avoir accès à ces révoltés du Bounty des temps modernes. Pas moins de deux mois d’approches lentes, pas moins de onze entretiens avec huit personnes différentes ont été nécessaires pour que me soit accordée la possibilité de rencontrer les habitants de La Peyregade. «Les gens ici n’aiment pas qu’on les considère comme des bêtes curieuses. Ils pensent qu’ils ne font rien d’extraordinaire, et qu’il n’y a par conséquent rien à en dire», explique posément Florian. Lui-même fait partie des pionniers, parmi les premiers à s’être «débranché», dès 2017. S’il reste évasif sur ses motivations, son choix l’a définitivement éloigné de sa compagne et de ses proches. «Je voulais que mon fils ait le choix, mais je ne peux plus le voir». Pudique, il n’en dira pas plus. Marie avoue pour sa part un parcours classique. Ses premières expériences de «débranche», c’est avec Said, son compagnon d’alors, qu’elle les a menées. «Au début, c’était un jeu, un peu dangereux, qu’on faisait pour se faire un peu peur. Comme on était fous amoureux, et qu’on lisait tout le temps de la poésie ancienne, on se disait qu’on ne risquait rien, qu’on s’aimerait quoi qu’on découvre, peut-être encore plus... Et, en même temps, on était excités par la peur que ce soit l’inverse qui se produise, de voir une sorte de monstre en face de soi, de l’obésité, de la difformité... Bien sûr, il n’y a rien eu de tout ça. Mais le rewiring de l'iMe a été très difficile. On avait le sentiment d’une sorte de barrière entre nous, alors que ça n’avait jamais été le cas depuis le début de notre relation. Et puis lorsque les neurochips sont apparues, directement greffées sur le cortex cérébral, celle que vous possédez certainement (je lui confirme que c’est évidemment le cas) et qu’il est donc devenu techniquement impossible de switcher, on a tous les deux fait une énorme dépression, et on a finit par se séparer. Je suis entrée en contact avec Sonia, une ancienne copine de fac, dont j’avais entendu dire qu’elle était devenue unplugged. Elle vivait dans une communauté wysiwyg et ça se passait bien. C’est grâce à elle que j’ai eu la possibilité de me retrouver ici, et après ça et avec l’aide de la congrégation, j’ai pu réaliser l’intervention chirurgicale pour ôter ma neuropuce». Car c’est là une des difficultés à adopter ce mode de vie marginal : si l’acquisition et la pose de l’iMe n’est pas très onéreuse (par exemple en France, à peine plus de trente mois du salaire minimum pour les modèles d’entrée de gamme, soit le prix d’une automobile neuve, avec un système de crédit pouvant échelonner le prix sur trente ans, ce qui explique un taux d’équipement estimé à 99,7% en décembre 2023), son extraction est bien plus compliquée et coûteuse, et rares sont les chirurgiens à la pratiquer -du moins ouvertement.
L’iMask -c’est comme ça que les unplugged aiment appeler l’iMe- a pourtant changé radicalement la face du monde, abolissant en quelques mois un système social fondé sur une apparence organique arbitraire, et amenant l’exclusion, le rejet et la violence. Tous ce qui avait trait à la présentation de soi en fut définitivement bouleversé : les conflits entre apparence et personnalité, les troubles liés au genre, le vieillissement... Plus de racisme, plus de vieillesse, disparition des névroses, du viol, des liftings, des guerres ethniques... en somme ce fut un tarissement de la quasi intégralité de la violence, physique comme symbolique. Depuis son adoption généralisée par les peuples du monde entier (hormis les pauvres bougres soumis à des totalitarismes d’un autre âge), lors de ces mois glorieux qui ont suivi son lancement en janvier 2014, ce sont des milliers d’années de souffrance qui ont disparues miraculeusement. Qui se rend compte aujourd’hui du malheur d’être gros quand on se rêvait mince, maigre quand on se fantasmait pulpeuse, de la gêne à se dénuder sur la plage ou lors des relations sexuelles, des roux victimes de quolibets sur leur odeur et des accidentés défigurés, du désespoir de ceux qui ne pouvaient pas bronzer ou de ceux qui voulaient avoir la peau plus blanche, des suicides de personnes mal dans leur peau ou martyrisées par l’acné, du vieillissement inexorable avec les rides (les gens dépensaient des fortunes en crèmes plutôt peu efficaces) et les cheveux devenant blancs ou disparaissant carrément, les chairs en voie d’affaissement ou de durcissement, sans oublier la misère sexuelle des personnes atteintes de laideur et de complexes, engendrant crimes odieux, prostitution dégradante et pornographie incessante et avilissante. D’ailleurs, lors du lancement mondial du iMe, si quelques modèles d’avatars étaient proposés dans l’appareil, rien n’obligeait l’utilisateur à privilégier les critères de beauté physiologique objective (taille élevée, minceur, peau lisse, symétrie générale, jeunesse). On pouvait tout à fait choisir d’être petit, vieux, gros, aux traits irréguliers et anarchiques. C’est même devenu comme un rite de passage pour de nombreux adolescents, qui se font les plus laids possibles par désir de provoquer ou d’essayer... ce n’est évidemment qu’un jeu qui ne dure pas, accepté momentanément par toute la Communauté des Utilisateurs. Bien sûr, il y a une tendance indéniable à un certain conformisme, à une uniformité parfois navrante dans les partis pris esthétiques. On relève finalement peu de créativité dans le choix des avatars, et nombreux sont ceux qui préfèrent s’acquitter des droits pour utiliser l’apparence d’une célébrité, actuelle ou passée, qu’une création de leur cru. Mais, après tout, comment leur reprocher ? Ce choix ne leur appartient-il pas, en toute liberté ? Bien sûr, Abou a raison lorsqu’il rappelle que l’humour, aussi, a presque disparu, faute d’utilité. Mais c’est parce que le monde n’a jamais été aussi heureux. A quelques exceptions près. Car le phénomène wysiwyg serait en pleine expansion. Les chiffres sont rares, et compliqués à obtenir, mais on dénombrerait des centaines, peut-être des milliers de ces congrégations réfractaires en Amérique du Nord, tout comme en Europe. Des rumeurs font état de gigantesques communautés en Amérique du Sud, dans les Andes, certaines de l’ampleur de véritables états. Ces réalités, difficile à établir avec certitudes, inquiéteraient Jobs lui-même, depuis sa Cité Idéale de PaloAltOlympe.
Une fois quitté le village, je retrouve mon téléphone et mon apparence iMe avec soulagement -Jobs ! Ce que l’odeur organique d’autrui peut être difficile à supporter... Je me rappelle subitement à ce moment que c’est grâce à cela qu’a été façonné le monde d’aujourd’hui et de demain. En 1974, Il croyait dur comme fer que son régime ultravégétarien évitait la production de toute odeur corporelle : Il se passait donc de douches comme de déodorants. Les autres employés d’Atari ne le ressentirent pas de la même manière. La théorie de Jobs était fausse : Il puait. Quarante ans plus tard, grâce à l’ iMe, sa théorie était devenue juste. «Je vous offre la liberté. Je vous offre le bonheur universel. Je vous offre la paix dans le monde. Je vous offre vos désirs devenus réalité». C’est ainsi que débuta la fameuse conférence de lancement de l’iMe que tint Jobs en ce fameux 24 janvier 2014. Ce jour là, Jobs avait créé -pas modifié, créé- le monde. «Je veux que mes projets servent à faire le bonheur des autres», a-t-Il toujours répété comme un credo. Il a rendu plus de gens heureux qu’il ne l’envisageait lui-même, c’est vrai. Mais pourquoi ne peut-il rendre heureux Florian, Marie, Abou et les autres habitants de La Peyregade ? «Les cathares se nommaient eux-mêmes les parfaits, conclut modestement Florian. Nous, nous sommes plutôt ceux qui ont choisi d’accepter de ne l’être point».
jbsutin